La sale besogne

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Lorsqu’André sortit du petit immeuble délabré, la fraîcheur du matin le surprit. Il se reprit rapidement : il avait une mission à accomplir, et Loup ne pardonnerait pas la moindre erreur.

Alors que ses pas feutrés l’éloignaient de la rue Ramponneau, il se remémora ses instructions de la nuit précédente.

“Attaque-toi à quelqu’un de sa famille. Sa mère, son père, sa sœur, même une amie ! N’importe qui suffira. Elle saura qui en est l'auteur.”

Il frissonna légèrement et rabattit la visière de sa casquette sur son visage couturé de cicatrices. Les rues s'animaient au fur et à mesure qu’il approchait de l’usine de conserverie des Lilas, la destination de sa prochaine victime.

William M’baku.

Pour la première fois, le choix lui avait incombé. Riche des connaissances que Loup tenait de son année passée avec Melinda, il s’était décidé pour le père. Un accident d’usine est si vite arrivé ! Et puis, sa peau sombre le détachait facilement de la masse ouvrière ; cela lui facilitait le boulot. La chose ne se corserait qu’une fois qu’il serait entré dans l’énorme machinerie humaine…

André s’arrêta brutalement et laissa passer un garçon aux joues émaciées, pestant discrètement devant le temps perdu. Où était passé William ?

Quelques coups d’œil aux environs, et il identifia une nuque noire sous un galurin semblable au sien. Facile.

Lentement, l’usine se rapprochait avec le bruit de ses soufflets, son tintamarre métallique et ses trente cheminées de brique expulsant une fumée âcre et viciée. Saloperie, ces choses-là. L’odieuse bâtisse lui rappelait son adolescence perdue entre quatre murs immenses, une chaleur du diable et une paie misérable. D’après les informations de Loup, ce pauvre bougre exerçait ce métier depuis son arrivée en France à ses vingt ans. Il voulait devenir ingénieur, s’était retrouvé prolétaire. Vingt-quatre ans de labeur dans un endroit pareil ! Encore heureux pour lui que la République avait instauré depuis des droits du travail et un meilleur salaire.

Enfin, trêve de pensées. André l’observa s’enfoncer dans la gueule béante de l’assourdissante fabrique et haussa les épaules : il devrait tirer un trait sur sa première idée, on contrôlait les entrées.

Inutile de se prendre le chou là-dessus, il le tuerait après. Un accident du travail aurait été plus simple, mais Loup tenait à écorcher le corps, comme à son habitude. Ce changement de plan ne ferait que faciliter le déplacement de la dépouille. Tout de même, quel taré.

Il retourna donc sur ses pas et partit se réfugier dans un petit café en face. Un bon verre ne lui ferait pas de mal, et que ceux qui pensaient le contraire aillent se faire foutre.

***

Le regard du propriétaire s’était fait insistant après quatre heures d’une consommation lente, et André, nerveux, avait dû quitter les lieux avant qu’il ne commence à lui poser trop de questions. Ainsi, lorsque William émergea hors de l’usine, il ne put retenir un soupir de soulagement. Dieu merci, il allait enfin pouvoir descendre de ce fichu perchoir !

Il glissa agilement le long du toit de l’immeuble voisin, une gargote insipide dans laquelle il avait déjeuné, avant de retomber sur ses jambes engourdies. Le choc d'une chute de deux mètres qui secouait ses os fut rapidement oublié quand il aperçut sa cible s’éloigner. Il retint un juron dans sa barbe.

Surtout, ne pas courir, se rappela-t-il. On ne le surprendrait pas à commettre des erreurs de novice.

André emprunta la démarche empressée d'un Parisien typique et dépassa rapidement la foule abrutie par le travail. Un coup d’œil - l’homme tournait à droite, pour se diriger dans les petites ruelles plus tranquilles. Après une journée passée dans le vacarme des machines et du fer, lui aussi aurait fait ce choix. Il sourit, cela s’annonçait bien jusqu’à présent. Maintenant qu’il l’avait à moins de dix mètres, il s’agirait seulement de ne pas se faire voir et d’attendre le bon moment.

Il étudia un instant les environs, sa main droite triturant dans sa poche le couteau qui lui servirait bientôt. Ici, un gamin qui n’avait que la peau sur les os, et mendiait ; là, une ménagère aux yeux cernés qui profitait des derniers rayons du soleil de septembre pour rentrer son linge. L’air environnant puait la poussière âcre, l’urine et la misère, il enfonça davantage son nez dans le col de sa veste en laine. Avant son contrat avec Loup, il s’était habitué à des victimes plus riches, des milieux bien plus opulents. Il se rendit compte que cela l’avait ramolli… Ce n’était jamais une bonne chose. Il se redressa et durcit son regard, soudainement conscient du calme qui s’accroissait.

Devant lui, deux enfants affamés cueillaient des feuilles de pissenlit. Puis…

Je te tiens enfin, se réjouit-il. Plus personne à part eux deux.

Par réflexe, il vérifia les points de sortie : à gauche, un muret qui menait vers Belleville. Vers la droite, rue des Tourelles, qui s’orientait davantage vers le point que son employeur lui avait indiqué. Bien.

Sa grosse main étreignit le couteau, sentit le manche de bois s’enfoncer dans sa chair dure, y laisser sa marque. À quelques mètres de lui, William était sur le point de prendre l’embranchement. Peut-être pensait-il à sa famille, à ce qu'il allait manger ce soir. Une pointe de regret retint son poignet avant qu'il ne se souvienne des conséquences qui l'attendaient, le cas échéant.
Non, tu ne t’en sortiras pas comme ça, mon gaillard !

Son souffle s’accéléra tandis qu’il prenait son élan, ses semelles de cuir battant le pavé aussi fort que son cœur. Les quelques mètres qui les séparaient encore furent bien vite franchis et sa paume s’écrasa contre les lèvres du quadragénaire qui se raidit. Avant même de le tuer, il fallait qu’il reste silencieux. Si tout allait bien, Loup pourrait récupérer la dépouille dans une vingtaine de minutes.

Il enfonça sa lame d’acier dans la carotide de sa cible. Un gémissement étranglé, un jet de sang sur le dos de sa main et c’en était fini. William gisait sur la terre sale, agonisant silencieusement. L'assassin récupéra son arme puis, d'un geste machinal, sortit un mouchoir pour l'essuyer. Il n'y avait plus qu'à glisser le corps dans le renfoncement du muret avoisinant, croiser les doigts et quitter les lieux. Il prononça une prière pour son âme et s'éloigna, impatient de retrouver Mathilde.

Tout de même, se prit-il à regretter, une vie était si longue à créer... et si facile à achever.

Un peu comme les crêpes, en fait.

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