Chapitre 8 : Renaissance (4/4)

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— Qu’est-ce ? s’empressa Elise de demander, frissonnant face à l’inconnu de la situation.


— Une puissance inégalable et inépuisable, mais surtout incontrôlable et sauvage. Elle est si pure qu’en contact d’un hôte impur ou déséquilibré, elle se mue en une morsure mortelle pour son porteur. Ces donjons abandonnés n’ont pas été construits ici par pur hasard. Il existe très peu de points de divergence dans le monde, et leur invisibilité rend leur détection d’autant plus complexe. La magie qui en émerge déchire le voile entre les mondes, donnant accès à des merveilles qui restent cependant hors de portée, puisque nous y laissons la vie : nous emportons les connaissances qu’elle nous offre dans la tombe. Ce point-ci je l’ai scellé moi-même, nous l’avons rayé de l’histoire afin d’en dissimuler l’emplacement et l’existence.


— Valence, c’est de la folie ! Le risque est aussi grand pour vous que pour elle. Votre existence n’a-t-elle donc aucune valeur à vos yeux ? ponctua Hèros dont la voix grondait.


— Sachez que je ne me suis tourné vers cette solution que par nécessité. Comme j’ai précédemment précisé, et je n’aime point me répéter, j’ai tenté par ma propre force de moduler son organisme à travers son sang, mais sans succès. Mes échecs m’ont conduit à ce point de divergence et vous vous doutez, mon cher ami, que je n’en aurais pas fait ma première option.


Au contraire, Valence... User de ce point et en sortir vivant constitue à vos yeux un challenge à relever, une victoire de plus à ajouter à vos hauts faits.


— Pouvons-nous commencer ? On est déjà là, et je suis sur le point de m’effondrer. Plus vite je quitterai cet endroit mieux je me porterai ! s’exclama Elise d’un ton agacé, la voix mi-étouffée.


Hèros tourna vers elle un regard interrogateur.


— En êtes-vous certaine ?


Elise observa silencieusement l’étrange autel ainsi que les ténèbres qui l’engloutissaient, sa contemplation était presque méditative.


— Je ne saurais l’expliquer, mais... je suis prise entre une attraction et une sorte de répulsion simultanées. Là, en cet instant précis, je me sens pourtant à ma place. Comme si j’étais là où je devais être.


Son monologue fouetta le silence et trouva son écho dans les ténèbres, la réponse de l’elfe tardait à venir. Elle le regarda alors et vit dans ses yeux la résignation car après tout, il n’avait pas réellement voix au chapitre.


— Commençons ! s’enthousiasma le Mage, ce qu’Elise trouva légèrement déplacé.


Mais elle lui emboîta tout de même le pas, non sans un regard en arrière vers Hèros qui était aussi figé qu’une statue de marbre. Ce dernier ne tarda pas à suivre le pas, une grimace de désapprobation sur le visage. Lorsque le Mage atteignit l’autel, ses parchemins et manuscrits cessèrent leur danse continuelle dont il était le centre, ils s’immobilisèrent à hauteur de lecture et s’ouvrirent à certaines pages, leur pertinence au rituel était évidente. Elise était véritablement impressionnée par de telles prouesses et s’empressa aussitôt de l’exprimer.


— Ces tours sont sacrément pratiques ! J’aimerais pouvoir en faire autant lorsque mes livres se ferment et que je perds par la même occasion mon marque-page, lança-t-elle d’un ton qu’elle voulait jovial.


— Cela m’étonnerait que vous en soyez capable, mon enfant. Vous avez, certes, une forme de magie innée en vous, mais pour de telles pratiques et disciplines, vous auriez dû naître Mage, ou dans les pires des cas sorcière ou Douée.


Lorsqu’il vit l’expression déçue de la jeune femme, l’ancien s’empressa d’ajouter :


— Enfin, il se peut que je me trompe - chose peu probable, mais tout de même. Vous dépassez mes connaissances, vous pourriez incarner l’exception qui confirme la règle.


Valence se désintéressa soudain d’elle, consultant ses ouvrages à tour de rôle d’un œil inquisiteur et d’un sérieux méticuleux. Il prenait cette entreprise très à cœur, après tout sa propre vie en dépendait. La curiosité de la jeune fille s’estompa soudainement lorsqu’elle aperçut les illustrations de décortications de corps d’humanoïdes, son estomac se noua alors qu’elle s’éloignait discrètement des manuscrits et de leur propriétaire.


