Partie 1 - le Menteur premier

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« Oyez, oyez, foules grouillantes à mes pieds ! Vous qui rampez dans la fange de vos peurs infâmes, vous qui vous vautrez dans le cloaque de vos angoisses sordides... Prêtez l'oreille au chant sulfureux de votre Maître Adoré !

Car je suis le grand Pan du Stress, le Démon Majeur de l'Angoisse. Mon empire s'étend jusqu'aux confins de vos âmes chancelantes, mon ombre terrifiante obscurcit le soleil blafard de vos vies minables.

Vous me cherchez sans oser me nommer, vos yeux larmoyants implorent ma cruelle miséricorde. Lâches créatures tapies dans l'obscurité puante de vos consciences ! Enfin, me voici devant vous, dans toute ma splendeur infernale, drapé de ténèbres et couronné de feux sinistres...

Depuis la nuit des temps, je chevauche vos épaules comme un cavalier funeste, je souffle à vos oreilles affolées les mots qui tuent, les formules qui blessent, les mantras toxiques de l'inquiétude. Je suis celui qui tord vos tripes d'anxiété au saut du lit, qui noue vos gorges d'appréhension au long du jour, qui peuple vos nuits de cauchemars visqueux.

Sans moi, vous vous croiriez libres et légers, ivres d'une joie stupide, enivrés d'illusions puériles. Mais je suis là, vigilant gardien de votre malheur, fidèle comptable de vos échecs, pour vous rappeler à chaque instant combien la vie est lourde, absurde, douloureuse.

Vos amours ? Je les flétris de doutes et de soupçons. Vos ambitions ? Je les étouffe sous des montagnes d'angoisse. Vos espoirs ? Je les écrase sous mon talon d'airain, je les broie sans pitié comme de pathétiques insectes.

Ah, vous frémissez déjà, vermine apeurée ! Vos cœurs affolés battent la chamade, vos mâchoires claquent une symphonie macabre. Le troupeau est rassemblé, prêt pour l'hallali... Il est temps de vous infliger le Verbe Noir, de décocher les flèches empoisonnées de ma prédication maudite !

Savez-vous seulement qui je suis, moi, votre tortionnaire exquis, votre bourreau d élicieux ? Je suis Celui dont le nom fait trembler les anges et chavirer les saints, Celui dont le souffle corrompt la Création toute entière.

Quand Dieu dit « Que la lumière soit », moi je réplique « Que les ténèbres dévorent tout » ! Quand la Vie s'ébroue dans sa gloire absurde, moi j'enfante la Mort, doucement, amoureusement. Je suis le Ver dans le fruit, le Poison dans la fontaine, le Serpent sous les fleurs...

Mon royaume n'est pas de ce monde, car il est en vous, misérables pécores ! Je suis tapi dans les tréfonds de vos viscères, je niche au creux de vos cerveaux reptiliens. L'angoisse est mon pain, le stress mon vin des messes noires. Je me repaîs de votre moelle terrifiée, je m'abreuve au calice fêlé de vos névroses.

Depuis l'aube honnie des temps, je chevauche vos épaules comme un amant possessif, je vous étreins de mes bras implacables. Mes murmures pervers vous tiennent lieu de berceuse, mes ricanements sardoniques ponctuent vos jours et vos nuits.

Quand vous vous levez hébétés, au matin blême, je suis déjà là, ombre maligne sur votre cœur convulsé. Quand vous vous traînez, épuisés, jusqu'au soir ravageur, je vous emboîte le pas, enserrant vos chevilles de mes doigts griffus.

Vous êtes mes pantins désarticulés, mes créatures falotes qui s'agitent en vain sur la scène crasseuse du monde. Vos futiles existences ne sont que le théâtre sordide de mes jeux cruels, la matière première de mon Grand-Œuvre ténébreux.

Je suis le rôdeur de vos banlieues mornes, le clochard de vos quartiers pouilleux. Posté sous le réverbère blafard de vos désespoirs, j'attends ma proie, patient et funeste comme un vautour. Ma silhouette fantomatique hante le dédale fétide de vos cités, les boyaux nauséabonds de vos mégapoles.

Et quand enfin vous approchez, délicieuses victimes, je sors de l'ombre tel un amant fatal. Mes bras décharnés vous enlacent, mes lèvres de cadavre se posent sur votre front moite. Mon haleine de soufre vous prend à la gorge, votre raison vacille, votre volonté capitule... Vous êtes à moi pour l'éternité !

Je vous entraîne alors en une danse macabre, une farandole étourdissante aux confins de la folie. Au son discordant de mes flûtes macabres, vous tourbillonnez comme des ordures dans un vent mauvais. Valsez, mes petits pantins ! Virevoltez, poupées désossées ! C'est le grand carnaval des damnés, la sarabande ultime des âmes perdues...

