3 - Le théâtre des illusions macabres

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Sous l'éclat impitoyable de l'astre roi, le Colisée se dessinait en ombres et lumières, théâtre grandiose d’une tragédie imminente. La poussière en suspension dessinait des arabesques dans l'air chaud, portée par des exclamations extatique d'une masse avide de carnage. L'arène, ce champ de bataille où tant d'existences s'étaient effondrées, était une mer de désespoir agitée par les vagues incessantes de la fatalité.

Aezsya, prisonnière et actrice malgré elle de cette mascarade infernale, observait les combats depuis sa cellule sous les gradins. Assise à même le sol, le dos contre la pierre froide, elle se sentait détachée du chaos. Les cris lointains résonnaient faiblement dans son âme épuisée.

Les jours s'étaient fondus en une litanie de combats insensés et de douleur. Elle avait renoncé à compter les semaines, les mois, peut-être même les années. La souffrance et la mélancolie s’étaient dissipées, remplacées par un vide, une indifférence alimentée par la Séraphine. Ce poison, qui noyait sa conscience, l'avait réduite à l'ombre d'elle-même. 

Ses vêtements déchirés lui collaient à la peau et le collier d'acier gravé de son matricule, marque de sa condition de gladiatrice, lui enserrait la gorge. Son teint cuivré et ses oreilles pointues, héritages maternels, avaient inscrit son sort, l'amenant à être une marionnette sanglante dans cette farce grotesque.

Dehors, les affrontements s'enchaînaient, rythmés par les cris de terreur et le rugissement d'une foule qui, consumée par une euphorie perverse, intensifiait son sadisme vocal à chaque coup mortel porté.

La fin d'après-midi s'annonçait par des éclats de voix et des cliquetis de chaînes. Ces sons, familiers mais toujours déchirants, sortirent Aezsya de sa torpeur. La tension dans l'air était palpable et le murmure de l'incertitude flottait comme une brume. Le brouhaha montant des couloirs signalait la sélection des gladiateurs pour le combat final. La dernière bataille. Une dernière danse macabre pour satisfaire l'appétit insatiable de la foule. Aezsya savait que son tour était venu. Son corps meurtri tremblait à la perspective de retourner sur le sable brûlant.

Les voix lointaines s'intensifiaient, et elle sentit son cœur battre dans sa poitrine avec une lourde anticipation. Sa sentence avait été prononcée. Elle était condamnée à une autre épreuve insensée dans l'arène. Un bain de sang qui promettait peu de survivants.

Un grincement de fer résonna à travers la cellule quand un garde vint la chercher. Il était l'heure. Aezsya affronta le gouffre nauséeux qui s'ouvrait dans son estomac. Elle se leva, chancelante, poussée par la promesse d'une dose de Séraphine. Cette douce amante vénéneuse qui calmait ses tempêtes intérieures. Tel un chant de sirènes, la drogue promettait la paix tout en la menant inexorablement vers la ruine.

— Alors, ma belle, prête pour le dernier acte ? lança le garde, son uniforme souillé reflétant sa corruption intérieure.

Aezsya répondit par un silence méprisant, son regard dédaigneux faisant écho à ses mots non prononcés.

— Peu importe ta fierté, bientôt tout sera fini pour toi, 2808.

Aezsya ferma les yeux un instant, rassemblant ses forces. Elle maudit intérieurement l'Empire Assian, qui réduisait son peuple à de simples jouets dans une exhibition cruelle.

On la fit changer de tenue pour une tunique en lin. Elle sentit le tissu léger contre sa peau comme un contraste frappant avec l'armure lourde qui l'avait protégée plus tôt dans la journée. Une tête de loup fut posée sur sa tête, une couronne grotesque qui symbolisait à la fois la férocité et l'humiliation et on l’arma d’un simple bouclier rond en bois. Son collier fut attaché à une chaîne déjà reliée à une prisonnière. À peine échappée de l'adolescence, la jeune fille avait les yeux grands ouverts, emplis d'une terreur palpable. Ses mains tremblaient autour de la poignée d'une épée bien trop lourde pour elle, son inexpérience criante dans sa prise maladroite.

Le garde, un sourire méprisant aux lèvres, les poussa dans le tunnel sombre. Aezsya, tout en avançant, effleura du bout des doigts les parois érodées, sentant leur froideur sinistre s'infiltrer en elle. La lumière qui s'intensifiait au fur et à mesure de leur progression n'était pas celle de la liberté, mais celle, aveuglante et impitoyable, du jugement final. Les pensées d'Aezsya dérivèrent vers l'époque révolue où l'honneur et la liberté n'étaient pas juste des rêves lointains. Mais ces pensées étaient des fantômes, un mirage se dissolvant dans le néant de son existence.

Leur entrée dans l'arène fut accueillie par une ovation bestiale qui chantait l'ode à la mort. La puanteur du sang répandu et des entrailles ouvertes imprégnait l'atmosphère, fragrance de fin et de désespoir. Autour d'elles, d'autres duos émergèrent des entrailles du Colisée, et Aezsya eut un aperçu de ce tableau de désolation, une fresque de l'âme humaine esquissée par des pinceaux trempés dans les ténèbres.