— La Renaissance sera douloureuse ; je vais devoir vous faire saigner à l’aide d’une lame de rituel afin d’ouvrir votre corps à l’initiation. L’essence qui se déversera en vous sera à l’origine de votre souffrance et non le saignement en soi. Je ferai en sorte d’atténuer au moins la douleur physique.


Elise avala difficilement sa salive alors qu’elle observait l’autel d’un œil nouveau.


— Inutile de m’en dire davantage, au risque de me faire changer d’avis.


Valence ne se fit pas prier, il s’affaira aussitôt à défaire son fameux havresac. Ce dernier contenait des bougies, bleues à la cire transparente ayant une senteur s’apparentant à la lavande, des encensoirs cuivrés à chaînettes et du charbon, un cristal de roche poudreux à l’aspect crayeux ainsi que d’étranges capsules ressemblant curieusement à des sporanges desséchés. Le dernier objet gardait tout son mystère, enroulé dans des chiffons noircis par le temps. Après avoir enfilé un gant en lin, l’ancien s’empara de la roche avant d’esquisser des arabesques avec précision sur la terre noire et compacte. Alors qu’il s’apprêtait à achever le cercle étrange englobant le tout, il s’adressa à la jeune femme.


— Veuillez-vous tenir près de l’autel.


Elle obtempéra tandis qu’elle admirait avec attention l’exactitude avec laquelle Valence ébauchait des volutes et des formes géométriques parfaites.


— Lorsque le cercle sera complété, il est possible que vous ressentiez à nouveau une lourdeur. N’ayez crainte, il s’agit du dispositif de sécurité mêlé aux prémices du rituel. En tant que néophyte, j’ignore de quelle façon votre corps réagira à une telle quantité de magie.


Elise ne lui prêta qu’une oreille, absorbée par son inspection de l’autel qu’elle examinait de plus près. Il s’agissait d’une table circulaire en cuvette présentant un rebord saillant sur son pourtour, supportée par deux piliers tressés. Le tout en pierre joignant à la fois l’aspect moucheté du marbre et le verre noir de l’obsidienne. La proximité avec l’autel provoquait chez elle une angoisse profonde, elle l’exaltait tout en la terrassant. Elise ne comprenait pas ces sensations contradictoires qui lui parasitaient l’esprit, ce qui la poussa à s’agiter sur place.


— Quelque chose ne va pas ? demanda Hèros jusque-là silencieux.


Ayant remarqué son éloignement presque précipité de la table, il était sur le point d’accourir à ses côtés lorsque Valence s’interposa.


— Ne pénétrez pas dans le cercle. Vous y seriez prisonnier également.


Hèros se contenta d’acquiescer sobrement, il approcha tout de même le cercle comme pour rassurer la jeune femme par sa présence. Ils échangèrent un regard plein de sens, tel un au revoir silencieux. Le Mage, survolté par l’expérience à venir, ne leur accorda aucune attention et poursuivit ses tâches. Il disposa à distance égale les bougies à même le sol sur le cercle annexant et les alluma. Il imprégna ensuite les encensoirs de sa magie et les anima de lévitation après les avoir garnis de charbons ardents. Il s’empara ensuite de ses étranges capsules qu’il ouvrit délicatement avant d’approcher l’autel et la jeune femme. Cette dernière remarqua les quelques rares volutes grises qui s’échappaient des ouvertures.


— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle aussitôt.


— De la cendre de Drake, spores fines d’une plante aux propriétés très particulières. Habituellement utilisées lors des rites funéraires, elles permettent un passage moins tumultueux de l’âme vers l’autre monde.


— Votre renaissance... va me tuer ? murmura-t-elle, sidérée.


— En quelque sorte, lança Valence tout en versant sa cendre sur l’intégralité de la table d’autel.


Il lui intima ensuite de s’allonger sur le lit de cendres avant de lui tendre une minuscule fiole opaque.


— Buvez ceci. La décoction réduira votre sensibilité et mettra en sommeil votre système nerveux durant le rituel.


Avant qu’il n’achève ses instructions, Elise s’était déjà emparée de la fiole et avala son contenu cul sec. Tandis qu’elle arborait une grimace de dégoût et grognait suite à la douleur naissante dans sa gorge enflammée, le Mage riait presque sous cape.


— Si vous m’aviez laissé le temps de vous alerter..., déclara-t-il manifestement très amusé.


Elle souffla du nez avant de reposer sa tête sur la surface froide de la pierre et allongea les bras le long du corps. Sa peau frissonna au contact de la pierre de l’autel, mais elle ne savait si c’était dû à sa froideur ou autre.


