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Bruante

Un rayon de soleil perce à travers les volets disjoints, et de l’extérieur me parvient le chant des oiseaux matinaux, plus mélodieux que les ronflements de ma voisine. M’y habituerai-je un jour ? Toujours est-il que ceux de la nuit m’ont suffi, qu’il est grand temps pour moi d’échapper à ma «cage» exiguë. Je troque ma longue chemise contre une robe blanche, simple et un brin usée, et attrape le livre déposé sur ma table de chevet. Une fois sortie, je rase les murs jusqu’au réfectoire, où j’avale à la va-vite une tartine et un bol de lait. La cuisinière m’adresse un sourire dans lequel je décèle une sincérité candide, j’y réponds d’un simple signe de tête avant de sortir du bâtiment.

Elle semble aussi gentille que toutes ses semblables, ces jeunes oiselles vêtues de blanc et portant encore en elle l’innocence des jeunes années. De l’empathie, aussi ? Mais j’évite leurs regards, leurs maladroites tentatives de discussion. Elles sont trop pures, ne connaissent rien à la noirceur de cet univers. Quelques mois suffisent souvent à leur ouvrir les yeux, et certaines ne supportent pas cette révélation bouleversant leur vision du monde. À la différence des Surveillantes, plus âgées et plus dures, dont la tenue blanche est nuancée de noir. Moins nombreuses, elles disposent d’une force brute en la personne des Gardes. Tous des mâles, et une bêtise malveillante les habite. Ils surveillent le domaine et les résidents, savent intervenir au bon moment. Je n’ai jamais eu affaire à eux mais j’ai assisté à de terribles scènes, désormais gravées dans ma mémoire. Héron le belliqueux matraqué par cinq des leurs jusqu’à ce que son corps ne soit plus qu’une plaie à vif. Le petit Moineau rattrapé juste avant qu’il n’ait atteint le haut du mur, qu’ils avaient traîné jusqu’à sa chambre, sourds à ses gémissements de douleur. Il avait pu en sortir deux semaines plus tard, déplumé et recouvert de bandages, les yeux emplis d’une terreur qui ne s’était pas éteinte depuis.

Un personnel disparate, de la soignante au geôlier. Je les connais tous maintenant, après mes deux mois au Nid de Fous. C’est le nom que je donne à cette volière à ciel ouvert destinée à des volatiles aux ailes rognées et à l’esprit perturbé. Par réflexe je lève mon regard vers la tour, en haut de laquelle se tient le cruel Corbeau. Ses plumes d’un noir d’encre luisent sous la lumière du soleil levant, et je m’éloigne discrètement en longeant l’aile réservée aux mâles. Le bruit de volets qui s’ouvrent me fait sursauter, je cours jusqu’aux arbres pour m’y réfugier.

Faucon

Étrange … J’ai cru entrevoir une silhouette blanche, tandis que j’ouvrais mes volets. Était-ce une hallucination ? Haussant mes ailes désormais inutiles, je retourne à mon lit pour m’y asseoir pesamment. Comme chaque matin, je dois lutter contre la profonde lassitude qui m’étreint, puiser en moi la force de commencer une nouvelle journée. Le sempiternel dilemme : écouter mon corps épuisé et mon esprit exténué, ou bien accueillir la petite étincelle d’espoir et en faire un brasier. Une fois de plus, je me surprends. Solide, le bestiau ! Alors commence ma routine : mes ablutions au baquet d’eau fraîche qu’une blanche oiselle a déposé, puis le choix des vêtements. Ils sont sobres mais bien taillés, et j’opte pour mon ensemble bleu, cette fois. Ma vieille casquette pour parfaire le tout et, ma besace à l’épaule, je marche jusqu’au réfectoire pour m’y remplir la panse. Quelques mots sont échangés avec l’oiselle de service, j’arrive presque à ressentir cette gaieté que je feins à la perfection. La jeunesse est-elle contagieuse ?