Chacun des gladiateurs, drapé dans des peaux de bêtes sauvages, incarnait l'oubli de leur humanité. Ici, ils étaient transformés en créatures sauvages et sans noms, destinées à s'entretuer. Leurs seules armes étaient des boucliers ronds, une maigre défense contre la mort qui les attendait. À côté d'eux se tenaient les Ludaïs, des esclaves ou captifs destinés à devenir des combattants de l'arène s'ils survivaient à cette première épreuve. Eux, brandissaient des épées courtes, leur seule chance de survie dans cette danse macabre. La différence était frappante, le contraste entre la puissance bestiale des combattants et la terreur vulnérable de ceux qui découvraient les jeux de la mort.

Aezsya réalisa avec un sentiment amer que c'était là le cœur du spectacle. Ce n'était pas seulement le sang qui attirait la masse, mais le spectacle de la déshumanisation, le frisson de voir l'homme se métamorphoser en bête. Elle saisit alors toute la perversité de cette mise en scène. Les Ludaïs, entraves vivantes, tiraient les gladiateurs vers leur propre chute. C'était une stratégie perfide, assurant que même le plus fort, le plus adroit des guerriers, demeurait esclave de cet équilibre précaire. Qu'importe sa puissance, s'il venait à perdre son double moins aguerri, il serait condamné à charrier la mort en guise de fardeau. L'impitoyabilité de ce choix était une punition en soi, une façon de briser l'âme des combattants et de les forcer à devenir des tueurs sans pitié.

Au milieu du tumulte, l'empereur, un jeune homme au regard aussi dur que celui d'un vétéran, se leva. Ses paroles, destinées à enflammer la foule, n'étaient pour Aezsya que murmures lointains, perdus dans le tourbillon de ses propres pensées. Un bourdonnement oppressant remplissait ses oreilles, un écho tumultueux de la tempête intérieure qui faisait rage en elle. Elle était confrontée à un cauchemar éveillé, le divertissement sadique devant elle était le reflet d'un empire qui se délectait de la barbarie.

Les paires de gladiateurs et leurs Ludaïs, une quarantaine d'âmes au seuil de la mort, se tenaient prêtes pour le massacre imminent. Aezsya sentait la nausée monter à la pensée de ce qui allait suivre, une violence inégalée même par les horreurs qu'elle avait déjà vécues.

Puis, avec la soudaineté d'une tempête qui éclate, le son impérieux du cor se fit entendre, brisant la tension palpable. Le tréfonds du cauchemar s'ouvrit et Aezsya y entra comme une chorégraphe mortelle. Tenant fermement la gamine par le collier d’une main, son bouclier, dans l’autre, était une extension de son bras, une barrière d'acier et de rage.

Chaque mouvement était précis : une parade, un combattant désarmé, une vie fauchée. Les os éclataient sous la force brutale. Les corps s'effondraient. Elle frappait sans grâce, mais avec une efficacité meurtrière, son bouclier dessinant la trajectoire de la mort dans la poussière et les effluves de fer.

Autour d’elle, les silhouettes s'effondraient, pantins désarticulés dans cette valse macabre. Le monde rétrécissait à l'essentiel : l'acier, le bois, le sang. Elle ne voyait plus les visages, n'entendait plus les cris – seulement le chant de la survie. Dans un enchaînement fluide, elle esquivait, pivotait, frappait. Un crâne cédait sous son bouclier, un demi-tour, et elle couvrait la silhouette frêle à ses côtés. Son regard offrait un adieu, chaque adversaire, un souvenir qui se fanerait avant l'aurore.

Si son baptême du feu dans cette arène avait déjà balayé toute illusion de gloire. Chaque duel depuis lors, était une cicatrice supplémentaire sur son cœur meurtri. Les serres de la désillusion labouraient tout espoir de liberté. Chaque son d'agonie provenant de ses adversaires gravait un épitaphe sonore à sa propre impuissance, chaque clameur de la foule l'érodait de l'intérieur. L'amertume cancéreuse métastasait dans son esprit, laissant chaque cellule de son âme saturée de désespoir.

D'un geste brusque, elle arracha la tête de Loup qui lui obstruait la vue, aspirant l'air suffocant comme pour échapper à la noyade. Ses cheveux sombres se libérèrent, cascadant en boucles rebelles. Ses yeux, d'un bleu glacial, balayèrent les derniers adversaires debout – des âmes perdues, sacrifiées au culte de l'absurde. Ramassant une épée abandonnée, elle la fit tourner entre ses doigts, évaluant son poids et son équilibre.

Sans égard pour les applaudissements ou les quolibets du public, elle s'élança, la froideur de l'acier faisant écho à celle de son âme. Chaque mouvement était un exutoire de sa rage contenue, de sa frustration inexprimée, de sa souffrance cherchant à se libérer, alors qu’elle mettait à mort tous ceux qui tenaient encore debout.

Alors, dans un éclat de rébellion ou peut-être en défiance de cette existence absurde, un hurlement sauvage s'échappa de ses lèvres. Un hurlement chargé de toute l'injustice, de toutes les douleurs et de toutes les vies broyées par les caprices des puissants. Ce hurlement s'envola, se mêlant à l'air chaud de l'été, et peut-être, juste peut-être, fit pour un instant vaciller l'indifférence pernicieuse de l'univers lui-même.

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