— Détendez-vous et fermez les yeux. Parlez-moi si cela peut aider.


Facile à dire, ce n’est pas votre corps qu’on s’apprête à charcuter.


La voix de Valence semblait distordue, lointaine. Elise ne saisit plus un traître mot de ce qu’il marmonnait, elle observait ses lèvres se mouvoir jusqu’à ce que ses paupières s’alourdissent autant que sa respiration, devenue laborieuse. Alors qu’elle tentait tant bien que mal de maintenir ses paupières ouvertes, des picotements vinrent lui chatouiller les extrémités du corps. La sensation crût jusqu’à ce que l’insensibilité s’empare de sa chair.


— Sentez-vous ma main ? interrogea Valence, lui empoignant le bras fermement.


— Non, parvint-elle à murmurer, difficilement toutefois.


Elle communiquait laborieusement, comme si ses lèvres étaient scellées.


— Que votre mâchoire soit paralysée par une sensation de lourdeur, c’est un des effets secondaires de la décoction.


Elise acquiesça de la tête, ses propos étaient concis.


— Commencez, s’il vous plaît. Je me sens engourdie de la tête aux pieds et je déteste cette sensation.


Le Mage jeta une œillade à Hèros avant d’ancrer son regard dans celui de la jeune femme.


— Comme vous le souhaitez.


Concentration et sérieux fronçaient ses sourcils broussailleux tandis qu’il fermait les yeux, le mystérieux objet soigneusement enroulé entre ses mains. Valence le débarrassa de ses atours superflus et l’observa un moment. Le manche mêlait bois, cuir et métal tandis que la lame noire tenait davantage du cristal aiguisé et poli. Il le dressa à hauteur de tête et laissa parler sa voix devenue gutturale, il scanda le rituel tel un chant ancien :


Shey phi Or’hm. Liberis asham isch

Je vous offre cette âme. Modelez-la à votre estime.


Shey sif sangue an verti adh vertus

Je vous offre son sang et sa vie à travers le feu.

Igues pheles segui. Amagues fi hoam aternea

Que brûlent sa chair et ses os, prison de son âme éternelle.



Tandis que sa voix s’élevait et fouettait le silence, la matière, à travers l’espace et le temps, se distordit autour de la lame de cristal. Cette dernière vibrait d’une lueur rougeâtre interne lorsque Valence cessa ses incantations. Il la porta à la chair de la jeune femme, d’abord sur les poignets et avant-bras puis sur l’abdomen et le buste. Elise ne souffrait pas, mais la sensation de sa peau tailladée, même insensibilisée, était désagréable et perturbante. Une sensation, d’abord agréable, surpassa toutes les autres : une douce chaleur. Plus dévorante, plus imposante, elle se répandait dans son être et dans ses veines et comme la lave qui se déverse dans les rivières avant d’atteindre la mer ; elle s’empara de son être. Des braises mourantes fleurirent en bordure des plaies ouvertes puis devinrent des flammèches et finalement des flammes. Le sang qui s’était vivement échappé de ses blessures s’enflammait à son tour, alimentant les flammèches par son ardeur. Le corps de la jeune femme autrefois atone s’éveilla soudain à ses sensations et la douleur la frappa de plein fouet. Elle avait beau hurler à s’en arracher la gorge, tenter de se débattre, elle était prisonnière d’un corps immobile dévoré par des flammes affamées. Valence avait quitté le cercle sans attendre, et Hèros, ne supportant point le spectacle, s’était isolé à l’extérieur de la grotte.


Le Mage poursuivit ses incantations et gestes de supplication vers le ciel, et au fur et à mesure que chantait sa voix, un dôme se profilait là où son cercle annexant se dessinait. Elise, yeux révulsés, poussait désormais des cris muets alors que son corps entier disparaissait sous la lueur rougeoyante du feu. Un brasier immense s’étendit alors sur l’autel de pierre, l’engloutit même. Le Mage dût suspendre sa conjuration et s’éloigner car le feu se propageait au-delà de son dôme protecteur. Alerte, il héla Hèros qui accourra aussitôt.


— Ne me dites pas qu’elle est au cœur du feu ! s’exclama Hèros surprit, hors de lui.


— Le dôme ne le contient pas ! C’est impossible ! S’il venait à se propager davantage...


— Je m’en contrefous ! Je dois la sortir du feu !


— ELLE est le feu ! hurla soudain le Mage, dépassé par la situation. Elle s’est enflammée et...


