Chapitre 1

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« Défaite en Champions League : Martin Gomez de Montpellier sous le feu des critiques. »

Je ne prends pas la peine de lire la suite de l’article. Je sais ce qui s’est passé, pas besoin de me le rappeler. Oui, j’ai vrillé. Oui, j’aurais dû me retenir. Mais je n’y peux rien. Le joueur adverse n’avait pas à me provoquer de la sorte.

一 Tu sais que c’est pas la première fois, Martin ? soupire le directeur sportif.

Je dégage d’un revers de la main le journal qu’il continue de me tendre. Il m’observe sans pourtant avoir le moindre reproche dans ses yeux. Il espère juste que je prenne enfin mes responsabilités en main, que j’arrête de me comporter comme un gamin. Si en centre de formation, il lui est arrivé de passer outre, maintenant que j’ai intégré le groupe professionnel, c’est beaucoup plus compliqué pour lui.

一 Alors je dois rien dire ? Je dois la fermer quand on me parle de mon père ? répliqué-je sèchement.

Je mords ma lèvre inférieure et détourne le regard. Je joue avec mon bracelet pour me calmer. Si la pièce est simple, je laisse mon attention se reporter sur les nombreuses photographies qui la décorent. Qu’importe l’époque ou les différentes équipes, toutes ont la chance d’y être exposées. Par réflexe, j’en cherche une où je pourrai me voir et repenser au contexte, évitant ainsi d’entendre les nouveaux reproches.

一 Quand vas-tu comprendre que tu ne peux pas affronter n’importe quel joueur à la moindre mention de ton père ? Et qu’aller en boîte n’est pas non plus une solution à tous les problèmes ! Tu peux lever les yeux au ciel autant que tu veux, m’insulter mentalement, tu sais très bien que je te dis tout ça pour ton bien. Un avenir prodigieux t’attend, pourquoi t’entêtes-tu à tout foutre en l’air pour des foutaises ?

一 Donc j’ignore toutes les personnes qui me ramènent constamment à mon père comme si je lui devais ma place ici ? Non, je ne peux pas. C’est impossible, rajouté-je, les bras croisés.

一 Thibaut arrive bien à passer outre, pourquoi tu ne pourrais pas toi ? me suggère-t-il.

Je me retiens de hurler. Je ne suis pas Thibaut et je ne serai jamais Thibaut. Si lui a réussi à ne pas se formaliser de la réputation de ses parents, mon caractère m’empêche de laisser passer les nombreux commentaires que je reçois. Depuis le collège, on ne cesse jamais de nous comparer, mais nous sommes différents. Nous n’avons pas les mêmes attentes ni la même pression sur nos épaules.

« Les nouveaux prodiges du hand français » aiment-ils nous appeler. Tu parles. Oui, j’adore jouer au hand. Oui, j’ai conscience de la chance que j’ai d’évoluer dans une équipe professionnelle aussi incroyable que Montpellier. Mais je n’ai jamais demandé à être autant médiatisé. Je n’ai jamais souhaité qu’on me parle constamment de mon père, me rappelant sans cesse ses exploits avec Nantes ou l’équipe d’Argentine. Alors pourquoi suis-je toujours mis en parallèle face à lui ou même à Thibaut ? À croire qu’il nous est impossible de porter le maillot tricolore ensemble. N’importe quoi. Ils inventent juste des rivalités qui n’ont pas lieu d’être.

— Avec le reste du staff, nous avons eu une longue discussion à ton sujet, reprend-il.

Je souffle. Oui, je connais la sanction habituelle : soit je ne jouerai pas les deux prochains matchs, soit je serai contraint de rejoindre la réserve. Rien de nouveau.

— Te priver de matchs n’aura aucun impact, tu recommenceras malgré tes promesses de changer. Il y a bien l’option où tu joues avec l’équipe deux, mais je doute que ce soit la meilleure.

Je me redresse sur la chaise en fronçant les sourcils. Qu’entend-il par-là ? Qu’est-ce qui va m’attendre ?

— Nous avons beaucoup réfléchi, mais c’est le meilleur choix qui s’est offert à nous.

Mais bordel, de quoi parle-t-il ? Il ne va tout de même pas me renvoyer du club ?