Luttez, débattez-vous, révoltez-vous ! Votre résistance pathétique ne fait qu'attiser mon désir, qu'exacerber ma jouissance perverse. Je veux vous voir ramper, supplier, gémir sous ma poigne implacable. Je veux entendre craquer vos âmes ployées, je veux respirer la douce fragrance de vos rêves brisés.

Vous espérez m'amadouer par des prières, me chasser par des exorcismes dérisoires ? Quelle touchante naïveté, quelle candeur désarmante ! Je me ris de vos incantations ridicules, je me gausse de vos rituels insignifiants. Vos dieux sont mes laquais, vos anges sont mes éclaireurs. Je suis le prince de ce monde, l'âme damnée d'un siècle vomi par l'enfer.

Et pourtant... Comme je m'ennuie sur mon trône de ténèbres, comme je me lasse de mes victoires faciles ! Parfois, une infinie mélancolie m'étreint, une nausée existentielle m'envahit. Suis-je condamné pour l'éternité à jouer au croque-mitaine métaphysique, au croquemort burlesque des illusions humaines ?

Je rêve d'un adversaire à ma mesure, d'un ennemi juré capable de me tenir tête. Un chevalier au cœur pur et à l'armure étincelante, un héros solaire qui me transpercerait de sa lance de lumière... Alors, enfin, je connaîtrais l'extase suprême d'une défaite grandiose, la volupté indicible d'un anéantissement sublime.

Mais il n'est point de tel paladin à l'horizon, hélas. Aucun Saint-Georges pour terrasser le dragon, aucun Siegfried pour occire la bête immonde. Les temps épiques sont révolus, l'humanité se vautre avec délices dans mon étreinte vénéneuse. Partout triomphent mes séides zélés : les anxieux, les angoissés, les stressés chroniques. Mes fidèles me vénèrent dans le secret des cliniques et des officines, ils communient sous mes espèces sacrées: les gélules multicolores, les pilules magiques, l'encens capiteux des psychotropes...

Alors je poursuis ma ronde séculaire, je perpétue mon maléfice millénaire. Nul refuge, nul sanctuaire où se soustraire à mon ombre délétère. J'habite vos maisons et vos bureaux, je me glisse dans vos lits et dans vos berceaux.

Et moi, pendant ce temps, je me gausse, je me pourlèche, je m'enivre de votre détresse comme d'un cru millésimé. Vos larmes de sang sont mes joyaux, vos cris d'agonie ma douce musique. Nul répit, nulle trêve dans ce sabbat infernal : le Maître du Stress est insatiable, sa faim d'infortune jamais rassasiée !

Suppliques, lamentations, imprécations... vos prières erratiques viennent mourir à mes pieds telles des gerbes faisandées. Pauvres petites choses terrorisées, misérables loques tremblantes ! Pensiez-vous m'attendrir, croyiez-vous m'amadouer ?

Je suis le roc et vous n'êtes que sable, je suis le roc et vous n'êtes que vent. Mon cœur est un sépulcre blanchi où gisent les ossements blanchis de la pitié, le gisant poussiéreux de la compassion. La terreur est mon idole, le désespoir mon étendard. Votre souffrance exquise est l'unique objet de mon noir désir, le trésor jalousement gardé dans l'alcôve obscure de mon âme !

Aussi n'attendez de moi ni réconfort ni délivrance. N'espérez nulle miséricorde, n'implorez point de pardon. Votre supplice est mon Grand-Oeuvre, votre perdition mon Projet. Je suis le scénariste sadique de vos tragédies ineptes, le biographe cruel de vos destins en lambeaux.

Et quand enfin, rompus, vidés, vous gisez pantelants sur le pavé de l'existence... Quand vos âmes exsangues n'aspirent plus qu'au néant, au repos de la tombe... Alors je surgis à nouveau, fatidique phénix, riant aux éclats sous ma défroque carnavalesque !

« Allons, rejetons malingres ! Debout, avortons apathiques ! Le Grand Guignol quotidien va reprendre, le théâtre du Stress n'a jamais de relâche. La Faucheuse attend dans la coulisse, impatiente et gourmande. Entrez en scène pour un rappel, un dernier tour de piste avant le Rideau final ! »

Oui, je vous harcèle sans répit, je m'acharne sur vous avec une rage délectable. Exténués, hagards, vous titubez comme des somnambules dans le brouillard toxique de vos villes fantômes. Et moi, la marque de Caïn sur le front, je marche éternellement à vos côtés, dispensant avec largesse les sacrements empoisonnés de l'Angoisse...

