Chapitre 6 : révélations (2/?)
La matinée ainsi animée dans la Basse-ville leur permit de passer presque inaperçus, les montures atterrirent sur le terrain prévu à cet effet. Débarrassés de leur cavaliers, les dragonneaux s’empressèrent d’aller se nourrir. Cependant, le groupe ne put échapper à l’assaut du mage sur le qui-vive. S’il avait pu courir, il ne s’en serait pas privé, mais Valence se savait observé. D’autant plus qu’il était rare de le voir à la Basse Cour, lui qui ne quittait que rarement sa tour perchée. Il les héla donc silencieusement et les enjoignit de le suivre. Ils gagnèrent paisiblement la tour et ce faisant, ils se permirent de souffler. Quant à Elsia, peu à l’aise dans son accoutrement, elle s’emmitoufla davantage dans la couverture qu’Hèros lui avait procuré. Valence congédia Henrir sans attendre et ferma le loquet de la porte derrière le groupe. Il y apposa aussitôt la paume une main avant d’enclencher une impulsion translucide qui parcourut la porte et les murs puis disparut.
— Un peu d’intimité ne fera pas de mal, débita le mage, un sourire narquois sur ses lèvres fines.
— N’avez-vous aucune confiance en votre apprenti ? ironisa Hèros, amusé malgré lui.
— Je n’ai confiance en personne, jeune homme. Et c’est un conseil que je vous recommande. J’ai quelque chose pour la donzelle, patientez ici.
Puis il disparut dans ses allées labyrinthiques.
— Pfou... J’ai vraiment cru qu’on allait se faire bouffer ! lança Tames de sa voix graveleuse.
— J’en suis encore sur le cul..., jura Lefastis.
Tel un seul homme, le groupe la regarda, inaccoutumés à l’entendre proférer des jurons.
— Ne me regardez pas comme ça, vous faisiez la même tête que moi !
— Allons, ce n’était rien de plus qu’une promenade de santé, dédramatisa Ablein, laconique et toujours encapuchonné.
— Je pense que le temps des présentations est arrivé : voici mes vaillants amis, ils m’avaient rejoint ces derniers jours dans ma quête de vous secourir, déclara Hèros, une lumière nouvelle sur son faciès.
Ils partagent des liens forts, c’est indéniable.
Il approcha Bahmos qui montra toutes ses dents, ravi d’être le centre de l’attention.
— Vous reconnaîtriez ce jouvenceau à sa queue de cheval qu’il ne quitte que rarement. Il répond au nom de Bahmos...
— Ou l’Obsédé,... ajouta Lefastis en soufflant du nez.
— Et pour votre gouverne, des queues de cheval j’en ai deux !
Fier de son effet, son sourire s’étira davantage. Les yeux d’Elsia s’arrondirent de surprise.
Séduisant, peut-être. Mais pour le tact, on repassera.
— Et tout le monde s’en branle ! s’emporta Hèros. Celui-là, c’est un sacré spécimen, poursuivit-il en désignant l’autre elfe mâle. Il est toujours encapuchonné, il craint le soleil.
Hèros s’était appuyé d’une main sur une des larges épaules du concerné.
— Très drôle. Tu fais de l’humour depuis quand ? le rabroua Ablein, un fin rictus aux lèvres.
— Ce forcené, grand adepte du sarcasme, s’appelle Ablein. En ancien elfique, cela signifie Lumière de nuit.
L’elfe encapuchonné grogna de mépris, Hèros ne releva pas et alla à la personne suivante : Tames, l’elfe à la chevelure de feu.
— Voici Tames. Nous sommes nés sous la même lune, sous les mêmes hospices. Nous sommes liés au-delà des liens du sang. Des âmes jumelles.
Jusque là, Elsia se contentait de leur sourire et de hocher la tête pour les saluer, mais voilà qu’elle ressentit un malaise quand elle croisa le regard métallique et calculateur de Tames. Cette dernière avait un rictus qui n’avait rien de bienveillant et elle la toisait plus qu’elle ne la regardait. Le mal être ne s’éternisa pas lorsque l’autre elfe femelle agrippa Elsia par le bras comme si elles étaient amies de longue date.
— Et moi, elle me connaît déjà, n’est-ce pas ? Lefastis, et Lefa pour les intimes. J’ai dû la rafistoler une ou deux fois, ça rapproche ! monologua l’elfe de bonne humeur. Quand je l’ai connu, elle était plus petite de taille et se nommait Elise. Vous vous y faites, d’ailleurs ? à tous ces changements en si peu de temps ?
— Eh bien, ça fait quelques mois déjà qu’on a décidé de changer mon nom. Pour ce qui est de mon corps, je ne sais pas, je viens de me réveiller... répondit-elle, prise de court et encore désorientée.
Le mage débarqua à nouveau et son apparition happa tous les regards, l’œuvre de sa magie sans doute. Ses bras étaient chargés d’une robe rouge délavée.
