Chapitre 2: "Funérailles de cagots", Relique-mémoire(1/2)

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D’immenses corbeaux décrivaient des cercles dans le ciel gris ; certains se posèrent allègrement sur les toits en pointes des plus hautes tours. Les étendards en soie rouge et noire qui ceignaient ces dernières créaient un contraste saisissant avec la pierre blanche, origine de leur majesté. Les enseignes brillants de leur chêne doré habituel se cachaient exceptionnellement derrière un voile funéraire couleur obsidienne. Un vent d’une violence rare gonflait les tissus nobles d’une étrange fierté, presque animés par une volonté propre. Comme si la nature compatissait au malheur qui frappait le pays, de sombres nuages venaient obstruer les rares rayons de soleil, ternissant ainsi les teintes d’ordinaire chatoyantes du château.

Dans la Cour, une masse noire s’agglutinait en croissant. Elle se mouvait avec monotonie et solennité dans une procession d’insondables visages et de tristes mines. Les premiers accueillis dans le vestibule cérémonial furent des sangs-bleus et aristocrates qui sans ralentir le pas observaient avec parcimonie les célèbres fresques des rois, support des aventures légendaires des monarques passés. Sous les arcs brisés et voûtes de l’antichambre étaient suspendus des encensoirs par de fines chaînes cuivrées. La légère et épaisse brume qui en échappait stagnait au-dessus du sol carrelé, brillant de propreté avant le passage du peuple.

Un puissant éclat fragmenté se réverbérait dans toutes les directions. Il provenait du fond de l’immense salle du trône dont les murs à la composition unique - un mélange hétérogène de diorite transparente et d’halite - amplifiaient la lumière et ses rayons. Ce puissant scintillement aux apparences magiques dérivait d’une couronne tout à fait particulière. Ravissant l’œil qui la regardait, sa beauté n’avait d’égale que son tranchant argenté. Elle n’arborait ni pierreries ni joyaux, mais était ceinte de plus digne encore ; la cime de chacune des sept lames de légende lui conférait son élégance. Elle tenait d’elles sa dénomination de la mythique couronne des lames. Du haut de son coussinet bleu royal brodé de fils d’or, elle défiait par ses reflets ses avides observateurs, leur ôtait toute prudence et discernement et attisait leur convoitise. Elle était ce qu’on appelait un objet vivant et disposait d’une volonté propre à n’en point douter, ce pourquoi cette terrible attraction qu’elle exerçait avait un but bien précis : elle n’appréciait pas particulièrement la manipulation par des mains sales et usurpatrices, non. À défaut de trouver son porteur, ce qu’elle convoitait par-dessus tout était le sang de ceux que les sept lames jugeaient indignes, les marquer éternellement dans leur chair et y étancher sa soif de justice. La couronne n’avait plus désigné de porteur, pas après la disparition du Roi.

La sérénité régnait dans la salle du trône et la couronne se baignait dans la chaleur d’une myriade de couleurs projetées par les rosaces et autres vitraux la surmontant. Sous le pic du soleil, elle brillait de mille feux. Comme apprêtée pour couronner une nouvelle tête.

*

Domestiques et cuisiniers arpentaient dans le mutisme et la résignation les couloirs reliant les cuisines à la salle du trône afin d’approvisionner le buffet de breuvages, de plats et mets encore fumants. Leur moindre pas était épié par une stricte surveillance de la Garde, des soldats au visage dur vêtus d’armures en acier noir, bien trop lourdes pour l’occasion. Leur posture défensive dénotait de l’ambiance et des événements, leur présence en masse n’était pas un hasard et ainsi équipés ne laissait place à aucun doute. Peut-être s’apprêtaient-ils à mater une rébellion ou à étouffer le soulèvement du peuple dans l’œuf, il était vrai que la situation prenait un virage inattendu depuis la disparition du roi. On entendait d’ailleurs le brouhaha caractéristique de la populace en pleine procession. Aux allures on ne peut plus voyantes, les premiers accueillis étaient les plus éminents, nobles et proches de la famille royale. Les plus démunis, dont la majeure partie s’entassait au fond de la grande salle, percevaient à peine l’intérieur du vestibule. Relégués au fond jusqu’aux jardins royaux et basse-cour, ils étaient les seuls à sincèrement pleurer leur défunt roi car lui, au contraire de ses cadets, se préoccupait du sort de tous et plus particulièrement des plus humbles. À l’abri de la pluie, les plus aisés se complaisaient en dégustant le vin comme à une simple réception. Certains larmoyaient à qui mieux mieux dans l’espoir d’entrer dans les bonnes grâces de la famille royale.

