Prologue
De l’eau suintait sur les murs de pierre noirs. Le cercle au sol était tracé à l’aide d’un liquide rouge et d’une poudre blanche. Cinq personnes encapuchonnées étaient placées autour. Ma mère, grande ombre noire derrière mon dos, me poussait à avancer.
Du haut de mes dix ans, je regardais ces géants inquiétants me toiser. Mon sang battait dans mes tempes, assourdissant mes pas sur les dalles glacées. La robe que je portais, échancrée dans le dos, ne me gardait que peu du froid. Ma gorge se nouait un peu plus à chaque pas. Seule la lumière des torches combattait vainement les ténèbres. Tout était noir dans cet endroit.
— S’il vous plait, suppliai-je ma mère d’une petite voix fluette, je ne veux pas y aller.
— Vous devez y aller, trancha cette dernière avec aplomb. Il en va de votre sécurité et de votre avenir.
Elle me fit avancer sans considération pour mes objections, puis me guida vers le cercle. Il brillait étrangement à la lueur des torches. Les cinq personnes ne remuèrent pas un cil pour m’aider à passer. Ma mère m’avait expliqué la procédure. Elle attendait de moi que je l’exécute à la perfection.
Je soulevais mes jupons légers pour passer sans abimer les tracés complexes qui se dessinaient sous mes pas. Une fois au centre, je m’assis au sol, trésaillant au contact de la pierre. Je plaçais ma robe autour de moi, puis me penchais. Je ne m’arrétais que quand mon front appuya sur le sol. L’odeur de moisi me donna la nausée.
Les personnes encapuchonnées commencèrent à psalmodier. Chacun leur tour, ils pénétrèrent le cercle pour dessiner quelque chose sur la peau nue de mon dos. Je ne bougeais pas, comme ma mère me l’avait conseillée. Elle m’avait dit d’attendre, de demeurer immobile, de m’oublier. Il ne fallait pas penser au chatouillement des pinceaux, ni aux odeurs. Aucune sensation. Je devais abandonner mon corps derrière moi et les mages devaient m’y aider. Ils allaient, m’a-t-on dit, m’entrainer jusqu’au “voile” et attirer une créature pour la lier à moi. Je sentais leurs doigts crasseux gratter mon esprit.
Je ne voulais pas être lié de force à un être, quel qu’il soit. Je n’avais que dix ans. Au lieu de laisser les adultes me guider, je m’extirpais de mon corps de moi-même. Je me fermais au monde matériel, mais je repoussais aussi les assauts des mages. Je coulais au fond de moi, tout en étant ailleurs. C’est alors que je le vis pour la première fois, chatoyant comme un arc en ciel gazeux. Le voile. J’aurais du attendre qu’on appelle un planaire pour me rejoindre, mais j’étais seule, je les avais repoussé et devancé ici. Je glissais mes doigts curieux dans le voile, et le traversai. J’ignorais combien de temps s’écoulait réellement, mais je restais longtemps, très longtemps, à observer ce paysage chatoyant. Rien n’y était réel. Tout n’était que couleur et sensations. Seules des silhouettes aux couleurs changeantes habitaient de l’autre côté. Je le déplaçais, pas avec mes jambes, mais avec mon esprit. Je percevais les éléments présents comme un maelstrom d’émotions floues.
Sauf que je n’étais pas seule. Des formes presques animales, de toute tailles apparaissaient et disparaissaient. C’est alors que je les sentis, les lacérations, telles des crocs et des griffes qui entaillaient ma chère, elles déchiraient mon âme. Je hurlai, me contorsionnant avec vigueur. Mais rien n’était réel ici. Mon corps n’existait pas, il n’était qu’une représentation de moi, un corps astral, sans aucune prise sur mes assaillants.
Malgré cette conscience aigue de mon impuissance, je n’allais pas abandonner sans lutter. Je criais comme une démente. Je savais que la force de l’esprit était la seule importante ici, alors je cessais de me démener afin de m’oublier à nouveau et d’invoquer une protection. J’ignorai comment faire, ou même si c’était possible, mais j’essayais quand même. Je déformai mon corps, simple illusion, pour m’étendre, projeter ma force psychique autour de moi en une barrière que je renforçais de ma volonté.