— Vêtue comme vous étiez quand vous nous aviez quitté, je me suis dit que j’allais me préparer en conséquence.
— Merci ! dit-elle sincèrement reconnaissante.
Valence lui indiqua le fond de la pièce et elle ne se fit pas prier. Elle revint cette fois habillée, débarrassée de sa couverture, mais l’attention dont on la couvait l’empêchait d’être totalement détendue. Elle était la nouvelle dans le petit groupe et ils lui jetaient des œillades curieuses qu’ils croyaient sans doute discrètes.
— Maintenant que l’intéressée est parmi nous, nous devons parler, annonça le mage d’un ton solennel qui ne lui ressemblait pas.
Hèros lui jeta une œillade interrogatrice ; ses amis le regardaient à son tour, mais l’elfe était tout aussi ignorant.
— Mais avant tout, faites-moi votre rapport ! exigea le mage.
Exaspéré, Hèros se racla la gorge pour exprimer son impatience, mais il connaissait assez bien le mage pour savoir que tant qu’il n’aura pas répondu à ses questions il ne révélerait rien. À ce petit jeu, il était perdant.
— Elle se tenait tranquillement parmi les dragons, sur le Mont Aeira même. Ils la couvaient comme ils protégeraient les leurs, dit Ablein, sardonique.
Valence, effaré, avait entrouvert la bouche, mais aucun son n’en sortit.
— Ils ont chanté en son honneur, ajouta Lefastis, perplexe face à ses propres mots, comme si elle n’y croyait pas elle même.
— Ils se seraient même soumis à sa volonté, de ce qu’on en voyait ! assura Bahmos, agité.
— Et puis quoi encore ? Que connais-tu aux dragons, toi ? rabâcha Tames, venimeuse.
— Plus que tu ne crois savoir, répliqua Ablein, cinglant.
— Ça suffit ! lança le mage, manifestement troublé par les évènements. Cela... cela explique bien des choses, confirme mes soupçons, mais aussi complique le tout.
Il marmonnait à lui-même un instant. Il regarda soudain Hèros, yeux dans les yeux, avec une expression austère et dure.
— Approchez, Hèros.
Valence s’isola avec l’elfe plus loin du groupe, à l’abri de leurs oreilles mais pas de leurs regards atterrés.
— Qu’est-ce que c’est ce cirque, Valence ?
— Vous n’avez aucune idée de l’entreprise dans laquelle nous avons pris part tous deux : cela nous dépasse nous, nos pauvres intérêts personnels et tout le reste...
Il se tut, se tourna vers les autres un instant puis fit à nouveau face à Hèros.
— Leur faites-vous confiance ?
— Je leur confierais ma vie.
— Il ne s’agit pas de la votre, mais de la vie de cette jeune dame que vous avez décidé de sauver pour je ne sais quel raison.
Hèros se terra dans le silence un moment, lorsqu’il répondit sa réponse sembla hésitante malgré l’assurance qu’il tentait d’y mettre.
— Je réitère mes propos.
Plus confiant, malgré l’appréhension qui enserrait son cœur, il fronçait les sourcils face au mage peu convaincu.
— Prudence est mère de sûreté, je devais m’assurer de leur implication. J’espère simplement que vous savez dans quoi vous vous engagez.
— C’est quoi ces messes basses ? C’est impoli, vous savez ! lança Lefastis, incapable de retenir sa curiosité intense.
Alors que Valence s’apprêtait à réprouver, Hèros lui coupa l’herbes sous le pied.
— Je les ai déjà embarqué dans le pétrin. Ça serait malavisé de les laisser dans l’ignorance.
— Qu’il en soit ainsi, se résigna le mage, trop théâtrale.
— Des secrets ? J’adore les secrets ! s’enthousiasma Bahmos avec sa jovialité presque enfantine.
— Commère, l’en qualifia Lefastis narquoise.
— Ça traîne en longueur... Pourquoi s’agiter comme des poulets sans tête ? Est-ce vraiment si important ? grogna Ablein, sa question rhétorique, sachant que peu de choses émouvaient Hèros.
— Oui, mon frère. De la plus haute importance. Je comprends la réticence de Valence, il y a une vie en jeu.
Le mage décida de rebondir sur sa réplique aussitôt et ainsi trancher dans le vif du sujet.
— Aussi absurde est ma question, je me dois de la poser. Connaissez-vous la prophétie de la Prêtresse blanche ? questionna Valence avec sérieux.
— Nous sommes peut-être des soldats, mais pas ignorants, s’offusqua Bahmos, qui croisait déjà ses bras musclés sur son torse.
— Nous sommes des elfes, Mage, au cas où vous l’auriez oublié, rappela Lefastis sur un ton mesquin. Einthal était des nôtres et par extension, la prophétie aussi, même si vous vous l’êtes appropriés suite au Cataclysme.
— Loin de moi l’idée de vous offenser, mes amis. Si je me permets de vous questionner c’est que très peu de gens se souviennent de cette histoire, qui est pourtant au cœur des fondations du royaume.
