Chapitre 6 : Le Fléau du temps ancien (3/?)

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Hèros dressa le torse et les épaules, il avait un peu perdu de sa superbe ses derniers jours. Le fardeau des secrets, l’entraînement et le peu de repos depuis son retour - du dernier siège qu’il avait commandité - s’accumulaient et pesaient sur son être. Néanmoins, cela n’entama point sa beauté ni ses traits sculptés, il avait ce charisme de toute circonstance qu’Elsia lui enviait par moment. Sitôt sorti de sa réflexion, l’elfe se mouva tel un félin, silencieux et agile malgré son armure métallique qui, sur un autre, aurait fait un boucan de tous les diables. Il s’aventura d’une facilité déconcertante au sein du labyrinthe livresque et obscur comme s’il était le maître des lieux. Elsia en déduisit qu’il devait y passer beaucoup de temps en compagnie du mage. Elle s’interrogea soudain sur leur relation, suite à quoi une réflexion lui échappa à voix basse.


— Vous vous connaissez depuis longtemps ?

— Qui donc ? répliqua-t-il en haussant la voix sans hurler.

— Sacrée ouïe ! le complimenta-t-elle et voyant qu’il ne répondit pas, assurément concentré sur sa tâche, elle surenchérit : Vous et Valence, vous semblez partager un lourd passé. Outre les politesses et le langage soutenu avec lesquels vous échangez, vous avez cette familiarité sous-jacente qui vous trahie.

— Eh bien, vous avez l’œil d’une espionne. J’avais bien raison. Un œil qui trouverait sa place dans le domaine, dit-il, taquin et amusé d’être l’objet de son observation.


Il était certes fin observateur, voire inquisiteur par moment, mais dès lors qu’il s’agît de l’émotionnel, il était démuni. Mais il n’en avait pas toujours été ainsi ; jeune et fougueux, il avait ouvert son cœur à une elfe de son ascendance. Le drame de la disparition de cette dernière scella l’elfe juvénile dans un état végétatif et hermétique aux émotions. Depuis lors, il devint rigide et froid. Seule l’empathie demeura en son être, car elle était partie intégrante de sa personne. Même si l’évidence le frappait en plein visage, Hèros ne saisissait pas l’intérêt que lui portait la jeune femme et pourquoi l’intriguait-il tant. Il se promit de questionner Lefastis, sa conseillère de toujours, en particulier lorsqu’il s’agissait de la gente féminine. Elle l’avait sorti de bien des embarras par le passé. Mais là, de suite, ce n’était point le moment. Entre ses mains, s’accumulaient de vétustes parchemins et manuscrits qu’il déposa avec une délicatesse insoupçonnée sur la table la moins encombrée de la pièce.

— Approchez, dit-il tandis qu’il déliait parchemins et ouvrages afin d’en offrir le contenu à une Elsia curieuse au possible.

Assoiffée de connaissance, elle ouvrit l’œil, scruta le moindre détail des illustrations étranges qui lui faisaient face. Il lui était inutile de parcourir la partie qu’elle supposait textuelle, elle n’y comprendrait rien. Les dessins experts étaient torturés et sur-détaillés, comme si leurs auteurs y déversaient leur mélancolie. Une figure en particulier attira son attention, elle s’empressa aussitôt de la désigner à Hèros.

— Qui est cette beauté immaculée ? On croirait ses cheveux faits de lumière ou de fils d’argents !

Ses doigts fins filèrent sur le relief ainsi que sur la surface parcheminée, ils rencontrèrent la texture granuleuse de l’ouvrage ainsi que la froideur caractéristique du métal lorsqu’ils parvinrent à la chevelure de la femme longiligne. Cette dernière dégageait une majesté sans bornes, son regard ambré et vif suivait le spectateur et il y avait son sourire : un sourire naissant presque méprisant qui semblait se jouer de celui qui regardait. Elsia jurait que l’illustration était vivante. La femme se distinguait en bien des points, à commencer par ses traits de visage paisibles et finement dessinés, la définition même de la sérénité. Elle était teintée d’une myriade de couleurs pastelles, là où la foule qui l’embrassait du regard se confondait en traits noirs et imprécis. Le contraste était saisissant. Hèros ne put réprimer un sourire et elle fit la moue ; elle ne savait s’il se moquait d’elle pour son ignorance ou s’il souriait car le sujet lui réchauffait le cœur.

