En rentrant du marché

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  • Et voici pour vous, mes p’tites demoiselles, clama le maraîcher tandis qu’il déposait quelques piécettes dans la paume tendue de Melinda.

Cette dernière lui offrit un sourire et agrippa plus fort le poignet de Léonie qui commençait à trop s’éloigner.

  • Merci beaucoup ! Léonie, bon sang… Reste là ! s’écria-t-elle.

Entre le brouhaha des bonimenteurs les entourant, la cacophonie de leurs clients marchandant pour leur argent et la multiplicité d’odeurs fortes - poisson frais, poulets égorgés, marrons grillés - une migraine faisait surface, et l’idée de perdre sa sœur dans cette soupe humaine bigarrée l’effrayait.

Les pièces toujours en main, le panier rempli de légumes autour du bras, elle s’élança après la fillette sous le regard amusé du maraîcher. Elle la rejoignit sans surprise auprès d’une discrète confiserie, à la devanture vert forêt ; Léonie fixait avec un mélange de gourmandise et d’envie les rayons de sucres d’orge, chocolats et pâtes de fruits en tout genre.

  • Léonie, ne t’éloigne pas comme ça ! Il ne nous reste que quelques sous, c’est des caramels ou rien, commença l’aînée d’un ton ferme.

Sa sœur se tourna tristement vers elle, ses grands yeux noisette semblant la supplier.

  • … Mais je n’ai pas tellement envie de bonbons, alors tu peux prendre ma monnaie et choisir ce que tu veux avec, concéda-t-elle, radoucie.
  • Attends, sérieusement ?!
  • Absolument. C’est toi qui aimes les sucreries, pas moi, prétendit Melinda d’un air indifférent.
  • Oh, Lili ! Merci, merci, merci !

Et la tempête ébouriffée par sa course rentra à toute allure dans le magasin défraîchi, sous l’égide de sa sœur attendrie. Le regard étincelant de bonheur que lui rendit l’enfant lui suffisait pour s’en passer.

Rentrer à la maison chargées comme des mulets leur avait pris une petite demi-heure, et le soleil tapait haut dans le ciel quand elles arrivèrent enfin dans l’étroit appartement familial. Précautionneusement, la jeune fille et sa sœur rangèrent la plupart des denrées avant de s’asseoir, un verre de lait à la main.

  • Bon, ça c’est fait, soupira l’ancienne apprentie. Il va falloir s’occuper du dîner… T’as des envies particulières, Lélé ?

Sa cadette, mâchant lentement sa dernière dragée, fit signe que ce n'était pas le cas.

  • Tu n’aimes que le sucré, petite princesse capricieuse, commenta Melinda avec un sourire dans la voix. Bon, voyons ce qu’on a...

Ce n’était pas le choix qui manquait ! Décidée à piocher le moins possible dans les réserves tout nouvellement constituées pour la semaine, elle se contenta de préparer une salade du jardin, inspirée par la frisée fraîche qu’elle avait trouvée au marché. Soigneusement laver, rincer, décortiquer - ces gestes que sa mère, aux origines paysannes, lui avait appris - l’aida à ne plus penser à Loup et ses sinistres crimes. C’était bien à cause de lui que sa nuit s’était avérée agitée…

Secouant la tête, Melinda s’essuya les mains sur le torchon le plus propre qu’elle avait trouvé. Ses yeux noirs se promenèrent le long du petit trois-pièces ; la poussière s’accumulait sur les meubles, et le plancher pouvait bénéficier d’un peu de nettoyage. Elle se demanda un moment depuis combien de temps le ménage n’avait pas été fait ; malgré l’emploi de mécanicien de William, mieux payé que la moyenne des ouvriers, sa mère avait choisi de travailler comme fileuse de coton afin d’arrondir les fins de mois. Résultat : ils avaient amassé un petit pécule, chose rarissime pour les ouvriers, mais pas assez pour se payer une bonne…

  • Léonie ! Viens manger, et ramène-moi un seau d’eau sur le chemin.
  • De l’eau ? Mais pourquoi faire ? grommela sa sœur, qui accourait de leur chambre pour s’attabler.
  • On va faire le ménage aujourd’hui. Cet appartement a bien besoin que quelqu'un s'en occupe.
  • Pffft...

