5 - Au Crépuscule du Sang

8 minutes de lecture

Dans les entrailles du Colisée, loin de la ferveur de la foule et de l'éclat du soleil, se dissimulait ce que seule l'audace des puissants pouvait qualifier d'infirmerie. Un vaste cachot faiblement illuminée par le vacillement incertain d'un néon prêt à rendre l'âme. L'air y était saturé de la puanteur métallique du sang séché, mêlée à l'aigreur de la sueur et de la peur. Ce cocktail amer de désespoir imprégnait chaque pierre de ce sanctuaire de souffrance. Les plaintes et les soupirs des blessés résonnaient dans l'air, ponctués par le va-et-vient désabusé des soigneurs, épuisés par le défilé sans fin des corps meurtris.

Aezsya, exténuée, occupait une paillasse vétuste, toujours enchaînée à la jeune fille, compagne de son infortune. À mesure que l'adrénaline se dissipait, la douleur, perfide, réclamait son tribut. Un mal lancinant assiégeait son crâne, et chaque mouvement lui arrachait une plainte étouffée. Son corps révélait une cartographie vivante de la brutalité endurée ; les ténèbres de ses hématomes s'entrelaçaient aux stigmates de ses éraflures. Son esprit luttait pour contenir l'agressivité et la rage suscitées par le combat, et les pensées rationnelles se dissolvaient, insaisissables, emportés par le flot de la douleur. Cette dernière, constante et lancinante, lui rappelait sans cesse le tumulte de l'arène, le poids des vies fauchées pour sauvegarder la sienne. Son âme, éreintée, aspirait à l'oubli procuré par la Séraphine. Le manque la tourmentait, un froid impitoyable s'insinuait dans ses veines, laissant ses membres engourdis et tremblants.

Autour d'elle, cependant, les guérisseurs s'affairaient, comme infatigables. Chaque gladiateur demeurait une ressource, même dans leur condition lamentable, chaque vie fracassée constituait un investissement trop précieux pour être abandonné. Les soigneurs utilisaient leur propre sang pour tracer des runes curatives sur la peau meurtrie des plus affligés. Aezsya, n'avait jamais appris cet art capable de modeler la réalité, mais elle n'en était pas moins fascinée par ce spectacle. Sous ces soins, les blessés s'apaisaient presque immédiatement, certains s'abandonnaient au sommeil, tandis que d'autres se redressaient, stupéfaits d'êtres vivants.

Son attention glissa vers la silhouette tremblante à ses côtés. À peine sortie de l'enfance, son premier affrontement dans l'arène avait clairement laissé des marques : la jeune fille était maintenant prostrée, submergée par le choc et la terreur.

Accablée par ses propres tourments, Aezsya se trouvait incapable d'offrir le moindre geste de réconfort. Les grands yeux terrifiés de la jeune fille à ses cotés lui renvoyaient l'image de sa propre détresse, les échos amers de ses premiers jours dans cet enfer. Elle tenta de lui parler, un message silencieux porté par ses yeux bleu pales, mais aucun mot ne franchit ses lèvres. Son regard se détourna, revenant à ses propres plaies, à la fois physiques et morales, en attendant la dose de Séraphine qui lui procurerait un répit bienvenu, aussi éphémère soit-il.

L'atmosphère déjà tendue de l'infirmerie se figea lorsqu'un homme fit son apparition à l'entrée. Sa silhouette se détachait nettement dans la pénombre, drapée dans les atours blanc et rouge des sénateurs de l'Empire. Son visage se tordit de répulsion à l'odeur ferreuse du sang. Pour pour ceux condamnés à vivre dans cette geôle, cette senteur familière était devenue un sinistre réconfort, mais pour lui, elle constituait un affront à sa réalité édulcorée.

Soigneurs et blessés jetèrent vers lui des coup d'œil discrets, se demandant ce qui pouvait amener un homme de sa stature à arpenter les limbes du Colisée.

Le regard impérieux, il sélectionna deux malheureux, et d'un simple geste de la main, les désigna aux gardes impassibles qui l’accompagnaient. Il laissa flotter un intérêt fugace envers Aezsya, avant de la sélectionner elle aussi, une décision qui injecta un frisson d'incertitude dans son cœur. Dans le silence oppressant, le message était limpide : ils étaient choisis, pour une raison qui leur échappait encore, mais qui, au vu de l'éminence de leur visiteur, ne présageait rien de bon. L'homme se détacha alors de ce tableau morbide aussi soudainement qu'il était apparu.