— Tu ne me laisses pas vraiment le choix, j’aurais préféré pouvoir faire autrement, Martin. Mais avec les médias qui te suivent de près, je pense que ce départ pourra t’être bénéfique.

— Vous me renvoyez ? m’insurgé-je.

— Laisse-moi terminer, je te prie. Tu as un grand potentiel, mais tu ne cesses de le gâcher pour des idioties qui ne t’apporteront rien. Tu intéresses beaucoup de grands clubs par ton talent, mais tous sont rebutés par tes nombreux écarts et aucun n’est prêt à se mouiller pour toi. Même Patrick commence à en avoir assez de ton comportement. Et nous savons tous qu’en restant ici, tu poursuivras dans cet état d’esprit.

— Je vais m’améliorer, je vous le promets.

— J’ai envie de te croire, mais je ne peux pas prendre ce risque pour le club. Tu continueras, malgré tout tes efforts. La meilleure solution est un départ temporaire.

— Pour aller où ? me hasardé-je à demander.

— J’ai quelques contacts avec le club de Nousty, un soutien ne leur ferait pas de mal et ça te permettrait de réfléchir à tes actes.

Je ravale ma salive. Comme si partir jouer dans un club de moindre envergure m’aiderait !

— Et mon avis, dans tout ça ? Mon contrat stipule que je joue pour le MHB et non pas pour un club de nationale qui peine à se maintenir dans un coin paumé à l’opposé de ma famille !

— Il n’est pas exclu de te prêter, que ce soit pour un autre club professionnel ou une équipe d’un niveau moins élevé. Je connais très bien Sylvain Duarte qui gère Nousty et je suis persuadé qu’il saura te venir en aide. Ce n’est pas la peine de négocier, je t’ai laissé de nombreuses chances, tu n’en as toujours fait qu’à ta tête. Ta mère est déjà au courant, ton train partira demain dans l’après-midi.

— Vous avez préparé votre coup, qu’importe ce qu’il se passait hier, vous m’aurez envoyé là-bas, craché-je.

— Détrompe-toi, c’était ta chance de prouver que tu avais pris en maturité pendant la trêve et que tu pouvais te gérer. Tu l’as laissée filer, maintenant, il va falloir que tu assumes. Je ne serai pas toujours derrière toi pour te protéger. Il faut que tu commences à grandir.

— En partant à Nousty, à je ne sais combien de kilomètres de chez moi ? Drôle de manière pour le faire !

— Je sais que pour toi c’est compliqué à comprendre aujourd’hui, mais tu me remercieras plus tard, tu verras.

J’ai beau poursuivre mes contestations, il balaye tous mes arguments d’un simple geste de la main. Il ne reviendra pas sur cette décision. J’ignore ses dernières explications. J’en ai pas besoin de plus. Je dispose en pestant et injuriant l’homme mentalement.

Je dois me défouler. Par automatisme, je me dirige vers le terrain, traversant les couloirs vides de la salle. Pas âme qui vive aux alentours, les entraînements ne commençant qu’en milieu d’après-midi. Je suis plus seul que jamais.

Les poings serrés, je tente de me maîtriser, de conserver un minimum de contrôle et je rejoins le banc de touche où mon sac de sport n’attend que moi, lui aussi abandonné de ses confrères. OK, j’ai peut-être déconné hier, mais que peut-on me reprocher ? Je suis humain, je suis incapable d’ignorer toutes les remarques blessantes qu’on me lance constamment. Je n’ai que vingt-deux ans et l’on m’insurge déjà pour des sorties que j’ose faire après une défaite. Sauf que d’autres le font, mais ne reçoivent bizarrement aucune critique. À croire que je me dois d’être un modèle à suivre alors que je n’ai rien demandé !

Je m’empare de mon ballon. L’entendre rebondir m’apaise légèrement. J’effectue quelques dribles pour me changer l’esprit. Que peut-on me dire de toute manière ? Personne n’est là pour me reprendre. Le terrain m’appartient.

