2 - L'antre du Renard (1)

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Au-delà des avenues resplendissantes et de l'opulence du centre de la métropole, s'étendait ce que nul n'osait évoquer dans les salons dorés des nantis : les quartiers sud. Une plaie béante dans les entrailles de la ville que personne ne souhaitait soigner ni même regarder. Les ruelles étroites y étaient bordées d'édifices délabrés par les affres du temps et l'indifférence des hommes. Les structures semblaient sur le point de s'effondrer sous le poids des années, telles des créatures anciennes à l'agonie. Les cheminées crachaient leur haleine vaporeuse, un souffle spectral se perdait dans les cieux voilés, comme si la cité elle-même exhalait son dernier soupir.

Des murs de pierre massifs ceinturaient ces limbes urbains. Ils étaient bien plus qu'une simple démarcation physique ; un rappel tacite aux âmes égarées que cette partie de la ville était une géhenne qui condamnait les proscrits à errer. Une enclave surnommée l'Enclos, appellation qui oscillait entre l'ironie et la cruauté.

Ici, les déshérités de Véridian menaient un combat de chaque instant pour des miettes d'existence. Des enfants faméliques erraient en quête de nourriture ou d'un abri provisoire. Quant aux adultes aux yeux éteints par les épreuves incessantes, ils se vendaient à la pièce pour des tâches ingrates dans les usines ou se perdaient dans les vices pour échapper, même brièvement, à leur tragédie quotidienne.

Shaolin déambulait dans un écheveau de ruelles édentées aux pavés disjoints. Dans cette partie de la ville où la corruption et la décadence faisaient loi, la jeune femme se sentait à sa place. C'était là, au cœur de ce tableau de désolation, que résidait sa liberté

Son regard s'accrocha à une enseigne scintillante qui grésillait devant un tripot en ruine, la Tanière. L'air enfumé y était suffocant, saturé de désespoir et de tentations illusoires. Autour des tables usées, des parieurs misaient leurs dernières économies dans un jeu truqué depuis le début.

Au milieu de la pénombre qui engloutissait la pièce, Shaolin repéra Renard. Assis à une table isolée recouverte de vieux journaux et de verres vides, il était immédiatement reconnaissable. Avec son visage émacié, creusés par les années et son regard méfiant, il évoquait, à plus d'un titre, le mammifère qui lui avait donné son nom.

À sa vue, les traits tendus de Shaolin s'adoucirent, laissant transparaître une rare sérénité. Dans ce monde de doute constant, Renard était sa seule certitude, son unique phare dans l'obscurité. Cet homme, qui l'avait prise sous son aile lorsqu'elle n'était qu'une gamine égarée, lui avait enseigné les codes de la rue, à se fondre dans les ombres et écouter les murmures de la cité. Mais plus précieux que tout enseignement, il lui avait offert ce qui lui manquait le plus : une famille. Aussi dysfonctionnelle fût-elle.

— Tu es en retard, Gamine, murmura-t-il en la détaillant du regard. À te voir, on dirait que tu as traversé tout Véridian en courant.

Shaolin inclina légèrement la tête en prenant place sur le tabouret face à lui.

— Les Rouges étaient partout ce matin, ils grouillent en ville, pire que des mouches.

— Et je suis certain que tu n'as pas pu leur faire l'affront de passer inaperçue, n'est-ce pas ?

Un sourire espiègle effleura les lèvres de Shaolin tandis qu'elle levait les yeux au ciel, feignant l'innocence avec une malice à peine dissimulée.

— J'ai peut-être un peu déconné en allant bosser à la gare, avoua-t-elle à mi-voix. Mais j'ai chopé des trucs qui pourraient t'intéresser,

Elle tendit vers lui une liasse de papiers froissés, des éclats de conversations capturées à la volée et griffonnées à la hâte. Le vieux Renard prit les messages et son regard survola rapidement l'écriture brouillonne de sa protégée. Shaolin, appuyée nonchalamment contre la table, précisa que ces murmures n'étaient encore que des rumeurs. Pourtant, elles soufflaient sur les braises d'un événement d'envergure, susceptible d'ébranler jusqu'aux plus hautes strates de l'Empire.

Renard leva ses sourcils broussailleux et fixa ses yeux mordorés sur la jeune femme.

— Voilà qui est prometteur…

— Je vois même pas pourquoi tu t'étonnes, répliqua Shaolin avec une pointe d'orgueil dans la voix.

— Attention, Gamine, la modestie n'a jamais été ta meilleure qualité. Mais passons... As-tu seulement pris le temps de manger aujourd'hui ? soupira Renard, une pointe de préoccupation dans le regard.

— Manger ? répéta-t-elle. Qui a le temps pour ça ?

Avec un soupçon de fatalisme dans son sourire, Renard secoua doucement la tête.

— File à la cuisine et avale quelque chose. Un esprit vif a besoin d'un corps bien nourri.

À ces mots, Shaolin laissa échapper un rire, ses yeux pétillants d'amusement.

— Renard, même crevée de faim depuis des semaines, y'a personne ici qui pourrait me battre aux cartes, rétorqua-t-elle avec une assurance inébranlable.

— Ah, c'est ça, la confiance de la jeunesse, marmonna-t-il. Mais rappelle-toi que même le meilleur joueur peut peut être trahi par la malchance. Et crois-moi, la faim ne fait pas bon ménage avec la stratégie.