J’avale lentement mes tartines, comme si je les dégustais. Mais elles n’ont aucun goût sur mes papilles jadis gourmandes, elles ne servent qu’à me maintenir en vie – pour cette journée, du moins. Plusieurs gorgées de café noient le tout, et je me lève avant que le réfectoire ne s’emplisse de mille gazouillis, trop stridents à mes oreilles. Je suis un lève-tôt, non par habitude mais par lassitude. La compagnie des autres ne me convient qu’un bref instant, jusqu’à ce que je m’aperçoive des inévitables vices de mon interlocuteur. Ébloui par le soleil, je rejoins mon banc en pierre, à l’ombre d’un grand chêne. Car la routine n’est pas terminée. Ouvrant ma besace, j’en tire une pipe rustique et une blague de tabac. Mes serres tremblent un peu tandis que je la bourre, d’un geste que je répète chaque jour depuis des dizaines d’années. Ma première fois … c’était autour d’un feu de camp, lors de ma carrière militaire. Hibou, un vétéran, m’avait prêté sa pipe, et très vite j’ai eu besoin de ma dose quotidienne pour apaiser les horreurs de la guerre. Dès la première bouffée j’oublie tous mes regrets, et de mon bec béant s’échappe l’odorante fumée. Fermant les yeux, je savoure ce moment béni. Je me sens mieux, je me sens bien.

Bruante

De légers effluves, portés par la brise matinale, parviennent jusqu’à l’abri de feuillage où je passe la majeure partie de mes journées. J’y suis sereine, dissimulée par d’épais buissons et allongée dans les herbes hautes. J’y lis, j’y dors, j’y rêve. Ma solitude y reprend ses droits, et je m’efforce de ne pas penser à ce manque qui me ronge. Heureusement je reçois régulièrement des lettres, rédigées par ma bienfaitrice. Une Chouette charitable qui, spectatrice d’une de mes crises, m’a accueillie chez elle quelques semaines avant de me confier à cet établissement tout en s’acquittant des frais. Je lui dois beaucoup. Comment aurais-je pu survivre, sans elle ? Mon maigre salaire de tisserande ne suffisait à payer mon logement, et mes crises, sans soins adaptés, m’auraient conduite tôt ou tard à la mort. Je bénéficie ici d’apaisantes potions, qui adoucissent mon état sans vraiment occulter ma souffrance intérieure. Au moins les crises se font rares, je ne vais pas me plaindre. La dernière remonte à cinq jours, elle avait surgi en plein dîner. On me l’a mentionné, car je ne m’en souviens pas. Tant mieux. Je préfère rester dans l’ignorance de ma déchéance.

Cette peur de la réalité s’exprime entre autres par la lecture, un des seuls moyens à ma disposition. Une fuite éperdue, qui ne pourra durer éternellement. Il me faut des ancrages, pas des échappatoires. J’en suis désespérément consciente, mais je ne trouve rien en ce monde qui me permette de le trouver beau, de le faire mien. Alors je m’absente à la moindre occasion, pour préserver le peu de raison qui me reste. La folie me guette, sournoise prédatrice qui, le moment venu, plantera ses griffes mortelles dans mon esprit trop fragile. J’ai peur. Tout le temps. Et puisqu’aujourd’hui je ne parviens à m’évader au gré des mots lus et relus, je me concentre sur mon environnement proche. L’odeur familière revient, plus forte. Une quinte de toux l’accompagne et, curieuse, je troque mon rôle d’ermite pour celui de vigie. Mes pattes frêles s’agrippent aux branches, je trouve facilement des prises dans cet arbre maintes fois escaladé. Et dire que j’aurais pu y voler, si on avait laissé mes ailes intactes ! Très vite j’atteins une branche large et haute sur laquelle je m’allonge, et je vois, sur un banc, un Faucon vieillissant auréolé de fumée.

