Chapitre 1: "Au revoir ombrageux", Relique-mémoire (2/3)
— L’enfant...
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, plus attentive.
— Lorsqu’il sera sevré, tu devras t’en séparer.
Son épouse en resta coite, accusant le choc. Le ton autoritaire et froid qu’employait le roi ne laissait place à aucun débat. Cela éveilla la furie en elle. L’elfe se redressa violemment, renversant sa chaise par la même occasion.
— Vous délirez ! Peu importe la sombre raison qui vous anime, je ne veux rien savoir. Je ne me séparerai de mon enfant pour rien au monde ! Vous m’entendez ?
— Zyl... murmura Ephyr alors qu’il l’approchait avec douceur.
— Ne me touchez pas ! Je ne vous le céderai pas sans combattre !
— Il suffit.
La voix posée du roi dégageait une maîtrise et un aplomb qui forçait le respect.
— Tu ne peux élever cet enfant pour ta propre sécurité comme pour la sienne. Lorsqu’il ou elle sera en âge de régner, cela marquera également vos retrouvailles. Je compte sur toi pour lui parler de moi...
— Je sacrifierai ma vie pour la chair de ma chair ! Je ne crains ni le danger ni la mort.
— Tu n’as guère le choix, Zyl. Il aura besoin de toi afin de le guider dans son règne, tu dois me survivre ! En outre, cet enfant représentera dès sa naissance un danger pour toi et pour lui-même. Il est... unique.
— Que voulez-vous dire ? s’empressa-t-elle aussitôt de demander.
Elle regrettait la question qui avait franchi ses lèvres, Zylvânäh n’avait nulle envie d’être éclairée.
— C’est un miracle, une anomalie à laquelle même les plus brillants praticiens en Arcanes ne s’attendaient.
Comme escompté, son épouse le dévisagea.
— Voilà une décennie que nous nous fréquentons. Aujourd’hui, tu portes enfin le fruit de notre union. Je n’ai pas besoin de m’étendre, je n’insulterai point ton intelligence.
— Qu’avez-vous fait, Ephyrast ?
— Vendu mon âme, diraient certains. Je n’ai pas le temps d’entrer dans les détails. Je ne t’aurais pas demandé un tel sacrifice sans une bonne raison. Fais-moi confiance, mon amour.
— Vous n’avez pas le temps ou vous ne le voulez pas ?
Une pensée fugace lui traversa l’esprit alors qu’elle observait son ventre arrondi : que portait-elle en son sein ? couvait-elle un monstre difforme ? Elle secoua la tête afin de chasser ses réflexions intrusives ; sa connexion avec son bébé avait toujours été saine et profonde: cet enfant ne pouvait être qu’un ange, un miraculé, un présent des dieux.
— Zyl, je suis incapable de te dire ce que moi-même je ne sais pas, Je ne serais certainement plus de ce monde lorsqu’il y viendra... J’ignore le sort auquel je vous livre toi et cet enfant. Ce que je sais en revanche c’est qu’en mon absence tu dois t’en remettre à Haghar, il sera ton allié absolu.
Alors qu’elle s’apprêtait à répondre, on rudoya la porte d’entrée. Un vacarme fou s’élevait de l’autre côté des murs : le fracas du fer se distinguait des hurlements, ils étaient assaillis ! Alarmé par ce tohu-bohu, Ephyr saisit son épouse par les épaules.
— Promets-moi que tu céderas cet enfant aux Anciens et de ne jamais te retourner !
— C’est de la folie ! Je ne confierai pas ma chair à ces sorciers de malheur !
— Zyl, il est en danger, c’est de sa survie qu’il s’agit. Promets-le moi ! Fais ce que je te dis pour une fois !
Alors que Zylvânäh scrutait le sol comme s’il était son pire ennemi, la porte était sur le point de céder sous les coups. Une voix masculine s’éleva de l’autre côté:
— Votre Altesse !
Un borborygme étouffé s’ensuivit. Ephyr secoua sa femme afin de l’en distraire.
— Le temps presse, Zyl ! Nom d’Azur, vas-tu m’écouter ?
Plongeant son regard dans le sien, elle acquiesça sans un mot, réduisit la distance qui les séparait et lui offrit un tendre baiser comme si c’était le dernier. À regret, le roi s’éloigna afin d’empoigner son épée. Dans son fourreau cuivré, elle présentait une garde simpliste, mais remarquable - Ephyr préférant la pratique à l’ornemental. Il libéra son amie de longue date sans la quitter des yeux et elle lui sembla soudain plus lourde qu’à l’accoutumée. D’un rouge sombre, elle absorbait la lumière sans la refléter dans sa constitution semblable à de l’ambre.
Zylvânäh se couvrit les épaules d’une épaisse cape en laine vert menthe, une cape pelisse confectionnée dans sa terre natale qu’elle affectionnait particulièrement. La porter lui donnait toujours du courage. D’une main, elle protégea son ventre et de l’autre, elle débarrassa sa longue dague favorite de son étui. Une curieuse lame sinueuse à la teinte ambrée se dévoila, d’un matériau semblable à l’épée du roi. L’elfe fixait à présent la porte, une nausée violente la prit lorsqu’elle remarqua le sang qui s’insinuait sous la porte. Cette vision rendait la situation plus urgente que jamais.
