Dent dure
Le miroir me renvoyait l'image d'un individu à laquelle je ne parvenais pas à m'associer. Je reconnaissais ces traits débarrassés de leur barbe blonde, tout comme les mimiques farouches et ses yeux au bleu hérité de mon père, mais quelque chose m'échappait dans leur ensemble. Cet homme dans le tain était-il toujours le même que lorsque nous avions croisé le vieux Galloway avec Charlie ? Il me semblait partager avec lui autant de souvenirs que de perspectives d'avenir, autant d'ombres que de vertus ; pouvais-je toutefois m'y fier ?
Un moment plus tôt, alors que je longeais le lac Érié, mon téléphone prépayé avait sonné. Camille m'avait laissé un message me demandant de la rappeler dès que possible. Arrêté sur le bas-côté, je lui avais écrit :
" Tu es seule ?
- J'ai pu m'isoler un moment. Tu peux m'appeler ?
- Pas tout de suite. Qu'est-ce qui se passe ?
- Trop long à expliquer par textos.
- Accorde-moi quinze minutes. Le temps de trouver un coin plus tranquille. C'est bon pour toi ?
- Je vais me débrouiller, Errico est sur les nerfs.
- Je me dépêche. Je t'aime. "
Elle n'avait pas répondu. Dans un autre contexte, son silence m'aurait plongé dans les affres douloureuses du doute. Ce matin vêtu d'un fin manteau blanc, il me fallait parer au plus urgent. Je repris la route en quête d'un endroit d'où je pouvais rappeller Camille.
Quelques miles plus loin, je me réfugiais dans un diner contre lequel était apposée une épicerie. Sur le parking presque désert en cette fin d'après-midi, je comptais deux poids-lourds et la camionnette d'une blanchisserie. Je me garai en marche arrière, au plus près de la porte d'entrée. J'essayais de cacher au mieux mes yeux sous le bord étroit de mon chapeau, mais je ne réussis qu'à me donner, comme à chaque fois, un air de voyou. Certaines habitudes avaient la dent si dure qu'elles devenaient des réflexes. J'entrai avec mon sac de voyage. La première table était occupée par les deux routiers. L'un, coiffé d'une casquette des Pittsburgh Pirates, mangeait une entrecôte avec des frites noyées sous le ketchup et l'autre un hamburger débordant de bacon bien gras. Ils levèrent un œil vers moi et je les saluai d'un geste du menton. Au milieu du comptoir, le livreur dans un uniforme entièrement blanc sirotait une bière en discutant avec une serveuse entre deux âges, les cheveux filasse et le regard bovin. Pour m'offrir le maximum d'intimité dont j'avais besoin, je remontai l'allée jusqu'à la banquette à l'angle de la baie vitrée. Je posais mon feutre sur le formica écaillé de la table, me frottais le visage pour en chasser l'engourdissement du froid et de la fatigue. Je vis la barmaid écraser sa cigarette dans un cendrier posé entre elle et le livreur, attraper sa cafetière et remonter l'allée jusqu'à moi après avoir resservi les deux camionneurs.
" Vous, z'avez la tête de quelqu'un qui collectionne les problèmes aujourd'hui.
- Je viens juste de rouler longtemps. Et j'ai encore beaucoup de distance à couvrir. répondis-je en essayant de me montrer cordial, mais discret.
- Qu'est-ce que je vous sers ?
- Vous avez de la soupe ? Et comme sandwiches ?
- Minestrone maison ou soupe à la tomate. Et en sandwich, on peut vous préparer à peu près tout ce que vous voulez.
- Va pour une soupe à la tomate et un bœuf pastrami, si vous avez.
- C'est parti, mon joli. "
Je jouais un moment avec mon téléphone en attendant ma commande. De l'autre côté de la baie vitrée, poussés par le vent glacial qui traversait le lac, des nuages d'un gris déprimé couraient d'un bord à l'autre de l'horizon. Les mots de Camille ne cessaient de me revenir en tête : Estás jugando a la cuerda floja en el fılo de una navaja. Tu es comme un funambule qui court sur le fil d'un rasoir. Je ne pouvais pas lui donner tort, mais je n'arrivais pas à savoir s'il s'agissait d'un avertissement ou d'un constat lucide. Depuis notre rencontre fortuite avec ce salopard de Nate Galloway, je me débattais comme un poisson pris dans plusieurs lignes. D'abord les Ghost Dogs avec qui nous dealions, notre boss qui nous maintenait sous pression depuis Boston, le FBI qui furetait depuis notre tentative foireuse d'éliminer le vieux traître. Autant de fils tranchants sur lesquels le moindre faux pas était interdit. Mais ne tirais-je pas une fierté aussi vénéneuse que mal placée à louvoyer en ces eaux comme me l'avait enseigné mon père ? Même si je râlais contre le clan, n'avais-je pas cherché là l'assentiment de mes pairs ? Que n'aurais-je pas donné pour m'entendre dire que j'étais le digne fils de Sam Fogarty ? Du moins jusqu'à ce que Dillon et ses hommes, avec l'approbation de Dom Hartwell, n'essaie de nous faire disparaître, Charlie et moi dans un premier temps, puis Camille et mes filles. Entre mes doigts, mon téléphone bourdonna, interrompant le fil de mes pensées.