On exigea le silence et la foule porta son attention sur l’unique individu en hauteur de la plus imposante marche marbrée du trône. C’était un homme de grande prestance qui, d’un œil inquisiteur, observait un magnifique heaume ouvragé. Surmonté d’ailes métalliques de part et d’autre, il occupait une place d’honneur sur une sorte d’autel drapé. Lassé de sa vue, l’homme scrutait à nouveau la foule. Des mèches raides et sombres, caractéristiques de la chevelure des Légas, coiffaient parfaitement le front dénué d’imperfections et de rides de l’individu à l’âge mûr. Un pourpoint de velours noir fort bien ajusté couvert de dorures à l’encolure - tissé d’or véritable à n’en point douter, des parures extravagantes mêlant agates et diamants, une longue et majestueuse cape pourpre en daim, une posture se voulant supérieure dans une tentative d’asseoir sa domination : il s’agissait sans aucun doute d’un membre de la famille royale.

— T’as vu la couronne ? Mais où est-ce que tu regardes, imbécile ? Là, c’est juste là. Tu louches, ma parole ! susurra un jeune noble à son cousin, s’efforçant de rester discret alors qu’il pointait du doigt l’objet de son admiration.

— Pas vraiment, enfin vaguement...

— L’entrapercevoir est déjà un grand honneur, un porte-bonheur même.

— Tu serais pas venu juste pour ça, comme même ?

— On dit « quand même ». Et alors ?

— Venir à l’enterrement de quelqu’un pour reluquer de loin une vieille relique, ma foi...

— Une vieille relique ? Sombre crétin, la couronne des lames n’a rien d’un vieil étau métallique rouillé. On raconte que chacune des pointes qui l’en saillissent fut arrachée aux plus puissantes lames à l’époque. Ayant été embrassées par la grâce divine, elles renfermeraient un immense pouvoir ! Il suffirait de s’en saisir, et si le tranchant n’entame point ta chair alors le trône te reviendrait de droit !

— Foutaise ! Et puis, cette couronne, même s’ils s’amusent à la lustrer, ça ne doit pas plus couper qu’un couteau à beurre. Alors on serait dans la merde jusqu’au cou, si ton histoire était vraie.

— Ce sont des faits, simplet. L’Histoire avec un grand H, pas une légende de grand-mère ! As-tu seulement eu une éducation ? Mais qu’ai-je fait pour mériter ça ? Doté d’une intelligence sans borne au sein d’une famille de crétins consanguins... soupira le jeune noble.

L’homme à l’imposante prestance joignit les mains dans un claquement soudain et ce faisant fit taire les derniers chuchotements. Un chant de prière résonna aussitôt entre murs et colonnes de pierre.

— Mes frères et sœurs, tonna-t-il d’une voix maîtrisée et portante. Aujourd’hui, plus que jamais, nous traversons des heures sombres.

Il interrompit son discours comme pour marquer son chagrin, embrassa le heaume avec tristesse. Ses fidèles sujets parmi l’aristocratie compatirent à son spécieux spectacle. On pouvait croire à s’y méprendre assister à une représentation théâtrale des plus médiocres : personne n’ignorait les dissensions internes à la fratrie.

— Hel’méryth Ephyrast Légas, solide pilier de notre royaume, nous a quitté. Surnommé Ephyr le Grand au nom de son courage, de sa force intarissable et de sa volonté. Surnommé le Grand du fait de ses victoires incontestées et de sa destinée légendaire. Il symbolisait notre puissance face à nos ennemis, notre union face à l’adversité, la paix à travers les temps difficiles. Il était altruiste lorsque le monde se montrait cruel envers lui, magnanime, juste et bon envers tous. Même ses plus modestes sujets... Certes, l’heure est au chagrin mais nous ne pouvons nous permettre d’être en deuil comme le requiert la coutume. Cette triste disparition fragilise le royaume. Voyez la guerre à nos portes ! Nous n’avons d’autres choix que de nous y préparer : un couronnement aura lieu dans les jours prochains afin de nous éviter l’instabilité...