— Reste derrière-moi, d’accord ? Ne te lance pas dans le combat.
— Bah voyons ! Je suis enceinte, pas impotente ! Et puis franchement, venant d’un malade...
— Pas un mot de plus ou je t’enferme aux donjons pour Injures envers ton Roi.
L’elfe laissa échapper un ricanement tandis qu’ils s’entrelaçaient les doigts. La chaleur vacillante de son époux la rassurait quelque peu et lui redonnait une lueur d’espoir. Mais malgré le profond attachement qu’elle éprouvait pour lui, elle n’était pas certaine d’avoir la force d’assumer l’abnégation qu’il exigeait d’elle, fut-elle son dernier souhait. Ephyr mit fin à ses tergiversations en ouvrant la porte, elle resserra nerveusement sa prise sur la dague, les sens en alerte. Au seuil, la mare vermeille s’étendait autour d’un jeune garde, sa gorge déchiquetée par une étrange flèche à double-pointes. Désolé par cette mort, le roi détourna le regard alors qu’il recommandait l’âme du défunt aux dieux. Il enjamba la dépouille puis vint en aide à sa bien-aimée.
Maints champs de bataille franchis et pourtant, le spectacle qui s’offrait à lui le paralysa. Un tableau macabre dominé de vermeil, sans cesse en mouvement : des corps démembrés teintaient l’herbe et la végétation de nuances de pourpre. Malgré toute la violence et l’acharnement de l’ennemi, le roi reconnut sans mal ses amis et compagnons, ses proches et sujets. Leur visage avait curieusement échappé à la brutalité. Un acte de pur sadisme ou alors n’était-ce qu’une question de prime à la tête ? Le choc des lames et le sifflement des flèches accompagnaient les cris d’agonie pour certains et de guerre pour d’autres. Des têtes roulaient sur la terre, l’abreuvant de leur fluide vital, l’expression à jamais figée dans la douleur. Les bandits à la bannière rouge reculaient, mais ils ne battaient certainement pas en retraite. Alors qu’ils étaient sur le point de décimer leurs dernières lignes, le ciel s’assombrit: une pluie de projectiles frappa de plein fouet les plus lents. Même les plus rapides ne furent pas épargnés, leur main et bras embrochés à leur ultime rempart alors qu’ils tentaient vainement de se protéger. Les flèches étaient tout sauf ordinaires, leurs pointes singulières et doubles perçaient les plus épaisses armures, la chair et les os, sans exception. Elles s’implantaient sans résistance dans les cadavres ou fendaient les crânes des malheureux encore debout ; elles trouvaient toujours refuge dans le sang.
Ces assaillants à la bannière dénuée d’armoiries comptaient de nombreux archers expérimentés, de fines lames, mais aussi de grossiers mercenaires. Ephyr avait beau réfléchir, il ne reconnaissait pas cette organisation. Certainement une nouvelle division de malfrats, forgée à l’occasion de ma mise à mort. Perdu dans sa contemplation sépulcrale d’une part, Ephyr fouillait le champ de bataille en quête de survivants. Il ne vit pas un grand homme harnaché courir dans sa direction, l’arme au clair. Sa claymore surélevée s’abattit sur un mercenaire dans un bruit tonitruant, lui séparant le tronc en deux à la jonction de l’épaule et du cou. De la plaie béante jaillirent des gerbes de sang abondantes. Un second mercenaire déterminé à venger son compagnon, lance au poing, chargea le colosse dans le dos. Erreur fatale : son nez s’écrasa contre le coude de Haghar qui, tournoyant adroitement sur lui-même, avait dévié la pointe de sa lance. Occupé à se remettre la mâchoire en place, le mercenaire s’agenouilla, sonné, tandis que Haghar dégageait son épée du corps de sa précédente victime. Ceci fait, le géant fendit le crâne de son dernier assaillant sans tarder, bouscula celui-ci tel un obstacle d’un coup de pied nonchalant avant de poursuivre sa course comme si de rien n’était. Ses traits marqués par l’âge s’accentuaient davantage à cause du liquide rubiconde qui le recouvrait. Lorsqu’il atteignit le roi, il dressa devant lui un bouclier de fortune, déviant un énième projectile.
— Mais que faites-vous, Majesté ? Vous cherchez à vous faire tuer avant l’heure ?
Le roi sortit de son miasme au son de la voix gutturale de son frère-d’armes.
— Qui sont-ils, Haghar ? Les reconnais-tu ? D’où diable sont-ils venus ? Comment ont-ils su où je me trouvais?
— Je n’en ai pas la moindre idée, Altesse. Je ne reconnais pas leurs armoiries... C’était une embuscade, sans aucun doute. Ils nous attendaient. Ce n’est guère le moment, cependant ! Nous devons vous évacuer, et de suite !
Le visage sombre, Ephyr acquiesça silencieusement. Il arborait son expression sévère, réservée aux moments de crise. Il surpassa sa maladie et se fraya vaillamment un chemin à l’aide son épée jusqu’à son destrier. De son autre main, il agrippait fermement les doigts fins et moites de son épouse.
Une voix rauque avec un étrange accent cria au loin :
— Pas de prisonniers ! Rapportez-moi la tête du Roi !
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