Ce qu'Ironie fait des rêves — 1 (V2)

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 Contrairement à ce qu’Aris avait toujours imaginé, le plafond du monde n’était pas du tout plat.

 Il y avait bien des contreplateaux, parfois immenses, mais la plupart du Temps, ce qui gouvernait le Ciel évoquait plus un genre de carcasse d’animal rongée de partout. Un des exilés, Bornu, un Artes presque aussi jeune que lui, racontait que le plafond avait été creusé par des siècles de morsures du Vent et d’attaques du Vide, qui arrachait de larges portions de sa Mère depuis les profondeurs.

 Aris passait ses journées à observer l’aplomb. Il n’y avait que ça à faire sur cette barge bringuebalante, ballotée par le Vent.

 À cause du passeur qui faisait régner le silence, ils parlaient peu entre exilés. Il leur interdisait peut-être de se causer, mais pas de regarder, voire de se scruter les uns les autres. Chaque passager avait sa propre détresse dans le regard, ses propres regrets, ses propres fautes… Ils étaient tous très différents. Mais à force de les jauger, Aris avait senti qu’ils avaient tous quelque chose en commun. Outre la tristesse et la crainte commune, il y avait l’attente d’un nouveau départ et l’excitation de découvrir enfin les confins. C’est d’ailleurs ce que Rigal et Bornu avaient confirmé, les rares fois où le passeur dormait assez profondément pour les laisser échanger. C’était leur petit réconfort, ils devenaient arpenteurs. Des aventuriers, des héros qui défiaient les limites du monde. Ils ne verraient pas la Cité avant longTemps, mais feraient rêver le peuple, qui guetterait chaque jour les nouvelles de leurs avancées : un nouveau vestige, des merveilles inédites comme les palais astraux, et pourquoi pas une deuxième Cité suspendue ? Voire trouver le légendaire bout du monde…

 Pendant que le plafond défilait, avec ses creux, ses pleins, ses bizarreries, Aris mesurait à quel point il adorait parler, car en être privé était une vraie torture. Il avait juste envie de commenter tout ce qu’il voyait. Il y avait plein de choses étranges sur leur chemin. Des tubes gigantesques tombant de Terre, des gouffres qui semblaient remonter jusqu’aux entrailles de Terre, des vestiges de… il ne savait trop quoi, peut-être des subâtis ? En tout cas des choses vraiment incroyables. Qui n’intéressaient absolument pas le passeur, mais qui allumaient des petites lumières dans les yeux de Bornu comme dans les siens.

 Bornu. Aris n’attendait que de pouvoir mieux le connaître. Il lui rappelait un peu Bane, mais en moins inquiet. On voyait l’enthousiasme et la curiosité dans son regard. Il y avait aussi Chinet, qui leur avait lâché son nom à la dérobée. Un gars plus âgé et plus distant. Un Ter. C’était d’ailleurs très étonnant de retrouver un prêtre sur la barge des bannis. Aris avait imaginé que ces gens-là ne commentaient jamais de crimes, trop occupés à lécher les pieds des statues. Ça ne l’arrêtait pas, lui aussi, il crevait d’envie de le connaître.

 Rigal, avait l’air plus intrigant encore, vu son âge. Il devait avoir facilement dix alignements de plus. Impossible de dire le genre de tempérament qu’il avait, hormis qu’il avait l’air complément perdu.

 Mais celle qui l’intriguait le plus, c’était Sléa. Grands dieux, dans la belle lueur de l’œil du Temps se refermant, elle avait quelque chose de fascinant. Le silence exigé, elle se baignait dedans, comme dans cette lumière. Il l’avait assez vite reconnue, il s’agissait de la Vox qui était transpassée juste après lui. La fléautée. Peau blanche, cheveux de cendres, yeux fins. Mais ça n’avait rien de gênant. Au contraire, ses traits particuliers lui conféraient une aura hors du commun.

 Lorsqu’Aris pleurait en repensant à Pali, il se consolait en la regardant, elle. Il avait un peu l’impression d’être infidèle, mais en même Temps, pourquoi pas ? Il valait mieux essayer de l’oublier. La Cité était à des milliers de portées et Pali lui semblait plus loin encore. Il pouvait bien admirer Sléa devant la remontée du soleil.