Quand les choses s’y heurtèrent, ma barrière me paru soudain réelle. C’est avec une immense satisfaction que je la transformer en arme. Sans relâcher ma vigilance, je hérissai ma bulle protectrice de pics acérés. Je crus distinguer des hurlements, des accoups, de nouveaux geignements, puis plus rien. C’est à ce moment que la créature grise apparut. Elle était immense et lumineuse par endroits. Impossible d’en discerner les contours, mais elle abatit sa puissance sur ma barrière. Je concentrer ma puissance mentale afin de la renforcer. Je sentais une sueur froide couler sur mon front. Le vrai? Ou était-ce encore une illusion? Je l’ignorais. Mais la peur, elle, était bien réelle.
Il se heurta à ma protection une fois, deux fois, trois fois… Elle vola en éclats argentés. La douleur fut si brulante que je hurlai. Le planaire s’abattit sur moi. Il allait me dévorer, je le savais. Je voyais les autres, dans son sillage. Je n’abandonnerai pas. J’imaginais des piques puissantes, puisant dans ma souffrance pour lui donner corps. Des sons semblables à des feulements résonnèrent, mais l’ombre blanche s’abattit malgré tout sur moi.
— Laisse-moi entrer, petite chose.
— Non! Jamais!
— Tu es forte, mais mes semblables vont te dévorer et il ne restera plus rien pour retourner dans ton corps.
— Et alors? Vous préférez vous régaler tout seul?
Un son indescriptible se fit entendre. Je mis quelques instants à réaliser que c’était un rire.
— Oui, et non.
Mes protections étaient tombées, pourtant, aucune créature ne me déchequetait.
— Qu’est-ce que vous voulez?
— Je veux me nourrir de toi. Mais pas maintenant. Tu n’es pas terminée, je le sens, et pourtant, ta force est grande. Laisse-moi me fondre en toi. Aucun de mes semblable ne pourra plus te faire de mal. Je te donnerai accès à la source, tu pourras passer le voile et t’y abreuver autant que tu le veux. Mais je veux un échange total. Je veux découvrir ton monde au travers de tes yeux, mais aussi par les miens. Je veux ta chair et ton âme. Je ne te tuerai pas, petite chose. Je t’ouvrirai les portes d’un nouveau monde et d’un nouveau toi, qui ne sera plus qu’un toi, mais un nous.
J’hésitais.
— Et si je refuse?
— Je te dévore sur place, petite chose. Tu as du potentiel. Je le veux.
— Pourquoi ne pas me laisser partir?
— Quel intérêt y aurai-je? T’es-tu donc perdue ici? N’es-tu pas venu passer un pacte? Je t’offre plus que tous les autres. Je t’offre un accès directe, sans attente, sans intermédiaire. Tu deviendras moi, et je deviendrai toi. Tu auras accès à la source plus vite et plus facilement que les autres.
— Pourquoi les autres en font-ils pas ça alors?
— Parce qu’ils sont trop prudents avec leurs barrières et leurs aides. Et parce qu’il faut une force mentale considérable. Sans oublier que c’est dangereux et douloureux. Chaque jour, si tu vas trop loin, je pourrai drainer toute ton énergie. C’est un échange équitable. Tu en prends trop, moi aussi. Mais ce doit être volontaire. Alors petite chose, que choisis-tu?
Avais-je le choix? J’étais partie sans aide, sans défense. Je hochai la tête. Il fondit sur moi et tout disparu. Seule restait la douleur, incroyablement réelle.
Je me redressais en hurlant. Les dessins dans mon dos avaient pris feu. Ma peau carbonisée tombait avec un bruit mou écoeurant. Les sillons creusés dans mon dos dégoulinaient de sang. J’entendit sa voix dans ma tête jubiler, puis je perdis connaissance.
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