La première option est plus crédible, je doute qu’il ait un cœur !

— Il s’agit d’une prophétesse, une prophétesse blanche plus précisément. La plus célèbre de toutes, du moins dans cette partie du monde. Elle répondait dans son jeune âge au nom d’Einthal Valheal.

Elsia remarqua le visage allongé et fin de cette dernière, elle avait des oreilles bien plus imposantes que celle de son interlocuteur.

— Était-elle des vôtres ?

— Eh bien, oui et non... C’est une question à la réponse complexe, une réponse que je vous fournirai un autre jour.

— Pourquoi me montrer tout cela si vous n’avez pas l’intention de répondre à mes questions ? dit-elle, une pointe d’agacement dans la voix.

— Vous ne posez pas les bonnes questions. Cette grande dame a eu un impact sur le monde entier, c’est la raison pour laquelle je vous la présente.

Il parlait d’un ton posé, ne la rabrouait pas quand elle s’impatientait. Elsia se méfiait presque de lui, ne comprenant pas ce changement dans son comportement. La patience était loin de faire partie de son caractère.

— Elle est la Source dont vous parliez ? La Descendante de la Source ?

Hèros souffla du nez, manifestement très amusé par la question d’Elsia.

— Non, mais elle a été en lien direct avec l’individu. Elle a même prédit sa naissance au monde. Son oracle elfique était d’abord nôtre, jusqu’à ce que nous frappe le Premier.

— Le Premier ?

— Le premier Cataclysme, des catastrophes naturelles dignes d’une colère divine ! Il a chamboulé Trae entière. C’est au deuxième Cataclysme que nous nous intéresserons aujourd’hui.

— Elle voyait l’avenir ? demanda-t-elle émerveillée, observant l’illustration avec un œil encore plus admiratif.

Tant de questions fusaient dans sa tête, Hèros n’avait jamais autant parlé de son monde avant cet instant et cela la rendait chèvre de ne pas l’assommer avec toutes interrogations. Une question à la fois...

— Elle avait prédit les deux cataclysmes aux détails prés. C’est ce qui lui valu sa popularité dans le continent. Cependant, c’est son dernier oracle qui nous concerne.

— Beaucoup de détours, d’explications à demi-mots, d’hésitation. Que se passe-t-il, Hèros ?

— Asseyez-vous.

Elle obtempéra. Les mains jointes et moites, elle attendit. Elle fut perturbée, momentanément étourdie, mais suffisamment pour remarquer que quelque chose clochait avec son corps. Comme si ses jambes s’étaient allongées, ou que la hauteur de sa tête avait triplé. Sa concentration dévia ailleurs lorsque l’elfe s’adressa à elle.

— Il existe un point sur lequel tous les elfes s’accordent : la création du monde.

« El, mère de toute chose, donna naissance à notre monde et ce faisant, mourut et se dissout dans sa création. On raconte cependant qu’un mince fragment de son être aurait survécu et serait incarné au travers d’un mortel, d’un porteur à un autre sans jamais se dévoiler. » Les mages semblent partager nos croyances, du moins partiellement. C’est un peuple presque aussi ancien que le mien, si ce n’est pas davantage... Entendez-moi maintenant, car ce que je m’apprête à vous dire vous choquera, secouera vos os jusqu’aux tréfonds de votre âme. Moi-même, je n’y croyais pas, mais force est de constater que l’évidence me fait face.

Elsia, incrédule mais surtout secouée, s’était figée de surprise.

C’est le moment fatidique, donc ? Plus de mystères ? Tout compte fait, ai-je vraiment envie d’entendre ce qu’il s’apprête à me dire ?

— Avant tout, j’aimerais vous mettre à la page sur d’importants éléments afin que rien de ce qui suivra n’échappe à votre compréhension. J’aurais besoin de votre attention la plus totale et que vous fassiez preuve d’ouverture d’esprit, vous en pensez-vous capable de suite ? ou préférez-vous en discuter à un autre moment ? poursuivit l’elfe alors qu’Elsia tardait à répondre.

Elle s’agita de suite lorsqu’il mentionna avoir l’intention d’ajourner la dite conversation.

— Pas question ! Je suis en pleine forme, mentit-elle éhontément. Je veux savoir, je suis toute ouïe.