 Un matin, Aris s’était enfin décidé à aller lui parler. Son maladroit « Tu te souviens de moi ? Le jour de la transpasse ? », ne l’avait pas fait fuir, elle s’était même tournée vers lui avec attention, en le fixant de ses grands yeux noirs comme la nuit. Et puis l’autre lourdaud l’a menacé de le jeter par-dessus bord et c’était fini.

 Ce fils du Vide qu’était le passeur, aussi impressionnant fût-il, n’était jamais qu’une vulgaire brute qui se croyait tout permis. Il avait un genre de statut mythique qu’ont certains citoyens. Le même genre que son père critiquait toujours, en disant qu’ils oubliaient leur humanité pour se la jouer « enfants des dieux ». Statut qui lui accordait, pensait-il, tous les droits sur sa barge, mais surtout, qui le protégeait. L’Aers se permettait de dormir sous leur nez, sans même se soucier qu’on ne le jette par-dessus bord pour rebrousser chemin. Non, il se savait protégé par sa caste et son statut de légendaire passeur des confins, énième du nom. Dans la famille Passeur, on l’était de père en fils, une sorte de micro-sous-caste — exclusivement masculine, pour mieux composer avec le Ciel et le Vide — un privilège, un statut, une consécration divine. Une connerie. S’il y avait bien un truc que son révolutionnaire de père, qui tombait dans l’éternité du Ciel en ce moment, avait su lui montrer, c’était la fausseté des castes et de ces rôles. Les seules qui y réchappaient étaient la Dicte et l’Acastale, qui, clairement, n’avaient rien d’humain, mais il n’y avaient qu’elles deux, les autres, partageaient le même sang, la même chair et, comme disait le vieux, chiaient tous dans le même Ciel.

 Seulement, Aris n’était pas son père, il n’avait pas le cœur à la révolte. Aris ne fit rien. Le passeur ne bascula jamais au Vide.

 Un beau matin, le camp des arpenteurs émergea hors de la brume.

 Mais il y avait un problème, il était tout petit, tout…

 Quoi ? C’était ça, le camp de base de la conquête du bout du monde ? Ce pauvre truc bancal et branlant, jonché de poussières et de débris ?

 Ils s’y arrimèrent, le passeur les envoya se faire voir durant le ravitaillement, les larguant sur l’embarcadère, sans un mot, comme s’ils étaient un vulgaire fret.

 Aris n’avait encore jamais à ce point ressenti la précarité de leur vie d’agrippés avant de poser le pied sur le ponton. Mais là, fini de rêver, Messagère venait de lever le voile sur la plus brutale des réalités : il se trouvait à plusieurs milliers de portées de le Cité, sur des plateformes branlantes, au milieu du néant. Et il allait tôt ou tard basculer au Ciel.

 Aucune aventure. Rien d’incroyable. Pas l’ombre de ces arpenteurs courageux bravant les limites du monde. Juste un contreplateau lugubre où s’accrochait un camp pathétique et des pauvres exilés fourbus, prêts à décrocher du plafond. Puis, en toile de fond, rien d’incroyable non plus : juste Terre et Ciel se regardant l’un l’autre. Aucune nouveauté, rien de spécial, juste un rab de désert en plus. Il n’y avait que le tracé des rails blancs traversant les pylônes pour donner un minimum de nuances aux décaissés et aux méchantes lames de roches qui écorchaient l’horizon. C’était la seule chose qui éveillait un tant soit peu l’esprit d’aventure.

— Ah, si vous pouviez voir vos gueules ! leur a lâché un arpenteur sorti de nulle part, en les accueillant sur le ponton. Tout le monde tire la même tronche en arrivant. Vous inquitez pas, après une bonne lune, vous y serez habitués. Juste le Temps d’intégrer que la Cité, elle est plus là pour soutenir vos belles miches et vous donner la confiance. Ici, on tombe au moindre pas de travers. Ici, on rêve pas, il n’y a que dalle ! Juste le Vide qui vous nargue en dessous, attendant de vous béqueter, et la vieille Terre qui s’ennuie presque autant que nous.