Je m’avance sur le terrain, je visualise des défenseurs imaginaires. J’en passe un aisément, je suis plus rapide que lui. Le second tente de me bloquer, mais je le feinte en allant du côté opposé. Il ne reste plus qu’un rempart : le gardien. Grand, imposant, il couvre l’entièreté des cages. Il me fait face sans sourciller. C’est le dernier obstacle avant d’obtenir la victoire. Juste avant la zone, je saute. J’analyse mon adversaire, le moindre de ses mouvements. Il ne bouge pas, il m’attend juste. Il me défie même du regard. Pense-t-il qu’il peut me dévier de mon objectif ? J’arme mon bras, je connais mon tir, tout se dessine nettement dans ma tête. Il me suffit de viser parfaitement et je marquerai le but de la victoire. Le but qui sacrera Montpellier champion de France. Je perçois les supporters retenir leur souffle, le compteur qui s’approche bientôt du temps réglementaire. Je détiens le ballon du match entre mes doigts. Le feu des projecteurs s’abat sur moi.

Mais désillusion totale. Mon tir part s’échouer sur le poteau gauche. L’impact résonne dans la salle vide. Les cages tremblent. Je n’y suis pas allé de main morte sur ma force.

Je hurle de frustration. Comment ai-je pu rater cette occasion en or ? Aucun défenseur, personne au goal : une voie royale s’offre à moi et je n’en ai même pas profité.

— Quelle puissance ! me félicite un nouvel arrivant.

Même si je suis dos à lui, je le reconnais facilement : Thibaut. Évidemment, il ne peut que s’agir de lui. Qui d’autre se soucierait de moi, au point de venir me voir ? Il applaudit ma piètre prestation alors que je lève les yeux vers le plafond avant de récupérer mon ballon. J’ai beau savoir qu’il n’y a rien d’ironique dans ses paroles, je les prends mal.

Assis non loin de mes affaires, il attend que j’arrive à sa hauteur pour poursuivre la discussion. Il a toujours eu un bon fond, c’est une des meilleures personnes que je connaisse. Il m’a toujours soutenu, après tout, nous jouons ensemble depuis nos dix ans. Mais je ne suis pas d’humeur pour avoir un nouvel échange, encore moins avec lui.

Ses cheveux châtains sont en désordre et dégoulinent de transpiration. Son t-shirt d’échauffement colle à sa peau. La séance de récupération n’a pas dû être de tout repos. Bizarrement, je suis heureux d’avoir esquivé cette torture d’après-match même si je m’attendais à une meilleure tournure pour l’entretien.

— Ça valait vraiment le coup, Martin ?

Aucun reproche, juste de l’inquiétude dans son ton. Si seulement il s’agissait de la première option, je ne culpabiliserais pas autant. Sauf que c’était Thibaut et que tout chez lui respirait la bienveillance sans un seul jugement.

J’évite ses yeux verts. Il scrute la plus minime de mes réactions. Je le déteste quand il se conduit ainsi à chercher les indices sur mon comportement. J’ai l’impression qu’il joue le rôle de mes parents alors que nous avons le même âge. Tu m’étonnes que tout le monde voie en lui un futur capitaine qui saura se faire respecter et à sera à l’écoute de ses coéquipiers. Je ne peux pas le nier, il possède tout pour devenir un grand capitaine, mais à mes yeux, il reste mon meilleur pote, celui qui me suit depuis toujours. Le seul qui ne m’a jamais abandonné.

— La ferme, maugréé-je.

— Combien de matchs ? me demande-t-il après quelques minutes de silence.

Je soupire puis je laisse le ballon rebondir quelques fois avant de répondre. J’esquisse un minime rictus qui disparaît rapidement. Ça me fait rire que lui aussi soit persuadé que je serai suspendu tant de rencontres alors que c’est bien pire.

— Je pars pour Nousty et j’ai aucune idée de quand je reviendrai ! pesté-je.

Je continue de jouer avec la balle, alternant entre les rebonds et des passes pour moi-même. Thibaut passe une de ses mains dans sa chevelure. S’il tente de rester neutre, je sais très bien que ce n’est qu’une façade. Le simple fait qu’il tire sur ses mèches me prouve qu’il est autant, voire plus que moi, désemparé par cette révélation.

— Quelques semaines avant le dévoilement de la sélection, sérieusement, mec ?