— D'accord, l'ancien, je vais manger si ça peut te rassurer, concéda-t-elle, feignant une lourde résignation, bien consciente que l'inquiétude de Renard pour sa santé surpassait de loin son intérêt pour sa capacité à jouer aux cartes.

— Quand tu iras au dortoir, passe voir Arria, elle n'a rien mangé non plus. La pauvre gosse est surement traumatisée.

— Tinquiètes le vieux, elle va se remplumer en un rien de temps ici, vu comme tu essaye de nous engraisser.

Elle se leva et adressa un clin d'œil complice au vieil homme, qui lui répondit par un regard tendrement sévère. Elle traversa l'espace enfumé du tripot pour atteindre la cuisine, où flottait encore l'arôme des plats du jour. Les gamins de corvée s'affairaient à terminer de ranger la vaisselle, leurs rires et chamailleries remplissant l'espace d'une vivacité contrastant avec l'atmosphère lourde du reste de l'établissement. Ils levèrent les yeux vers Shaolin, leurs regards s'illuminèrent à sa vue.

— Shaolin ! T’étais où c'matin ? On peut v'nir la prochaine fois ?

— Ouais, raconte un peu ! ajouta un autre, suspendant son geste, une assiette à la main.

Tout en composant un repas de fortune avec les restes, Shaolin sourit à leur enthousiasme. Elle s’installa sur le plan de travail et sortit une poignée de bonbons colorés de ses poches devant les yeux émerveillés des enfants.

— Tenez pour vous, leur annonça-t-elle en distribuant le butin.

Les sourires fleurirent à la vue du trésor sucré.

— J'ai dû sortir de l’enclos ce matin, leur expliqua-t-elle. Et non, vous pouvez pas venir. Les Rouges aiment pas qu'on se tire de notre trou.

Les gamins hochèrent gravement la tête, ils savaient très bien que ceux qui se faisaient prendre en dehors des murs ne revenaient jamais.

— C'est vrai qu'de l'autre côté, y'a un ciel bleu ? demanda timidement un garçon aux joues rebondies.

— N'importe quoi, un ciel bleu, ça s'peut pas ! objecta le plus âgé des quatre gamins, son scepticisme forgé par les rues de l’enclos.

— Ma maman, elle disait qu'si, insista une petite fille.

Shaolin acquiesça et lança un regard pensif vers la fenêtre teintée de crasse de la cuisine. Au sein de l'Enclos, le ciel n'offrait qu'une palette de gris, jamais il n'atteignait le bleu pur qu'elle avait vu dans les rues de Veridian, assombri par un voile de suie rejeté par les usines. Les murs confinaient la pollution emprisonnant leur monde dans une éternelle grisaille.

— Il est bleu, le ciel, et y a un soleil qui tape si fort que ça fait mal aux yeux. Mais le prix de ce ciel, c'est nos vies à nous, on a pas d'identité pour qu'ils vivent libre.

Les enfants, suspendus à ses lèvres, écarquillaient de grands yeux. Il n'étaient pas horrifiés par la valeur de leur vie, ils n'auraient pas pu survivre en l'ignorant, mais l'idée d'un ciel bleu était le paradis à leurs yeux.

Achevant son repas improvisé, Shaolin glissa du plan de travail.

— Bon, j’ai du boulot, annonça-t-elle, quittant la cuisine d'un pas tranquille. J'vous vois ce soir !

Shaolin gravit l'escalier étroit qui craquait sous ses pas, se dirigeant vers la chambre qu'elle partageait avec les autres pensionnaires du refuge. L'espace était spartiate, chaque occupant ayant peu de possessions, mais les murs étaient couverts de dessins et de petites inscriptions, autant de marques laissées par ceux qui étaient passés par là, un patchwork de souvenirs et d'espoirs.

Elle troqua ses vêtements couverts de poussière par une simple chemise en lin et un pantalon noir, fonctionnel. Elle rangeait ses vêtements sales dans la caisse en bois destinée au lavage, quand son regard fut attiré par une silhouette recroquevillée sur l'un des lits. La dernière arrivée dans le refuge était une gamine aux yeux bruns, trop grands pour son visage émacié. Orpheline depuis la perte de son père, victime d'une des nombreuses escarmouches qui agitaient les bas-fonds de Véridian. La fillette se retrouvait désormais seule dans l'indifférence brutale de la ville. Comme la plupart des gamins livrés à eux-même dans l'enclos, elle n'avait que la peau sur les os et le regard méfiant.

Shaolin s'approcha doucement, mal à l'aise avec les mots de réconfort qui lui semblaient souvent inadéquats face à la profondeur du chagrin, elle s'assit en face de la gamine.

— Hey, commença-t-elle d'un ton léger. J'allais descendre jouer aux cartes. Ça change pas le monde, mais ça aide à oublier un peu. Tu veux venir ?

La gamine leva vers elle un regard hésitant.

— Je... j'sais pas jouer, murmura-t-elle d'une voix tremblante.

— Tu sais, Renard m’a appris à jouer aux cartes quand j'étais pas plus haute que toi. Ça a l'air compliqué au début, mais quand t'as pigé le truc, t'as tout compris à la vie.

La gamine la regarda, ses yeux reflétant un mélange d'intérêt et d'incertitude. Shaolin lui tendit la main, un geste d'invitation et de réconfort.

— Viens, ajouta-t-elle, je t'apprendrais.

Un long moment passa, suspendu entre le doute et l'envie d'échapper à la solitude. Finalement, la gamine acquiesça d'un léger hochement de tête, sans enthousiasme, mais avec une lueur de curiosité dans le regard.

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