Un garde, au regard dur s'avança vers Aezsya, la saisissant rudement par le bras. Son expression se plissa en une grimace de dédain à la vue de la chaîne qui la liait encore à la gamine. Un moment d'hésitation sembla l'effleurer, mais il se ressaisit rapidement, son indifférence glaciale affirmée par un haussement d'épaules. De nouvelles entraves froides et impitoyables vinrent enserrer leurs poignets. Puis, sans un mot, il les poussa à avancer dans le couloir sombre et étroit, ou ils rejoignirent les deux autres gladiateurs sélectionnés.

Ils furent conduits à travers un dédale de couloirs jusqu'à une pièce étonnamment spacieuse et propre, incongrue dans l’enceinte du Colisée. Au fond, le sénateur les attendait, flanqué de deux soldates aux étranges uniformes noirs et rouge, si différents de la teinte unie des autres gardes. Les sons de leurs chaînes et de leurs pas sur le sol en pierre résonnaient dans le silence presque sacré de la pièce.

Poussée contre un mur, Aezsya observait, tendue, le premier des leurs faire face au sénateur, son avenir suspendu aux lèvres de cet homme de pouvoir. Rongée par l’anxiété, elle peinait à garder l'esprit clair. La fatigue, pesait sur ses épaules et émoussait ses sens habituellement acérés. Les murmures environnants se dissolvaient dans le brouillard de son esprit troublé. Pourquoi avaient-ils été choisis ? Quel sort les attendait ? Était-ce un jugement, une punition, ou quelque chose d'encore plus sombre ? La présence silencieuse des soldates renforçait le sentiment oppressant que rien de bon ne pouvait émerger de cette situation.

Lorsque le premier combattant fut escorté hors de la pièce, la rage contenue dans son silence était éloquente. Le suivant fut conduit devant le Sénateur, subissant le même rituel de jugement et de délibération, et après son entrevue, il arborait une expression marquée par l'inquiétude. Ses mouvements, prudents et calculés, laissaient percevoir une méfiance accrue et son regard, scrutait les soldates, cherchant dans leur silence des indices sur son avenir immédiat. Cependant, un signe discret de l'une d'elles sembla apaiser temporairement ses craintes. Avec une réticence palpable, il regagna sa place contre le mur.

Aezsya, oppressée par une angoisse qui vrillait ses entrailles, prit une inspiration hachée. L'air, chargé d'une anticipation amère, lui asséchait la gorge alors qu'un garde s'approchait pour la mener à son tour devant le sénateur. Ce dernier, malgré les marques du temps, irradiait une autorité naturelle. Son regard gris, acéré, surmonté par des sourcils broussailleux et une chevelure grisonnante soigneusement coiffée, scrutait Aezsya avec une intensité dérangeante. À ses côtés, une soldate brune veillait avec une vigilance de faucon, cependant, c'était l'autre soldate qui attirait l'attention d'Aezsya. Cette femme blonde, aux yeux d'un noir profond se distinguait par ses oreilles pointues, un trait distinctif qui faisait d’elle un paradoxe. Sa présence en uniforme militaire soulevait un tourbillon de questions dans l'esprit d'Aezsya, dans un monde où les siens étaient marginalisés, opprimés par les préjugés et les lois impitoyables de l'Empire.

Mais au-delà de la surprise et de la curiosité, une vague de colère et de mépris monta en elle. Pas seulement dirigée contre le sénateur, symbole de l'oppression, mais également contre l'astrale qui semblait renier ses racines pour servir ceux qui opprimaient son peuple. Sa loyauté, si manifeste dans son rôle militaire, était perçue comme une forme d'abdication face aux forces qui cherchaient à écraser toute différence, toute singularité. L'homme, cependant, parut amusé par la défiance d'Aezsya, un sourire en coin, comme s'il trouvait du plaisir à cette confrontation silencieuse.

— Ainsi, voici la fameuse 2808, dit-il calmement, une note d'appréciation dans la voix.