Je rappelai mon épouse après avoir lu son message et bu une gorgée de soupe :
" Cam, qu'est-ce qui se passe ? Tout va bien ? Tu peux parler librement ?
- Ça va, nous sommes arrivées au chalet. Oui, je me suis isolée cinq minutes. Et toi, où es-tu ?
- Super ! Quelque part au nord de Girard, en Pennsylvanie. Tu m'as dit qu'Errico était furieux.
- Il est particulièrement remonté contre toi. Tu le mets dans une situation compliquée vis-à-vis de ses chefs.
- Ça, je m'en fous. Il va falloir que tu sois forte pour endurer ça, Camille.
- Je le sais, Sean. Je ne l'ai pas accepté pour toi, mais pour que nos filles puissent grandir en paix. Je ne veux plus de Southie dans nos vies. Pas après... l'attaque.
- Je le comprends. Je te promets que...
- Non, Sean, plus de promesses. Tu finis ce que tu as à faire à Boston et tu nous rejoins. C'est d'actes concrets dont je parle, pas de paroles en l'air. Comprende, mi amor ?
- Parfaitement, oui.
- Si tu réussis ton coup, je saurai résister aux coups de pression d'Errico. Pour Elsa et Marisol.
- Je n'ai plus que vous, Cam.
- Alors, agis en conséquence. Il y a autre chose dont il faut que je te parle.
- Je t'écoute.
- Charlie s'est réveillé. À peine trois heures après ton départ.
- Bordel ! Comment il va ?
- Je n'ai pas eu beaucoup d'infos, mais les fédéraux comptent bien l'interroger dès qu'il sera en état de parler.
- OK. Ça ne me surprend pas. Qu'a dit Errico à mon sujet ?
- Que tu étais une foutue tête de mule, mais qu'il voyait clair dans ton jeu. Si ses supérieurs lui laissent les coudées franches, il pourrait bien débarquer dans le Massachusetts. Il n'aura aucune flemme pour secouer la fourmilière, que tu sois à proximité ou pas.
- Merci de m'avertir. J'ai tout intérêt à mener correctemement ma barque.
- Sean, sácame de una duda. Tu as vraiment l'intention de négocier avec Dom ? Tu ne vas pas te mettre en danger ?
- Je vais faire tout mon possible pour que les choses se passent bien. Quitter Southie avec du sang sur les mains serait la pire idée pour que nous reconstruisions nos vies. Parce qu'ils ne cesseraient jamais de nous chercher.
- Je dois y aller, Sean. soupira-t-elle.
- Oui, ne t'absente pas trop longtemps. Je vous aime. Je serai bientôt là.
- Nous t'aimons aussi, Sean. "
Et elle raccrocha, me renvoyant au silence du diner. Ma soupe avait refroidi, mais je m'efforçais de finir le bol. Puis je mordis dans mon sandwich en levant ma tasse à l'adresse de la serveuse.
La lumière du jour déclinait vite en cette saison, il était temps pour moi de reprendre la route. Il me restait toutefois une tâche à accomplir avant de me remettre au volant. Je commandai un repas froid pour le trajet ainsi qu'un grand café puis je me rendis à l'épicerie attenante. J'achetai rasoir et savon, j'avisai les kits pour les colorations de cheveux avant de renoncer. J'hésitai à m'occuper de ma barbe, mais je ne tenais pas à attirer l'attention sur moi au cas où la police fut déjà sur ma piste. Il me faudrait trouver une aire d'autoroute. Ou plutôt une chambre de motel car j'aurais besoin de sommeil tôt ou tard.
La solitude de ma voiture et les rives maussades du lac Érié me ramenèrent vers les réflexions interrompues par l'appel de Camille. Oui, j'étais ce funambule sur un fil tranchant. La vérité était que j'aimais naviguer en eaux troubles, en marge de la société. Comme me l'avait également signifié Camille, je n'étais pas un mouton, mais un lion. J'étais un monstre aveugle d'orgueil. Leonard Dillon, avec l'accord de Dom, avait attenté à ma vie, à celle de Charlie puis à celle de ma famille. Je n'allais pas à Boston pour négocier ma liberté parce que je savais que je ne l'obtiendrais jamais par les pourparlers. Je m'y rendais pour la reprendre par le seul chemin que je connaissais : la violence. L'adage le plus simpliste que j'avais appris de mon père me revint en mémoire : " Œil pour œil, dent pour dent. "
J'avais de nombreux miles de route devant moi pour échafauder un plan d'attaque.
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