Chapitre 7 : l'étrange métabolisme ( 2/3 )
L’air était frais et le ciel dégagé, des couleurs venaient chatouiller son bleu harmonieux sans pour autant le recouvrir et soulignaient les étoiles qui scintillaient de par leur éclat. Elise se tenait près d’un pont non loin des tentes, sans quitter l’azur du regard : ce rituel dont elle avait autrefois l’habitude la ramena en arrière et elle eut l’impression que rien n’avait changé.
Les flammes vacillantes des bougies éclairaient à peine les tentes et le silence qui les habitait accompagnait le vent dans sa danse. Tout le monde semblait dormir à poing fermé et pourtant, elle était là, debout, transie de froid et épuisée jusqu’à l’os. Elle ne l’entendit pas arriver, et lorsqu’il s’adressa à elle, elle sursauta tant qu’elle faillit trébucher sur son propre pied. Elle retint un hoquet de surprise en inspirant profondément.
— Oh bon sang ! Vous m’avez flanqué une peur bleue.
— Que faites-vous debout ?
Hèros était on ne peut plus surpris de la voir sur pieds : malgré les contusions que sa peau hâlée présentait, elle ne semblait pas souffrir de ses blessures.
En l’espace de quatre jours ? Comment c’est possible ? Je comprends mieux les propos de Lefa... Je dois m’enquérir auprès de Valence sans tarder.
— Vous êtes frigorifiée ! constata-t-il, horrifié par la froideur de sa peau qu’il avait frôlée.
Elle lui lança une œillade morne et lasse avant d’observer l’horizon.
— Je n’arrivais pas à dormir tout simplement. J’avais besoin de prendre l’air, même si je me les gèle, lança-t-elle, un sourire mi-figue mi-raisin sur les lèvres. Je m’étais résignée à mourir, ce jour-là vous savez.
Ces mots le prirent au dépourvu, ils n’avaient pas encore eu l’occasion de parler de l’Arène : Elise demeura les premiers deux jours dans un état critique et passa les deux autres dans un sommeil profond dont elle sortait à peine. Hèros garda le silence, il ne savait que dire. Il l’avait imaginée terrorisée, priant pour sa vie sauve, implorant le ciel qu’il vienne à son secours. Peut-être même en colère ou enragée, mais résignée à mourir il ne l’avait pas envisagé.
— Je n’avais jamais sombré aussi bas. À mi-chemin entre sérénité et fureur, mon esprit tenait en un équilibre... plutôt curieux. J’étais désorientée, seule. La morsure de la douleur parasitait mes sens et mon instinct de survie amplifiait ma peur. J’étais incapable de penser rationnellement. C’est seulement au fond de cette souche que j’ai senti ma fin arrivée, j’ai regardé cette bestiole monstrueuse s’échiner à m’atteindre et j’ai voulu l’emporter avec moi dans la mort. Ma vie ne m’importait plus, la tuer était la seule et unique chose qui m’obnubilait. Peu importe ce que je devais sacrifier, elle m’avait prise en chasse et je me devais de lui ôter la vie. Voilà que je me découvre une obsession pour la vengeance…
Hèros, qui avait gardé le silence jusque-là, soupira longuement.
— Je ne crois pas qu’il s’agisse de vengeance, mais plutôt d’une soif de justice. Cependant, les barrières entre la justice et la vengeance sont très troubles. Prenez garde à ne pas perdre pied du mauvais côté, vous y seriez consumée. Retournez à votre couche et reposez-vous. Fermez votre esprit à la mort où elle vous submergera, vous n’avez pas fini d’ôter la vie... Bonne et longue nuit à vous.
Elise demeura là un instant, scrutant son bras droit sous tous les angles.
J’aurais juré qu’il était brisé...
— Henrir, laisse-nous, exigea soudain le mage alors qu’il était en pleine étude d’une trouvaille à l’aide de son copiste.
Ce dernier, ne saisissant pas la raison pour laquelle son Maître parlait au pluriel ni pourquoi il le répudiait, regarda à droite et à gauche avant de lui lancer une œillade perplexe. Il en conclut finalement qu’il s’agissait d’une de ses lubies habituelles.
— Mais Maître, nous n’avons point...
— Va donc dormir et laisse-moi, j’ai à faire. Tu te présenteras demain plus tôt que d’habitude pour achever ta copie.
Henrir grommela avant de se plier aux ordres de son supérieur, il le salua de la manière protocolaire exigée avant d’emporter ses biens avec lui. Alors qu’il s’apprêtait à ouvrir les portes afin de quitter le bureau du mage, il tomba nez à nez avec deux elfes qu’il ne connaissait que trop bien.
— Bien le bonsoir, Ser Hèros. Haute-Dame Lefastis.
Et il saisit soudain la raison pour laquelle son Maître l’avait expédié. Il n’attendit pas qu’on lui réponde qu’il disparaissait déjà à la bifurcation du couloir. Les deux arrivants ne lui en tinrent pas rigueur, étant habitués à son caractère tumultueux et capricieux qui ne détonnait point avec celui de son supérieur.
— Voilà bien longtemps que je ne vous avais pas vu, jeune fille, reprocha le mage d’un ton délibérément mutin, sans jamais se départir de sa plume et de sa danse sur le parchemin.
— Et vous, vieillard, savez où je me trouve. Vous devriez vous dégourdir les jambes de temps en temps hors de votre tour perchée, répondit Lefastis d’un ton mordant avant de sourire à son tour.