— Allez au but, vieil homme, pressa Ablein.
L’elfe ne se préoccupait pas de son manque de tact, c’était sa manière de montrer son intérêt.
— Le Descendant de le Source est parmi nous, annonça Valence.
Plus solennel que jamais, il s’inclina avec déférence devant Elsia, une main élégamment portée à l’épaule opposée. Elisa, troublée, resta bouche bée face à lui. Les elfes regardaient Valence, ébahis et plus inquisiteurs que jamais. Hèros, lèvres entrouvertes, accusait le choc. Le mage profita de leur moment de silence pour poursuivre.
— « Un ciel sombre, écarlate, couvrira le monde et ses astres de lumières. L’avènement des ténèbres et des tempêtes...»
— C’est impossible ! s’écria Lefastis qui réfutait ses propos.
Arborant son masque du savant méprisant, il se tourna vers elle, prêt à la réduire au silence. Lefastis rentra la tête dans les épaules, regrettant déjà s’être emportée.
— Aurais-je oublié d’ajouter “ menteur ” à ma liste de défauts déjà longue ?
— Non, bien sûr que non... Mais...
— Mais vous étiez si certains que le Neiphelym serait des vôtres que vous n’avez aucunement envisagé d’autres possibilités ?
— Eh bien, tout portait à le croire, soutint Lefastis, moins confiante toutefois.
— Le Sauveur ne peut être autre que l’un des nôtres, il s’agit de notre oracle ! intervint Tames avec conviction.
Valence lui accorda peu de crédits, il ne quitta pas Lefastis des yeux.
— Il y a de là quatre mois et deux jours pour être exact...
— Priuma était pleine et rouge sang, compléta Hèros sans réfléchir. J’étais en éclaireur cette nuit-là.
— Ce vermeil s’étendait dans le ciel telle une corruption. Les nuages y étaient si agités qu’on les croyait dansants, poursuivit Lefastis, plongée dans sa mémoire.
— Les signes de son apparition, compléta le mage, satisfait de leur réceptivité.
Il montra Elsia de la main, comme pour souligner l’évidence. Elle le regardait, incrédule, tentant de comprendre ce qui se déroulait, ce à quoi ils faisaient référence.
— La pleine lune orangée, siffla-t-elle. Je m’en souviens maintenant ! Juste après ça, je me suis réveillée dans cette forêt étrange...
— Ça ne prouve en rien qu’elle soit..., commenta Tames avant d’être brusquement interrompue.
— Vous y connaissez-vous en magie ? en Arcanes ? en études historiques et divinatoires ? la rabroua Valence.
— Non, mais...
— Mais donc ? Vous n’êtes nullement habilitée à discuter mes propos ni à parler de magie. Je me suis penché sur le cas de cette jeune dame depuis son arrivée, j’ai observé les astres et chiffré leurs trajectoires. J’ai observé les signes et examiné son propre sang. Je suis plus légitime de me prononcer que vous ne croyez l’être. Jeune fille, je vous précède d’un millénaire. Sachez vous taire quand il le faut.
Ablein souffla du net tandis que Tames fronçait les sourcils et serrait les dents.
— Cette rencontre avec les dragons, vous aviez vu son pareil auparavant ? Le comportement des bêtes en sa présence est totalement inédit, et par une magnifique coïncidence il s’agit d’un indice : ces bêtes sont réputées pour discerner le sang des monarques comme s’il était le leur. Ils l’ont assurément flairé sur sa personne. Sans quoi, aucun de vous ne serait présent pour en parler. En outre, Hèros et moi-même, avons eu un aperçu de sa force tout comme sa particularité. Même vous, Lefa. Vous, qui l’avez guéri et soigné.
Lefastis acquiesça d’un hochement lent, le visage fermé.
— Tu le crois, Hèros ? demanda Ablein.
Hèros hésita à peine. Outre son pragmatisme et son rationalisme, il pouvait difficilement faire fi de ce qui se déroulait sous ses yeux. Il était dans l’incapacité de renier les faits et ça le frustrait malgré lui.
— Je le crois.
— Eh bien, c’est tout ce dont ce on a besoin, répondit Ablein d’une voix sévère.
Hèros salua son frère d’arme pour sa confiance avant de se tourner vers Valence.
— Quelqu’un peut m’expliquer ce dont vous parlez ? La Source ? le Descendant de la Source ? exigea Elsia d’une voix faible, comme si elle ne voulait pas de réponse à sa question.
— Nous en avons négligé la principal concernée ! Quels goujats ! lança Valence en l’approchant. Asseyiez-vous. L’un de vous voudrait lui conter le Fléau du temps ancien ?
Le mage regarda Lefastis et Hèros à tour de rôle, l’elfe s’était discrètement rétractée.
— Laissez-nous un moment, mais ne vous dispersez pas. Nous avons encore à faire, déclara Hèros d’une voix blanche.
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