Une voix masculine éraillée s’éleva au loin, un poing usé sali par la terre se joignait à elle.

— Ferme donc ta gueule de chien galeux ! Son trône n’a pas encore refroidi que vous voulez déjà vous en emparer ! Sales rapaces !

Un grand brouhaha envahit la salle. Tous l’observaient avec insistance mais, feignant ne guère s’en soucier, le Sang-royal ponctua son discours avec assurance d’une dernière prière avant d’inviter les proches à partager leur chagrin.

— Que son âme repose en paix dans les vallées boisées de l’Arbre immortel ! Ainsi soit la volonté des divins !

— Ainsi soit la volonté des divins ! scanda le peuple, d’une seule voix.

Sans attendre, il tourna les talons dans l’espoir de rejoindre au plus vite sa sœur. Mais cela était sans compter sur les nombreux sang-bleus qui, sur son trajet, par leurs condoléances et flatteries, tentaient désespérément de susciter son intérêt. Il soupira sans retenue lorsqu’il rencontra enfin son aînée, mais son soulagement n’était point partagé. La jeune femme qui lui faisait face le gratifiait d’un regard vicieux – quoique naturel pour elle - et insatisfait. Une beauté envoûtante aux airs de demoiselle en détresse jouant de son apparence afin de manipuler la haute noblesse. Une chevelure auburn tombait en cascade dans son dos mais également sur sa poitrine généreuse, cette dernière mise en valeur par une robe de velours bleu nuit au décolleté échancré serti de pierres d’ambres. Ses yeux couleur miel ainsi que son teint pâle contrastaient avec son élégante tenue. Un rictus carnassier, qu’elle dissimula derrière une main élégamment gantée, fendait son joli minois.

— Petit frère... Tu n’as aucune idée de comme il m’était difficile de contenir mon rire. Ton malheur si surjoué, si... faux, c’est plus adapté à ta prestation. Décevant. Tu aurais pu verser quelques larmes, tout de même !

Elle le tournait en ridicule comme à son habitude.

— Egarlyah, je te prierai de garder ton jugement aussi inutile que malvenu pour ta personne. Si cela ne t’a point paru convaincant, décolle ton derrière de ce siège et va donc offrir un meilleur spectacle. Tu as toujours été meilleure menteuse que moi, et j’aurai au moins le plaisir de te voir insultée par la populace.

Croisant les bras sur son pourpoint, il fixait la couronne d’un regard envieux.

— Détends-toi, Exhares. Tu l’auras bientôt, se moqua son aînée alors qu’elle regardait devant elle.

Sous ses yeux inquisiteurs défilaient proches et amis du défunt afin de conter maintes aventures partagées en compagnie du roi, certaines n’ayant jamais vu le jour.

— Cet enfant de catin... écuma fiévreusement le cadet. Ce fornicateur d’elfe nous a piégés. Notre lignée. À jamais détruite, condamnée à disparaître. Même dans la mort, il a le bras long.

— Attention, jeune sot. Sa catin de mère est aussi la tienne. Et tu fais bien de mentionner sa putain elfique, où en sont tes recherches ? dit-elle en reprenant son sérieux alors qu’elle le toisait.

Exhares blêmit, considérant la situation, il ne s’était pas préparé à répondre de sa mission. Egarlyah se racla la gorge afin d’exprimer son impatience, elle frappait ses longs ongles limés sur les accoudoirs du somptueux fauteuil qu’elle occupait.

— On a perdu sa trace...

— Quoi ? s’exclama-t-elle en sortant de ses gonds.

Elle avait attiré quelques regards furtifs en haussant le ton. L’attente fut longue, mais les curieux finirent par se désintéresser d’eux. À demi-voix, elle questionna fermement :

— Où avez-vous, toi et tes sbires, perdu la piste ?

Exhares déglutit avec peine, comme pour reprendre contenance.