Hèros soupira, il aurait manifestement préféré qu’elle réponde à la positive. Il ne désirait pas avoir cette discussion lourde de conséquence, mais il le lui devait. Il s’affaira sur le large bureau à refermer certains ouvrages et à en ouvrir d’autres sur des pages précises avant de s’écarter et laisser la jeune femme y jeter un œil assoiffé. Elle fut bouche bée devant une superbe esquisse mouvante d’un ciel aux étoiles filantes, du moins c’est ce qu’elle croyait y voir.

— Magnifique ! C’est l’œuvre de la magie ?

L’elfe acquiesça sobrement mais n’en était pas moins observateur, il remarqua l’œil artistique avec lequel Elsia s’intéressait aux ouvrages.

— C’est le Fléau du temps ancien, nous l’appelions Matar-Ë-l’najam, la pluie d’étoile en l’an moins deux avant la création du nouveau calendrier.

Elsia ne pouvait dissimuler son admiration face à la beauté et la particularité des ouvrages ainsi que la collection de Valence.

— Ce sont des ouvrages uniques en leur genre, il n’en existe pas d’autres exemplaires. Ils viennent de ma contrée et datent d’avant les Cataclysmes. Leur contenu est en peu plus véridique, du moins c’est ce qui se rapproche le plus de la réalité. Je vous ferais la lecture tout naturellement, il s’agit d’une langue qui vous échappera malgré vous. C’est une langue aujourd’hui disparue...

Une certaine nostalgie teintait sa voix grave lorsqu’il parlait de son peuple. Elsia se contenta de secouer la tête d’approbation et s’installa plus confortablement.


« L’atmosphère était lourde depuis plusieurs jours, mais ce soir... c’en fut le point culminant ! Lorsqu’EÏnth’hall la blanche nous l’avait annoncé, je nous croyais sincèrement hors de danger dans notre au-delà du monde. Notre exil et retrait ne nous protégeront en rien, je le sentais jusque dans mes os. Et la voûte céleste ne démentit pas mes pensées les plus sombres : le ciel noir fut constellé non d’étoiles lointaines et immobiles mais d’une nuée de corps célestes. Ils frappèrent la terre à l’en faire trembler et des jours durant personne ne les approcha. Jusqu’à ce qu’on aperçoive la brillance de leur surface par endroit. C’est à ce moment précis que le massacre sur Trae avait commencé. Nous furent peu touchés par ce dernier, nous savions nous méfier des éléments qui flétrissaient la nature avec leur simple présence, mais surtout, nous n’étions pas avides de richesses alors que nous vivions dans l’opulence. Contrairement aux Mada, rien de surprenant... Ils tentèrent de s’enrichir, de manipuler la roche céleste ainsi que ses métaux en vain... Ce qu’ils récoltèrent en revanche, c’est des morts à ne plus en finir, certaines instantanées, d’autres lentes et agonisantes. Les Aen Seddh durent intervenir et ils étaient étonnamment immunisés contre ce mal venu du ciel : ils récoltèrent la moindre particule de poussière qu’ils trouvaient et ce qu’ils en firent reste encore un mystère aujourd’hui. Mais ils ne purent récupérer tous les fragments de Matar-Ë-l’najam, c’est une quête qu’ils devront poursuivre bien longtemps, voire à jamais tant elle tient de l’impossible. »

— A qui appartenait cette ouvrage ?

— C’est là votre premier question ? répondit l’elfe, plus que surpris.

— Je suis curieuse, dites-moi qui l’a écrit !

— Eh bien, il s’agit d’un des miens, un ancien ami à mon père qui était un de nos plus grands artisans peintres. Il faisait la fierté de notre cité... Pourquoi diable désiriez-vous savoir une telle broutille ? Avez-vous seulement écouté le récit ?

Elsia croisa les bras, un fin sourire sur les lèvres :

— Bien sûr que oui, je vous ai très bien écouté me lire ce récit avec votre ton monotone et pas à l’aise pour un sou ! se gaussa-t-elle avant de reprendre son sérieux : Evidemment que je vous écoute. Si je m’intéressais tant à l’auteur du livre, c’est que j’y vois un point de vue clairement assumé et appuyé, en particulier lorsqu’il parle des Mada ! De ce que j’en ai côtoyé, je ne peux le contredire : ils sont très désagréables, dit-elle en souriant plus franchement.