Comme si je ne le savais pas ! Il enfonce juste un peu plus le couteau dans la plaie. Je me retiens de tout commentaire, je ne peux pas me permettre d’envenimer encore plus la situation. Voilà pourquoi je ne désirai pas le voir. Pas aujourd’hui. Pas après cette annonce.

— T’es au courant que tu fais chier ? Et notre promesse, t’en fais quoi ? Elle ne compte pas pour toi, c’est ça ?

Bien sûr que si, elle compte, j’ai envie de lui hurler. Mais je ne m’en sens pas capable. Je perçois sa rage bouillir au fond de lui. Il m’en veut. Et c’est normal. Comment pourrais-je lui en vouloir, si l’on inversait les rôles, je serais certainement ainsi, voire plus en colère encore. Il rêve de revêtir les couleurs françaises, que nous les portions ensemble. Que nous soyons tous les deux la relève. Nous nous étions juré d’être appelés en même temps. Or, si, depuis quelque temps, cet espoir se fissurait déjà, il se trouve désormais entièrement brisé. Il connaîtra les joies d’arborer le maillot bleu seul alors que je moisirai dans un village paumé.

Le ballon glisse de ma main gauche. Je n’essaye même pas de le rattraper. A quoi bon ? Il roule jusqu’au banc de touche pendant que je baisse la tête. Je renifle et laisse couler quelques larmes.

Moi aussi je voulais nous voir ensemble dans l’équipe nationale. Moi aussi je souhaitais devenir le futur du handball français.

Et pourtant, j’agis sans cesse comme un idiot. Je ne cesse de franchir les limites qu’on m’impose comme si ce n’était qu’un simple jeu sans conséquence derrière. C’était pour attirer l’attention, m’avait-on appris un jour. Certainement. Pour d’autres, c’était juste l’envie de faire parler de moi pour que mon père ne m’oublie pas. Il y a de grande chance.

Mes yeux s’embrument de plus en plus. Ma vue se trouble. Je parviens à peine à discerner les claquettes de Thibaut qui s’approche de moi. Je le sens m’enlacer et frotter mon dos pour m’apaiser du mieux qu’il pouvait. Je déteste terminer dans cet état, il le sait. Je le remercie mentalement de ne pas briser le silence qui nous entoure. D’une certaine manière, je le trouve réconfortant celui-ci.

Il ne bouge pas d’un pouce, il a toujours répondu présent pour me soutenir. Même là, alors qu’il devrait me haïr d’avoir brisé notre promesse, il reste à mes côtés.

Petit à petit, je retrouve une respiration normale. Que ça peut faire du bien de lâcher-prise de temps en temps !

— T’as intérêt à revenir vite ! me menace-t-il.

— Je ne suis pas encore partie, que je te manque déjà, Thib’ ? le taquiné-je.

— Prends pas tes rêves pour la réalité, Tintin.

La frustration qui m’habitait jusqu’à présent a pratiquement disparu. Un sourire se forme sur mon visage à l’entente de mon surnom que seul Thibaut utilise. Je lui tire la langue et un fou rire s’empare de nous. Un peu comme quand nous étions gamins.

— Sérieusement, assure-moi que tu ne feras pas de bêtises. Je ne serai pas là pour te soutenir et t’éviter les ennuis.

Il me regarde sérieusement. J’aimerais lui affirmer que ça n’arrivera pas. Pourtant, aucun mot ne se forme. Il m’est impossible de lui garantir quelque chose dont moi-même je ne suis pas certain. Et je refuse de briser une autre promesse. Il sait très bien l’effort qu’il me demande avec cette remarque. Je joue avec mon bracelet ne sachant quoi rajouter à cette demande.

— N’enchaîne pas trop les buts, le titre de meilleur buteur me revient de droit ! finis-je par dire pour changer de sujet en lui faisant un clin d’œil.

Thibaut m’offre une tape sur la tête et lève son doigt d’honneur alors que je lui réponds en formant un cœur avec mes mains, un sourire taquin sur mon visage. Une dernière accolade nous unit avant que je ne me décide à retourner dans mon appartement. Je rassemble mes affaires qui étaient éparpillées sur le banc et d’un signe de la tête, je quitte la salle, le cœur lourd.

Il n’y a pas à dire, Thibaut va me manquer une fois que je serai parti.

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