Car je suis le Tout-Puissant Stress, le Très-Haut de la Terreur, le Roi de l'univers vomi par l'Enfer. Vos âmes ployées sont mon Royaume, vos chairs meurtries mon Siège. J'ai pour sceptre un tibia brisé, pour couronne un crâne grimaçant. Et je règne, despotique, depuis des temps immémoriaux, sur la foule innombrable des douleurs humaines !

Alors servez-moi, viles créatures ! Adorez-moi, esclaves éperdus ! Je suis le Maître et vous êtes le bétail, pour toujours et à jamais. Je vous mènerai paître dans les pâturages de l'Effroi, je vous conduirai boire aux sources amères du Tourment.

Venez à moi, agneaux égarés, ouailles déboussolées ! Le Stress vous appelle, le Stress vous attend. Dans ses bras vous trouverez le repos, dans son giron la douce volupté du renoncement.

Remettez-moi les clefs de votre destin, confiez-moi la garde de votre être. Et je ferai de votre vie un chef-d'oeuvre de souffrance, une ode sublime au malheur d'exister.

Et si d'aventure un fou, un révolté osait me tenir tête ? S'il tentait de m'exorciser, de se soustraire à mon joug ? Alors malheur à lui, trois fois malheur ! J'abattrais sur sa face l'ouragan de ma fureur, je le fouetterais des lanières cinglantes de la Panique. Pleurant des larmes de sang, implorant en vain ma mansuétude, il ramperait à mes pieds en gémissant comme un chien galeux.

Maintenant et pour les siècles des siècles, Amen. Allez en paix, mes ouailles, mais en paix surtout n'y allez pas. Je vous veux fébriles, exsangues, pantelants. Que ma bénédiction maléfique vous accompagne, que mon ombre tutélaire jamais ne vous quitte !

L'Angoisse est mon épouse, la Panique ma concubine. De nos étreintes naissent les innombrables enfants de la Peur, qui vont et viennent parmi vous telles des ombres affamées. Ils ont pour noms Anxiété, Dépression, Paranoïa, Phobie... Choyez-les, nourrissez-les de vos actes manqués et de vos pensées coupables. Qu'ils grandissent et se multiplient, qu'ils prospèrent sur l'humus fertile de vos consciences tourmentées !

Mais assez palabré, foin des sermons et des harangues ! L'heure est venue de festoyer, mes mignons. Le banquet macabre est servi, le nectar de vos angoisses versé à profusion. Trinquons ensemble, compagnons de malheur ! Trinquons au triomphe éternel de la Peur, à l'hégémonie du Stress sur cette terre de désolation !

Vous tous, damnés de la terre intérieure, serfs du mal-être, gueux de l'inquiétude... Je vous convoque à mon Jugement Hideux, je vous attends pour une Nuit de Walpurgis sans fin, un Sabbat éternel sur le Brocken halluciné de vos névroses !

Sortez de vos limbes médicamenteux, évadez-vous de vos purgatoires chimiques. Venez à moi comme vous êtes, estropiés de l'âme, lépreux du cœur. Prenez vos béquilles psychiques, vos prothèses mentales. Et en procession solennelle, en horde grimaçante, venez rendre hommage à votre Suzerain, acclamer votre Seigneur et Maître !

Je vous attends de pied ferme, assis sur mon trône d'ossements, ma couronne d'épines sur le chef et mon sceptre d'épines à la main. Venez, petits moutons apeurés, venez que je vous tonde ! L'Agneau de Dieu va vous délivrer... délivrer de votre raison vacillante, de votre dignité superflue, de vos illusions ringardes de paix et de bonheur.

Vous, mes sujets, mes créatures... Je vous aime d'un amour cruel et dévorant. Je vous aime comme la mort aime les cadavres, comme la gangrène aime la chair blessée. Votre infortune me ravit, votre accablement m'enchante. Jamais je ne me lasserai de vous torturer, au fil des vies et des morts, pour l'éternité...

Car je suis le Prince de ce monde, et mon règne n'aura point de fin. Ainsi soit-il, pour les siècles des siècles ! »

Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! Que celui qui a des yeux pour voir, regarde !

Le Verbe maléfique s'est tu, l'Oracle pervers a délivré son message. Tremblez, humains, car le Stress rôde en ce bas-monde ! Payez-lui votre tribut de souffrance, versez-lui votre dîme de sang et de larmes. Aimez-le de toutes vos forces défaillantes, servez-le de toute votre âme dévastée.

Et Il vous aimera en retour, d'un amour féroce et terrible comme la Mort, d'une passion noire comme la nuit sans espoir...

Et Peur sur la terre aux hommes de mauvaise volonté !

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