Aezsya serra les poings, chaque mot du sénateur lui frappaient l'âme comme des coups d’épée. Un rappel cruel qu'elle n'était plus qu'un numéro, une ombre parmi d'autres, dépouillée de son nom et de son identité.

— Tu t'es distinguée dans l'arène aujourd'hui, ta capacité à protéger la jeune 2942 a été impressionnante… Et quelle énergie, quelle rage, c'est... remarquable.

Il marqua une pause, scrutant Aezsya, comme s'il évaluait sa réaction, mais elle ne broncha pas, les dents serrées pour se forcer à l’immobilité.

— Je me nomme Doréan Venali, sénateur de l'Empire, reprit-il, son ton prenant une teinte plus formelle. Nous sommes à la recherche de combattants pour rejoindre une unité militaire d'élite. Ton courage et tes capacités sont exactement ce que nous cherchons. Si tu acceptes, tu pourras quitter le Colisée et nous rejoindre.

Doréan Venali lui posait un dilemme moral vertigineux. Jusqu'alors, Aezsya n'avait envisagé son existence que comme une suite interminable de combats sanglants. Méfiante et sceptique, elle fronça le nez. Pourquoi un sénateur prendrait-il la peine de venir personnellement lui faire cette proposition ? Que cachait réellement cette offre ? Accepter signifiait certainement vendre son âme, s'engager dans un pacte dont les véritables coûts restaient obscurs. Et pourtant, refuser, c’était se diriger vers une mort certaine sous les acclamations d'une foule assoiffée de sang.

Son regard se posa sur l’astrale en uniforme, la verrait-on ainsi, comme un chien de l’Empire à la loyauté égarée ?

— Et qu'est-ce que j'y gagne ? Même si j'accepte, je resterai à jamais une Nef'aris, une Astrale. Si c'est pour être esclave, je préfère la liberté, même celle du Colisée.

Doréan Venali, imperturbable, hocha la tête avec assurance.

— Respect et reconnaissance, pour commencer. Tes talents et ta résilience sont évidents, ils méritent d'être honorés bien plus que par la gloire funeste du Colisée. Tu deviendrais une soldate de l'Empire, avec tous les droits et les privilèges que ça implique ; un salaire, un logement, et surtout, la liberté... non seulement pour toi, mais aussi pour d'autres, encore prisonniers de l'Arène.

Il marqua une nouvelle pause, son visage austère vaguement illuminé par un sourire froid.

— Imagine un monde où aucun autre n'aurait à subir ce que tu as enduré. En nous rejoignant, tu aurais la capacité de changer les choses, de protéger ceux qui sont impuissants et de lutter contre ceux qui exploitent les Astrals et autres marginaux de l’enclos.

Puis ses yeux se posèrent brièvement sur la jeune fille à ses côtés.

— Aussi, la petite n'a pas été sélectionnée, son sort dépendra du tien.

Aezsya pesa ses mots, ses pensées tournant à toute vitesse. La promesse d'un statut et d'une vie en dehors des murs du Colisée la tentait, mais elle doutait des termes réels de cette « liberté ». Après des années de captivité, de combats forcés, pouvait-elle vraiment faire confiance à l'offre d'un homme qu'elle connaissait à peine, un homme qui faisait partie du gouvernement même qui l'avait réduite en bête de combat ?

— Et si je refuse ? demanda-t-elle, sa voix basse mais ferme.

— Alors tu retourneras dans l'arène, reprit-il sans ambages. Tu continueras à te battre, à survivre, jusqu'à ce que la mort te trouve, comme tous les autres.

Le choix était cruel dans sa simplicité : une vie incertaine avec une promesse de liberté ou la certitude d'une existence courte et brutale dans l'arène. Aezsya sentit le fardeau de ce dilemme écraser ses épaules. Opter pour la proposition de Venali signifiait plonger dans l'inconnu, un risque monumental. Mais refuser, c'était s'abandonner un destin déjà écrit, un chemin qu'elle connaissait trop bien. Après un moment de réflexion, elle releva la tête.

— J'accepte votre offre, dit-elle.

Venali hocha la tête, un sourire satisfait apparaissant sur ses lèvres.

— C'est entendu. Bienvenue dans l'Empire d'Assiah.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lucie Fer ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0