— À quelques lieues de la Tour Sud. Mais, avant que tu n’entres dans une colère noire, sache qu’une barrière immatérielle, que même nos mages les plus puissants n’ont réussi à effleurer, nous coupait la route.

— Par les dieux... grogna l’aînée alors qu’elle emprisonnait au creux de sa main celle de son cadet.

Dans cette puissante poigne d’apparence frêle, les phalanges et articulations du cadet était sur le point de céder. Sa grande main rougie par l’étau de douleur lui donnait un aspect comique de par leur contraste de taille.

— Quelle chance tu as de me l’avoir annoncé ici, parmi cette foule de vermines. Seuls, tu n’y aurais pas survécu.

Ses yeux déformés par son affreuse grimace jetaient des éclairs. Sa modeste taille n’était qu’un trompe-l’œil, elle couvait une force surhumaine. Exhares était paralysé par la peur, sa forte carrure et sa pseudo puissance ne valait rien face à son aînée. Même plus jeune, elle le terrorisait et exerçait sur lui un ascendant des plus étranges. Il avait beau tenter de se soustraire à son étreinte d’acier, il ne pouvait rivaliser avec sa volonté. Face à ses vaines tentatives, Egarlyah s’enhardissait. Elle raffermissait sa prise, arrachant un sifflement de peine à son frère. Un son qui sonnait doux aux oreilles de sa tortionnaire.

— Que vais-je faire de toi, petit frère ? Tu as laissé échapper notre seul espoir de retrouver notre liberté. Je n’exigeais qu’une chose de toi : la dénicher et me la ramener vivante.

— Mais il est toujours possible de ...

— Silence. Croyais-tu que je te pressais par simple caprice ? Si je désirais la retrouver avant qu’elle n’atteigne cette fichue tour c’était pour une raison. Elle est désormais perdue !

— Tu croyais vraiment pouvoir marchander avec les Anciens ? marmonna-t-il entre ses dents, tentant en vain de garder un minimum de dignité.

Le sourire carnassier de son aînée s’était élargi, elle semblait amusée par ses tentatives dérisoires de la contrarier.

— Oh ! C’est que tu deviens plus résistant à la douleur. Il va falloir que j’y remédie ! Concernant ta question, je suppose que je n’ai plus aucune raison de garder les informations sensibles pour moi-même puisque tu as déjà tout gâché. Si tu avais été fichu, toi et ta bande d’incapables, de mener à bien la mission que je t’avais confiée, on serait actuellement en possession de leur bien le plus précieux.

Face à sa mine sceptique et crispée, Egarlyah desserra sa poigne afin que son cadet ne soit pas parasité par la douleur durant ses explications, elle n’aimait pas se répéter.

— Ça n’a jamais été Ephyr, ou l’un des nôtres, qui les intéressait. Enfin, pas à proprement parler.

— Et pourtant dès lors qu’ils s’étaient alliés à nous, ils avaient exigé notre sang...

— Tenter de réfléchir dans ton cas est vain, écoute plutôt. Aventure-toi plus loin que les apparences ! Leur fameux Gardien de la Source n’était qu’un statut illusoire, parfait pour nous détourner de leur véritable objectif. En nous promettant gloire et puissance, ils s’assuraient la désunion au sein de nos rangs et répandaient la discorde. Ils ne désiraient pas un simple Mada, le plus pur représentant de notre espèce, afin de combler le lien nouveau qui nous unissait. Non. Ils s’intéressaient à un élément particulier de notre lignée : un gène pur mais surtout d’une rareté absolue. J’ai beau chercher, je n’ai rien trouvé davantage sur le sujet mais une chose est sûre, c’est cela qu’ils convoitaient. Ephyr n’aura été qu’un réceptacle, un moyen de transfert. Pour ce qu’ils comptaient en faire, ça nous ne le saurons peut-être jamais grâce à ton incompétence habituelle. Ah, Exhares... Je devrais te broyer les os pour ton échec mais il serait si malheureux d’entacher ma superbe robe, tu ne trouves pas ?

Il ne répondit pas, elle raffermit à nouveau sa prise.

— O-oui, oui. Tu as raison.

*


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