Faucon

Crachant mes poumons, je manque de renverser ma pipe. Cette vilaine toux me torture depuis des lustres, elle enflamme mon gosier et fait larmoyer mes yeux. Qu’importe ! Elle va et vient, j’ai appris à vivre avec. Et puis je me sens bien, malgré tout. De mon banc, j’aperçois ceux qui sortent du réfectoire, bavardant en petits groupes. Des clans, dirais-je. Formés au fil du temps, brisés puis reforgés. J’ai essayé de m’intégrer, au début. Pensant trouver chez les autres ce qui me manquait, m’imaginant que l’épais sentiment de solitude qui me drapait pouvait être évincé. Je me leurrais, bien sûr. Les individus d’ici sont comme ceux du dehors, viciés et égoïstes. Malades, surtout, comme nous tous. Alors j’en évite la plupart, en tolère une poignée.

Aujourd’hui mes yeux s’en détournent, pour regarder plutôt vers le semblant de forêt qui s’étend près du mur. Et j’ai la surprise de discerner une tache rousse, qu’un rayon de soleil a fait briller au coeur du vert feuillage. Un intrus ? Plissant mes yeux jadis plus perçants qu’aucun autre, je souris en comprenant de qui il s’agit. La petite Bruante, aux plumes blanches et rousses, si discrète que sa présence passe inaperçue aux yeux de la plupart. Est-ce elle qui passait ce matin devant ma fenêtre ? Je l’aime bien, je crois. Parce qu’elle me ressemble, trop différente pour faire partie de la foule. La savoir perchée non loin de moi m’amuse, et je fais mine de ne pas l’avoir remarquée.

Bruante

Le vieux fumeur s’est tourné dans ma direction, et j’ai cru un instant qu’il m’avait vue. Fausse alerte ! Ses yeux d’acier se posent ailleurs, et je reprends mon souffle qui s’était coupé. Je le reconnais, ce Faucon solitaire. Il est différent des autres, bien que je ne parvienne encore à distinguer la nature exacte de cette différence. Isolé sur son banc, il me paraît à la fois fragile comme du verre et aussi solide qu’un roc. Une curieuse dualité, qui me laisse songeuse. Je l’observe durant de longues minutes, avant qu’un détail attire mon attention : un groupe marche en sa direction.


Théoriquement, nous sommes tous libres d’occuper nos journées comme bon nous semble. Du moins pour les plus aisés, en mesure de payer leur séjour complet. Les autres doivent participer selon leurs compétences, menés d’une main de maître par la Pie grièche. Les champs, le potager, le nouveau bâtiment en construction, le ménage, la vaisselle, la lingerie… Le travail ne manque pas, et j’ai la chance d’échapper à tout cela, grâce à ma bienfaitrice.


Le vieux Faucon aussi, puisqu’il passe une grande partie de ses journées sur son banc. Quant aux autres … c’est l’heure pour eux d’apporter leur pierre à l’édifice, alors que font-ils dans les parages ?


Ils ricanent, un peu trop fort à mon goût. Dans leurs regards brille une lueur malveillante, que j’ai appris à reconnaître – souvent à mes dépens. Cela ne me dit rien qui vaille, et les battements de mon coeur s’accélèrent tandis que me reviennent en mémoire de sombres souvenirs. Mais cette fois-ci ils n’en ont pas après moi. Devrais-je m’en sentir soulagée ? Je grimace en les voyant s’approcher un peu plus du vieillard, qui ne bronche pas. Lui cherchent-ils des poux ?



Faucon


Enfer et damnation ! Voilà que des rires gras se font entendre, qu’une poignée de sales piafs s’avance jusqu’à moi. Ils ont en commun un besoin de violence que cet endroit ne peut satisfaire. Je les connais par coeur, pour avoir côtoyé leur engeance tout au long de mes années de campagne. Ont-il conscience que l’âge n’a pas tout à fait éteint mon instinct de tueur ? Après une dernière bouffée, je pose la pipe sur le banc et glisse la patte dans ma besace. Le contact froid d’un manche de poignard me rassure, je me sens intouchable. Ce genre d’outil est prohibé en ces lieux, mais qui mettrait en question l’inoffensivité d’un pauvre vieillard ? J’évalue rapidement la situation : ils m’encerclent presque, ces godelureaux présomptueux. La fine fleur du Nid, si j’en crois leurs visages ravagés par l’alcool, les herbes et les coups reçus. L’ennui et l’avidité les ont conduit jusqu’à moi, ils en veulent à ma besace. Par de perfides paroles ils tâtent le terrain, en ont pour leur argent. Imperturbable, je leur oppose une froide détermination à laquelle ils ne s’attendaient pas. Eh oui, le vieux Faucon ne va pas se laisser plumer facilement.