 Lui s’agrippait ici depuis plus de dix alignements — un vétéran, selon lui. Il peinait à garder son œil gauche ouvert, comme s’il y avait une poussière résistante qui y restait coincée. Ses cheveux gras coiffés sur le côté de son crâne dévoilaient des taches incongrues. Mais le plus bizarre était son sceau de caste, illisible, comme si on avait ajouté un glyphe par-dessus.

— La Cité… Elle te rend ignare, ricana-t-il en leur indiquant de le suivre. Tu vois pas, tu sens à peine les dieux inférieurs, cachés sous les ponts et les plateformes. Tu peux te promener, peinard, en oubliant l’éternité qui t’attend en bas. Tu vis, tranquille. Tu manges, tu rêves, tu pêches, tu pries sans jamais t’inquiéter du Vent, de l’état d’la roche, de la sûreté des ancrages. Facile. Dans la Cité, tu crèves pas à la moindre erreur !

 Le gars s’arrêta soudain en plein milieu d’une plateforme pour les inspecter, de haut en bas et sous toutes les coutures.

— Vous allez crever ici, vous savez, fit-il en crachant sur la corne brunie par la poussière. Tous. Il y a qu’Attraction qui décide que ce soit long ou rapide, ça dépendra de ce qu’elle pense de vous, mais ça change rien au fait qu’à un moment, elle vous lâchera, comme les merdes que vous êtes.

 Puis d’un coup, il est reparti, sans laisser planer de doute sur la nécessité de le suivre. Après avoir traversé une zone peuplée de poteaux de corne sans utilité apparente, ils arrivèrent dans le camp à proprement parler. Les regards des arpenteurs se détournèrent de leurs activités pour suivre leur progression. Leur guide fit halte sur une susplace dégagée qui se perdait au milieu d’un fatras de tentes, de coffres, de futs, matériels en tout genre disposés n’importe comment.

— Bon… Alors, vous en avez pour combien à tirer ? interrogea-t-il, en élevant la voix pour que tout le monde entende.

 Les arpenteurs proches s’éloignèrent de leur routine pour venir assister à la scène. Ils avaient au moins l’air aussi mal au point et usés par la vie que celui qui les questionnait et ils avaient aussi ce drôle de sceau sur le front. Aris se sentait scruté, inspecté, évalué. Pas question de répondre à ce type dans ces conditions. Il ne s’était même pas présenté. Si ça se trouve, il n’était personne. Rigal fit néanmoins un pas en avant.

— Je suis Rigal Bjol Artes, et je dois rester accroché trois alignements !

— T’ai pas demandé ton nom, mon grand ! trancha le vétéran. D’ailleurs j’t’ai pas donné l’mien non plus. Preuve qu’on s’en fout ici. Tout comme ta caste ! D’ailleurs on va en finir avec ça dans quelques instants. Mais d’abord j’aimerais entendre les autres !

 Aris se détourna de ce mauvais cirque Vox, il avait assez vu ce genre de petites humiliations entre jeunes de la Cité pour trouver ça intéressant. Il préférait observer l’activité du camp. Elle lui paraissait complètement anarchique. Impossible de comprendre qui faisait quoi et dans quel but. Il y avait des gens qui courraient à droite à gauche, frôlant — passant parfois même en dessous — de hamacs où d’autres dormaient profondément. Dans les tentes se tramaient des choses indiscernables. Sur une plateforme plus loin, des arpenteurs assis en cercle en écoutaient d’autres. Sur une autre, des personnes se préparaient, en se harnachant, en bas de cordages qui se perdaient dans les hauteurs, tandis qu’au plafond, des silhouettes progressaient sur des structures suspendues un peu comme l’Illum pendant la cérémonie du transpassage. C’est donc ça, les arpenteurs…

— Toi, là ! fit l’autre emmerdeur, en le désignant.

 Mieux valait régler ça vite.