***

La journée avait été longue, mais la jeune fille pouvait se vanter à présent de la propreté du logement. Essoufflée, elle reposa son balai et partit se rafraîchir dans la chambre, laissant Léonie à son ardoise dans la pièce à vivre.

Tandis qu’elle revêtait les mêmes habits pour la troisième fois, Melinda songea qu’elle devrait bientôt trouver le moyen de récupérer ses autres vêtements restés chez Loup. Bien sûr, elle pouvait toujours emprunter de nouvelles chemises et jupes à sa mère, mais elle tenait à ses rares possessions, et leur manque commençait à se faire sentir. Avec un soupir, elle se promit d’en toucher un mot à Félicien la prochaine fois qu’ils se verraient.

La prochaine fois… Ses yeux s’assombrirent. Et qu’est-ce qui lui permettait de penser qu’elle retrouverait bientôt le jeune inspecteur ? C’était son enquête, pas la leur. Peut-être qu’avec un peu de chance, il viendrait lui annoncer la capture de Loup de vive voix ?

  • En voilà une drôle de tête, remarqua Léonie. As-tu un souci ?

Sa sœur réprima un sursaut et s’empressa de tirer sur ses manches afin de recouvrir ses bleus, qui commençaient à devenir ocre.

  • Non, je suis juste fatiguée, répondit-elle avec un pâle sourire. Ne devrais-tu pas finir tes devoirs ?
  • Je viens de les terminer ! Les multiplications, ce n’est pas si compliqué que ça, répliqua l’enfant en haussant ses épaules.

Face à sa confiance, l’ancienne apprentie sentit son cœur s’attendrir : elle avait tendance à oublier qu’en plus de sa gourmandise légendaire et de sa coquetterie amusante, Léonie était aussi travailleuse qu’elle.

  • Lili ? interrogea cette dernière. T’arrêtes pas de regarder dans le vide aujourd’hui.
  • La fatigue, te dis-je… J’ai mal dormi cette nuit.
  • Mon œil ouais ! Sérieusement, Melinda, je m’inquiète pour toi. Tu es rentrée toute seule hier soir sans rien nous dire, et tu ne m’expliques rien. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Ah, si tu savais...

  • C’est une longue histoire, lâcha-t-elle finalement. Si tu y tiens vraiment, je t’expliquerais au dîner avec les parents, d’accord ? Mais pas maintenant, s’il te plaît. Je ne veux pas en parler maintenant.

La jeune fille s’attendait à des protestations, mais le silence compréhensif de Léonie et ses grands yeux de biche la regardant avec douceur la prirent de court.

  • Je comprends complètement, souffla sa sœur tandis qu’elle l’enlaçait. Prends ton temps mais… dis-moi quand tu pourras, entendu ?
  • Mh-mh.

Melinda ferma les yeux et se retint de poser sa tête sur les frêles épaules de l’écolière. Depuis quand était-elle devenue si mature ? La jeune fille se contenta de resserrer délicatement son étreinte, et se mordit la lèvre pour retenir une larme. Un câlin - voilà une chose qui lui avait bien manqué.

Mais elle refusait de plomber l'ambiance davantage.

  • Merci beaucoup, Léonie. Tu es sûre de bien avoir dix ans ? blagua-t-elle, s’amusant à lui ébouriffer ses jolies boucles.
  • Hé ! Être jeune n’empêche pas l’intelligence, la preuve ! Et lâche mes cheveux, mince, ça prend une éternité pour bien les coiffer...
  • Désolée, s’excusa-t-elle en gloussant légèrement.

“Aux âmes bien nées la valeur n’attend point le nombre des années”… se surprit-elle à penser.

L'ancienne apprentie observa sa râleuse de sœur s’éloigner avec une pointe de fierté au cœur, et entreprit d’aller préparer un pot-au-feu pour le souper. Dieu savait que ses parents avaient besoin d'un peu d'aide ménagère...

Ce qu'elle avait hâte de les revoir !

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