Hèros saisit de suite à qui Elsia faisait référence, ça ne pouvait être autre que les triplet. Il ne put réprimer un soufflement de nez.

— D’accord, et maintenant que vous avez fini de tourner autour du pot, avez-vous des questions ? Vous devriez...

Elsia le coupa dans son élan d’un geste de la main, elle semblait réfléchir soigneusement.

— Qui sont ces fameux Aen Seddh ? Je suppose qu’aujourd’hui ils n’existent plus... Puisqu’ils sont à l’origine du bouleversement du monde, ils n’ont pas pu échapper à l’extermination !

Hèros laissa échappa un profond rire, hilare par les propos de la jeune femme. Outrée, elle lui lança en pleine figure un des coussinets qui se trouvaient dans le fauteuil qu’elle occupait.

— Vous vous moquez de moi ? le réprimanda-t-elle, sur le point de relancer une nouvelle attaque.

— Ce n’est pas de vous que je me moque, mais plutôt de l’ironie de la situation... Les Aen Seddh sont les ancêtres des mages d’aujourd’hui, mais lors des révélations, ces derniers surent détourner l’attention et faire porter le chapeau à d’autres, des sorciers et sorcières par exemple. On les confond aisément quand il s’agit de leur attribuer les crimes les plus abominables.

Elsia, incrédule, ne comprit pas les manigances qu’Hèros tentait de sous-entendre, pour cause elle n’était pas familière avec l’histoire du monde.

— Les semblables de Valence sont donc mauvais ?

— Pas... fondamentalement. Ce serait généraliser que de tous les accuser des torts de leurs ancêtres. Non qu’ils sont exemptes de tout défaut aujourd’hui, loin de là.

— Quel est le lien de tout ceci avec moi ? demanda-t-elle, désignant les manuscrits d’un geste nonchalant.

— Ce sont des bribes du passé dont on ignore presque tout... C’est dans ce contexte que...

— Oui ? s’impatienta Elsia, sur les nerfs.

— C’est dans ce climat que vous avez été conçue.

Elisa, frappée de plein fouet, réfléchit profondément, incapable toutefois de saisir l’étendue de ce que Hèros venait de lui révéler.

— En quelle année sommes-nous ?

— En l’an cinq-cents-quarante-deux du Second.

— Et quand prétendez-vous est ma conception ?

La réponse de Hèros tardait à venir, il savait qu’il ne pouvait lui apporter que tourmente et questionnement, car lui-même était incapable d’expliquer la raison d’une telle particularité.

— Nous soupçonnons que la dernière descendance de sa Majesté Ephyraste date de la fin de l’an quarante-cinq, voire quarante-six.

— Corrigez-moi si je ne me trompe, mais je serais donc âgée de presque un demi millénaire ? s’égosilla-t-elle face à l’absurdité de ses paroles.

On se moquait de sa personne assurément.

— Oui et non...

— Ça suffit ! Vous me prenez pour une idiote ? C’est une perte de temps !

Hèros perdit son sang froid, soudain la fatigue et la patience n’étaient plus :

—Asseyez-vous, Elsia !

Elle obtempéra, mais à contre cœur. Une de ses jambes s’agitait nerveusement, elle bouillonnait intérieurement.

— Je... articula-t-elle à peine avant que Valence ne débarque, émergeant de l’ombre, un sourire énigmatique sur le faciès.

Il mit fin à leur échange houleux sans attendre :

— Nous ignorons la réponse à votre question, comme nous ignorons beaucoup d’autres choses... Nous comptons sur votre aide pour en savoir davantage sur notre passé, intrinsèquement lié au vôtre. Ce qui fait de cette quête future un fardeau qui vous incombe : nul autre que vous ne peut chasser votre destinée. Nous savons une chose, cependant : votre sang est sans nul doute le plus noble de l’Empire Nordien. Les dragons ont flairé en vous l’essence du monarque, vous êtes l’héritière du trône. Ni Lins, Ni Elearn ni Syclone et nul autre n’en est digne. Il nous reste un long chemin à parcourir avant d’y succéder. En attendant, digérez donc cette nouvelle. Acclimatez-vous à votre vraie-vous, dont nous devrons converser plus tard à tête reposée. Soyez la bienvenue chez vous, Majesté !

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