— Quoi ? Vous l’avez tuée, Mage ? s’emporta l’elfe sur le point d’empoigner l’ancien.


— Cela fait partie du rituel ! Mais je ne comprends pas, le feu n’aurait pas dû se propager sur tout son être ni prendre une telle ampleur !


— Il faut faire quelque chose ! Vous ne pouvez pas y aller en usant d’un bouclier ou que sais-je ? grogna l’elfe en approchant dangereusement le brasier.


— Non, j’ai déjà essayé..., répliqua Valence alors qu’il arborait une chair à vif sur ses paumes et avant-bras. Je suis incapable de le contenir ou de l’éteindre. Il s’agit d’un feu vivant, c’est une magie qui me dépasse... Qu’ai-je fait ! Je l’ai ouverte au point de divergence, elle pourrait engloutir le royaume entier dans les flammes ! murmura-t-il davantage à lui-même, dépassé par la situation.


— Valence, je vais vous tuer ! hurla Hèros avant que l’écho de sa voix soit étouffé par une déflagration.


Le feu s’était résorbé sur lui-même, se concentrait jusqu’à son paroxysme et à la manière d’une supernova, libéra une lumière si vive qu’elle en aveugla Valence et Hèros et les projeta telles des poupées de chiffons contre les parois les plus proches. Remis du choc, ils s’empressèrent d’examiner la source de la détonation et furent surpris de voir qu’à la place du brasier s’élevait un globe géant de lumière et de brume au cœur duquel flottait une silhouette d’ombre, une silhouette squelettique. Le Mage observait le spectacle bouche bée, le sang s’écoulait à flot de ses narines et oreilles mais il ne semblait guère y attribuer la moindre importance. Hèros, rongé par l’inquiétude, le secouait sans jamais quitter des yeux la fameuse sphère, comme s’il craignait qu’elle ne disparaisse.


— Qu’avez-vous fait ! se désola l’elfe, les yeux rivés sur la lumière.


— Taisez-vous et observez ! Vos yeux sont-ils si aveuglés ou alors refusez-vous de voir ? lança le Mage d’un air absent. Regardez-la...


Alors qu’il secouait la tête, persuadé que son vieil ami délirait, il la vit. D’abord décharnée, une nouvelle chair vive vint recouvrir ses os d’une musculature saillante ; puis apparut alors l’épiderme, une peau aussi hâlée que dorée. Une chevelure noire et ondulée jusqu’au séant dansait sur ce corps dénudé. Tandis qu’ils détournaient le regard par courtoisie, la lumière mourut. Sans crier gare, Valence s’était effondré à genoux. Son corps, sans aucune barrière au flot d’énergie qui le frappa au cours du rituel, avait été mis à rudes épreuves. La violente migraine qui lui vrillait la cervelle se manifesta enfin à son esprit encore embrumé.


— Que vous arrive-t-il, vieillard ? s’inquiéta l’elfe, l’aidant à se redresser.


— Répétez cela encore une fois et je vous grille sur place !


— Vous avez à peine la force de tenir sur vos jambes, je m’en inquiète pas, se moqua Hèros.


— J’ai encore la force de vous maudire ! répliqua Valence à bout de force, mais reprenant des couleurs.


— Que s’est-il passé, Valence ?


— Je l’ignore, mon ami.


Lorsqu’ils reportèrent leur attention là où la lumière fût, la silhouette, cette fois en chair et en os, se tenait immobile dans l’ombre. Aucun des deux n’osa s’adresser à elle ni l’approcher. Alors elle vint à eux ; grande et élancée, elle n’avait plus rien de la petite humaine. Ses traits caractéristiques exacerbés ne faisaient qu’accroître sa beauté et sa nudité, à peine couverte par sa toison pubienne et sa chevelure, intimidait d’autant plus les deux hommes qui n’osaient point la regarder. Elle les toisait d’un regard à l’iris moucheté de noir et d’un vert éclatant, une malice et une sagesse ancienne y brillaient.


— El’sy Aa, marmonna le Mage, stupéfait.


— Elsia - se répéta-t-elle comme pour vérifier la consonance, et satisfaite elle poursuivit : C’est ainsi que je me nommerai en ce temps, soupira-t-elle d’une voix mélodieuse.


Un autre murmure inintelligible parvint aux oreilles des deux hommes, les emportant tous deux dans un sommeil lourd sans rêve. Elsia quitta alors le donjon et le palais à travers une brume opaque qui avait étrangement frappé en cette nuit pourtant dégagée.


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