— Cinq alignements, mentit Aris, sans rien ajouter.

— Mon cul ! fit le vétéran qui se pavanait comme un Aers. Toi, t’es un spécial ! On m’a parlé de toi, et je sais que t’es là pour un long moment !

 Le vieil arpenteur avait étiré le mot « long » jusqu’à faire rire toute l’assemblée, puis s’était tourné vers Slea.

— Et qui c’est, ta copine — l’autre rescapée ? C’est ça ?

 Slea s’avança, sans rien dire.

— Ah, t’es une contrefaite… hoqueta l’arpenteur, changeant soudain de ton. Bien, tu t’entendras avec les autres enfants du fléau, décida-t-il, avant de passer aux autres. Et vous deux ?

 Il désignait Bornu et Chinet. Ils s’avancèrent à leur tour.

— Trois alignements, fit le premier.

— Seize… déclara le second.

 Gros silence dans l’assemblée. Seize alignements ? Que pouvait-il avoir fait pour écoper d’une telle peine ? Une sentence pareille ne pouvait signifier qu’une seule chose : un meurtre, mais sans avoir assez de preuves pour entraîner une condamnation au Ciel. La noirceur qu’Aris avait surprise au fond de ses yeux prenait à présent tout son sens. Il s’agissait d’un tueur — un tueur de caste Ter, ce qui était impensable. Aris se promit intérieurement d’éviter soigneusement son contact.

— Je vois… fit leur guide, avec un demi-sourire. Bon ! Maintenant on va vous montrer vos couches. Altren, Gild, Fell et… mais… où-est Fell ?

— Ici ! Je suis là ! lança une grande femme en se débattant pour dépasser l’attroupement, l’air contrariée. Feraes, j’peux passer mon tour ? J’ai encore des préparatifs, et j’veux pas traîner.

— Toujours la première à gratter l’aplomb ! répondit le vétéran, avec un rictus. Tu te lèves tôt pour mourir…

— Clairement, tu te feras bouffer par le grand fond avant moi, fainéant, lui asséna Fell, en repartant.

 Le sourire de Feraes disparut sous son expression sournoise.

— Toi ! fit-il à l’adresse d’une femme à la peau burinée, presque brulée. Je sais plus ton nom — tu vas les accompagner avec Altren et Gild et… — toi, là, aussi, tu t’ajoutes ! — vous leur ferez le tour du propriétaire, leur montrerez les couches libres que vous trouverez. Ensuite vous les emmènerez chez l’capitaine !

 Les quatre s’inclinèrent et se postèrent devant chacun d’entre eux, hésitant à voir qui accompagner.

— Pas lui, fit Féréas en pointant Aris. Celui-là, j’me le garde. Les quatre autres, vous me les séparez. Personne sur la même plateforme, pigé ? On va tout de suite casser le petit groupe.

 Les arpenteurs s’inclinèrent à nouveau, puis tentèrent peu ou prou de déterminer qui accompagnerait qui, avant de finalement se lancer chacun dans une direction différente.

— Attendez ! reprit Feraes, en gueulant. J’oubliais !

 Il indiqua la barge du passeur, qui chargeait et déchargeait des futs et des caisses en tout genre.

— Lui, là. Gardez bien sa sale trogne en tête. Hormis le capitaine, c’est le seul casté ici. C’est pas un tendre. Ce gars-là, il fait que voyager. Il n’est ni de la Cité, ni des confins, il flotte entre les deux. La solitude, le silence et le désespoir, ce sont ses plumards. Il n’en a rien à foutre de toi, de moi, de tout le monde. Alors, écoutez-moi bien. S’il vous prend l’idée stupide d’essayer de vous échapper, vous planquer sur sa barge pour repartir, il le sentira, direct ! Croyez-moi, il y en a d’autres qui ont essayé et ils brillent sous vos pieds. Le passeur, il sent, il voit, il entend à plusieurs portées. Il est sa voile ! Et s’il vous y trouve, vous passerez plus aux Colonnes, pas de procès. Au Vide vous finirez ! C’est tout ! Bon ! Maintenant, cassez-vous !

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