Mais l’effet de groupe a trop d’impact, ils se sentent pousser des ailes. Vais-je devoir me battre ? Leur foutre une raclée, écoper de quelques coups qui meurtriront davantage une carcasse déjà bien amochée ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? J’hésite, et cela doit se voir : ils s’enhardissent. Mes griffes se crispent, l’arme sort peu à peu de sa cachette. Elle en a fait couler, du sang. Je pourrais m’en vanter, le leur hurler, leur faire comprendre qu’ils n’ont aucune chance. Néanmoins doute et lassitude me clouent le bec, et j’attends que la situation se dénoue d’elle même. D’ailleurs, qu’est-ce que font les surveillants ? Ah ! Est-ce leur sifflet qui vient enfin de retentir ?

Bruante

J’ai craqué, enfreint mon code moral. Mais je devais intervenir, c’était plus fort que moi. Le vieillard paraissait si démuni, face aux cinq abrutis. Mon sifflement – parfaite imitation de celui du Corbeau – les a fait s’éparpiller comme une volée de moineaux. Ils craignent le bâton, pour l’avoir souvent subi, et aucun ne s’attarde pour vérifier la présence ou non d’un vrai danger. En moins d’une minute ils ont tous rejoint leur affectation du jour, et je glousse méchamment en imaginant leur frayeur. Puis mes pensées s’apaisent tandis que mon regard se pose à nouveau sur la tête blanche, que je m’enorgueillis d’avoir sauvée. Mission accomplie, pour la vigilante héroïne que j’ai incarné durant quelques secondes. Je redeviens moi-même, sauvage et solitaire. « Pense à toi avant de penser aux autres », m’avait conseillé ma bienfaitrice avant de quitter le Nid. J’en ai fait ma maxime, ai compris sa froide sagesse. Mais que vaut une règle sans quelques exceptions ? Satisfaite de moi – fait rare – je m’apprête à redescendre lorsque, d’un geste de la main, l’oiseau à la casquette me fait signe de le rejoindre. Mon coeur manque un battement, je me fige. Que faire ?



Faucon


J’ai vite identifié l’origine du sifflement et, alors que les malfrats en herbe disparaissent, je me tourne vers ma salutaire alliée. Elle vient de me tirer une belle épine de la patte, intervenant à l’instant précis où mon instinct prenait le pas sur ma raison. Je me sens redevable et, à y bien réfléchir, juge que le moment se prête à des présentations. Ne partageons-nous pas la même vie depuis des semaines ? Tous deux volontairement exclus, déçus des nôtres. Alors je lui fais signe, tout en craignant de l’effrayer. Et je vois qu’elle hésite, peu désireuse de sortir de sa cachette. Comment lui en vouloir ? Lui laissant le temps, je range mon poignard, ravi qu’il n’ait pas du quitter son fourreau de cuir. Je rallume ma pipe, savoure quelques bouffées, puis entends un significatif bruissement.

Bruante


Suivant mon instinct, j’ai rejoint le vieil oiseau et me pose à ses côtés. Une discussion débute maladroitement, avant de prendre son envol. Qu’il est agréable de nouer ce genre de lien ! Nous évoquons nos vies, nos blessures, mais nul besoin de trop s’y appesantir : nous avons le temps. J’ouvre mon livre pour en faire la lecture au Faucon chenu, qui me prête volontiers sa pipe odorante dont les effets sont fort agréables. Et, alors que mes plumes frissonnent sous la brise, je me rends compte que la vie n’est pas si laide, que certains moments la rendent précieuse. Je ne regrette rien. Ni mon geste altruiste, ni ma venue ici. La présence du Faucon me rassure, et je le vois rajeunir à vue d’oeil, comme si je lui donnais de ma jeunesse. Ainsi commence la profonde amitié du Faucon et de la Bruante, me dis-je en souriant sans cesser ma lecture…

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