— Que faites-vous éveillés à une heure aussi tardive ? demanda le mage, curieux au point d’en poser la plume.
— Eh bien, une discussion s’impose, déclara Hèros d’un ton guindé.
— Ah ! Eh bien je vous écoute, mon ami, répliqua l’ancien, les bras croisés sur son bustier élégant.
— Qu’est-elle au juste, Valence ? Et je vous prierai de répondre sans détour.
— C’est un cas fascinant, Hèros. Il me serait donc difficile de parler simplement de quelque chose d’aussi complexe. Cet individu, d’apparence on ne peut plus fragile, semble survivre contre toute attente et détenir une certaine régénération et une résistance tout à fait impressionnantes. Vous souvenez-vous des échantillons que j’avais prélevés sur elle ?
Hèros acquiesça sobrement.
— Je pensais vos échantillons épuisés.
— J’ai plus d’un tour dans ma manche, cher ami. Je me connaissais bien trop pour me laisser le plaisir d’user sans réserve des échantillons d’un tel individu. J’ai donc compartimenté les prélèvements, ce qui restreignait fortement mes expériences.
Lefastis intervint en s’asseyant au bord du bureau.
— Pourquoi n’avez-vous pas eu recours à la duplication ?
— C’est bien la première chose à laquelle je me suis essayé, figurez-vous. Et à mon grand étonnement, le sort avait échoué. J’ai même tenté les méthodes traditionnelle et manuelle, sans résultat.
Lefastis avait écarquillé les yeux à tel point qu’Hèros crut qu’ils allaient quitter leurs orbites.
— Comment est-ce possible ? demanda l’elfe, dépassée.
— Cela ne s’est jamais produit auparavant ? poursuivit Hèros dont l’inquiétude commençait à transparaître.
— Eh bien, j’ai toujours su répliquer tous les flux, au moins partiellement, de tous les individus et créatures rencontrés durant ma longue existence. Ceci constitue donc pour moi une première depuis des générations. Je n’ai même pas souvenir qu’une telle chose se soit déjà produite par le passé pour ainsi dire.
— Tu t’es dégoté la perle rare, littéralement ! ajouta Lefastis, partagée entre fascination et anxiété.
Elle regardait son ami comme si elle exigeait des réponses que lui-même n’avait pas, il lui rendit son regard, mais le sien était soucieux. Il ne semblait pas partager leur enthousiasme.
— Et donc, ces échantillons ? lança-t-il, impatient.
Mais ce fut son amie qui prit la parole et ses propos le prirent au dépourvu.
— Afin de mieux traiter les patients, nous faisons également des prélèvements comme tu le sais déjà. Alors que je m’apprêtais à végéter les cellules et le placenta, quelque chose de curieux s’est produit : les échantillons surréagissaient aux vulnéraires, en particulier ceux empreints de magie. On aurait dit qu’ils ne guérissaient pas grâce aux plantes et autres substances dans le contenu, mais puisaient plutôt dans le flux magique en résidu. Je n’ai jamais pu observer cela.
— Et c’était avant ou après lui avoir administré la verveine rouge et l’Eucus que tu t’en es rendu compte ?
— Je n’aurais jamais expérimenté délibérément sur elle. Pour qui me prends-tu ?
— C’est une intéressante découverte dont je vais prendre note immédiatement. Ma foi, il est possible que son organisme interagisse différemment à un élément qui lui était étranger jusqu’à aujourd’hui, qui n’est autre que la magie. Il la voit peut-être comme un corps exclusivement nouveau alors que nous savons tous qu’elle nous constitue. Tellement de possibilité, et si peu d’échantillons à manier...
Le mage risqua un coup d’œil furtif à l’elfe qui le toisait d’un regard noir plein de sens.
— Ce n’est même pas la peine d’y penser, Valence.
— J’aurais au moins essayé ! répondit-il un sourire presque enfantin sur les lèvres. Vous devriez venir jeter un œil à ma nouvelle trouvaille : une tablette qui remonte à l’ère première ! Elle traite de la prophétesse blanche.
— Oui, peut-être une autre fois.
— Ah, j’ai presque oublié de vous le rappeler ! Elise, bientôt surnommée Elsia, sera adoubée en tant que chevalier de l’Ordre et fera partie de l’élite ; sera donc par conséquent embrassée par la Renaissance. J’ai reçu la liste ce matin-même.
Hèros soupira lourdement ; il se tenait l’arête du nez comme si une violente migraine lui martelait la tête.
— Quand ?
— La cérémonie aura lieu à la fin de la semaine. D’ici là, libre à moi d’initialiser la conscience de chaque futur chevalier avant son entrée en service. Il faut bien qu’ils soient dociles, obéissants et totalement dévoués à la cause de leurs dirigeants.
Le sourire du mage et son ton jovial soulignaient davantage son cynisme naturel.
— Elle ne pourra pas y échapper, Hèros. En revanche, je pourrais faire preuve d’excès de zèle en usant du rituel originel. Celui-ci est dénué de toute trace de corruption et vise simplement à fortifier le sujet. C’est tout ce qu’il y a en mon pouvoir, mon ami, mais j’y suis obligé. C’est une bonne chose pour elle, elle n’en sortira que plus forte.
— Si elle survit.
— Si elle survit, répéta le mage désolé, mais sa voix était dénuée d’émotion.
— Et merde.
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