Chapitre 19: L’Opération dent-de-lion.
Le désert est silencieux, comme figé sous un ciel chargé de nuages d’encre. La lumière diffuse ne perce qu’à peine les hauteurs rocheuses autour du camp des marchands. Ashrilm ajuste le foulard humide contre son nez.
— Prêt ? souffle-t-il à Etsuke, à sa droite.
— Toujours.
— Fumigène dans trois, deux…
Le sable boit le bruit de leurs pas. Ils s’élancent sans un mot, contournent les premiers chariots bâchés, puis longeant une rangée de tentes basses. D’un geste fluide, Ashrilm libère la première capsule. Une vapeur blanchâtre aux reflets verdâtres se répand aussitôt. Elle rampe au sol, épaisse mais rapide, elle s’insinue sous les toiles, entre les caisses. Derrière lui, Etsuke fait de même.
— Evaal en a mis un de plus que prévu, note Etsuke.
— Sur mes ordres, aucun d’entre eux ne nous échappera.
Ils échangent un regard. Pas besoin d’en dire plus. Ils s’enfoncent dans l’ombre d’un abri en bois à moitié effondré, observant la brume faire son œuvre. Un cri étouffé leur parvient. Puis plus rien. Un corps tombe dans le sable, puis un autre.
Non loin, entre deux colonnes de roches, Nehel presse le pas, un doigt levé pour faire signe à Evaal. Derrière eux, les jumeaux, Alain et Aniesse, se partagent la surveillance du chemin.
— Maintenant, dit le jeune homme. On a une fenêtre de trois minutes, pas plus.
Evaal hoche la tête et sort une petite trousse en cuir de sa veste. Un crochet, une poudre à glisser dans les gonds, un chiffon pour étouffer le grincement. La première cage s’ouvre sans bruit.
À l’intérieur, une fillette les regarde sans comprendre.
— C’est fini, chuchote Evaal. Tu vas sortir d’ici, doucement.
Elle la prend dans ses bras. Nehel ouvre une autre cage pendant que les jumeaux aident deux garçons endormis à sortir sans faire de bruit. Alain pose un doigt sur la bouche d’un enfant qui s’apprêtait à pleurer.
— On est là pour vous. Rassure-toi, murmure-t-il.
Sur les hauteurs, au sud du camp, un éclat de lumière fend la pénombre, un fragment de métal poli, agité trois fois, reflète la lumière blafarde du ciel.
— C’est pour nous, dit Rauko, accroupi dans les fourrés.
Shef, plus bas sur le flanc ouest, lève les yeux.
— Tu as vu quelle direction c’est ?
— Coin nord-est. Deux fuyards.
— Je prends celui de gauche.
Ils se détachent de leur poste comme deux chiens de chasse lâchés dans la plaine. Le premier marchand tente de fuir en titubant à travers un tas de peaux roulées. Shef le plaque au sol sans le blesser, un bras sous la gorge.
— Chut... C’est l’heure de dormir, mon grand.
À l’autre bout du camp, Rauko se glisse derrière l’autre homme et le saisit par le col. Il le plaque contre un rocher, il lui colle une gifle, l’homme s’effondre.
— Au coin, trouduc, murmure-t-il.
Ils se retrouvent, derrière un chariot renversé, avec les deux fuyards capturés, Shef tenant le sien comme un sac à patates et Rauko traînant le sien au sol.
— Tout se passe bien, dit Shef.
— ’Tain con, tu voudrais pas la fermer, tu vas nous porter la poisse, dit Rauko en lui donnant une tape sur l’épaule.
Au centre du camp, Ashrilm avance lentement, observant les silhouettes effondrées. Il croise Etsuke près d’une tente rouge.
— C’est sûrement la tente du chef des marchands ?
— Il bouge encore ? dit Ashrilm.
— Je n’ai vu personne dedans.
Etsuke s’éclipse pour ramasser les corps inconscients, Ashrilm, lui, entre et observe l’intérieur de la grande tente.
Mais à sa grande surprise, personne. Aucun corps, juste des coffres et du mobilier.
Du côté de son acolyte, c’est bien différent : des corps dorment profondément, certains affaissés sur leur chaise, d’autres écroulés sur le sol comme s’ils s’étaient simplement assoupis.
Un instant, il écoute. Le bruit du vent. Les pas discrets de ses compagnons. Les murmures des enfants que l’on guide vers la sortie.
Puis un nouveau signal : trois sifflements courts. C’est Evaal.
— Tous les enfants sont dehors, dit une voix derrière lui.
Ashrilm arrive à pas feutrés.
— Aucun blessé, tous les enfants sont sauvés. Les marchands ?
— Dans le chariot, là, prêts à être embarqués.
— Bien. Replions-nous.
Sur la crête, l’éclat du miroir s’éteint. Mission accomplie. Shef et Rauko rejoignent le groupe tirant le chariot.
— T’as compté ? demande Shef.
— Dix-huit marchands.
— J’aime pas quand c’est trop propre, avoue Rauko.
— T’es jamais content.
— J’aime cogner.
Shef ricane à moitié.
— On ira se cogner plus tard si tu veux. Pour l’instant, on rentre...
Un dernier regard sur le camp. Tentes calmes, cages vides. Les restes blêmes des fumigènes qui s’effilochent dans le vent.
Ashrilm observe, impassible. Derrière lui, satisfait. Tout le groupe l’appelle. Il se tourne, l’air serein, le regard porté vers l’avant. Ses collègues l’attendent.
— C’est le début de la fin, cette mission avance vers le meilleur.
— SURPRISE ! hurle une voix rauque.
Un homme jaillit derrière Ashrilm, couvert de sable et de poussière, une épée large levée au-dessus de sa tête. Son visage est véhément de colère, terrifiant. Il n’a pas succombé au gaz et semble avoir la rage de voir leur groupe tomber en un éclair.
Ashrilm n’a presque pas le temps de réagir. Il bloque la lame avec ses avant-bras. L’homme le plaque au sol. Le choc lui coupe le souffle, enfonçant légèrement la lame dans ses gants en cuir.
— ASHRILM ! hurle Etsuke, déjà en course vers lui, trop loin, beaucoup trop loin.
L’homme ricane, la lame scintille dans la lumière pâle du ciel, prête à s’abattre.
— Bien tenté… mais vous pensiez vraiment que ce serait aussi facile ?
Ashrilm souffre sous le poids, mais son regard est calme, presque résigné. Il ferme les yeux, expire doucement.
— Tant pis… On aura quand même réussi à tous les libérer.
Le vent s’arrête. Le silence se fait. Une goutte tombe, lente, chaude, sur le front d’Ashrilm. L’épée ne bouge pas.
Puis, un halètement. Un sursaut. Le souffle de l’assaillant se coupe. Une pointe jaillit de sa poitrine,
d’autres gouttes tombent, le sable se teinte d’un rouge écarlate.
Il titube, les bras écartés comme une marionnette brisée. La lance plantée droit dans son dos. Il s’effondre sur le côté, raide.
Derrière lui, Nehel. Le visage figé, les yeux grands ouverts. Les mains tremblantes accrochées au bois de la lance. Il pleure sans bruit, figé, incapable de bouger.
Ashrilm tousse, secoue la tête en se redressant péniblement.
— Tu m’as sauvé, petit...
Etsuke et Rauko arrivent en courant.
— Bordel, vous n’avez rien, chef ?
— Je vais bien. J’ai cru que c'était ma fin.
Personne ne dit plus rien. Le vent reprend, emportant la dernière volute de fumée.
La mission est accomplie, mais quelque chose a changé.
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