La tisseuse

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Je l'observais depuis plusieurs minutes maintenant. Elle semblait ne pas me voir à travers le voile sombre de ses yeux. Pourquoi la regardais-je avec autant d'insistance ? Non pas que je sois admirative. Jalouse non plus. Cependant elle m'intriguait. Un je-ne-sais-quoi faisait écho en moi tandis que je la dévisageais.

Elle n'était pas spécialement belle. Ses longs cheveux cendrés pendaient comme de vieux fils électriques dans un grenier. Sa peau striée de ridules, aussi blanche que du lait, témoignait des effets du temps et son regard bleu, autrefois turquoise, était délavé. La faute à la pluie qui s'était infiltrée au creux de ses prunelles. Car si devant les autres elle souriait, moi, je la voyais souvent pleurer.

Je n'ai jamais rien dit. Rien demandé. Il est des maux qu'il vaut parfois mieux garder pour soi.

Pourtant, sans que je sache vraiment pourquoi, je restais là, tout près d'elle. Je lui offrais une compagnie silencieuse, un soutien tacite jusqu'à ce que ses larmes cessent de couler.

Un jour, en relevant la tête, elle m'a adressé ce sourire entendu, mêlé de reconnaissance et d'excuses qui m'a perforé le cœur. Après quoi, elle a fermé les yeux, comme fatiguée de ce temps qu'elle perdait à lutter contre la réalité et, sans que je m'y attende, elle s'en est allée, me laissant seule avec cette peine que j'avais sentie glisser sur moi.

Je crois bien que c'est à partir de ce jour que tout a changé.

C'était un jour où la pluie et le soleil s'étaient disputés les faveurs du ciel. Je me rappelle qu'elle est sortie et s'est assise sur le banc au fond du jardin. Elle s'est mise à observer tout ce qui l'entourait. Je ne prêtais pas attention à ce qu'elle regardait quand soudain, elle s'est levée et s'est approchée du rosier. Elle est restée là, un long moment à détailler l'arbuste tandis que je pestais contre les nuages menaçants qui se rapprochaient. J'ai tout de même jeté un œil à la plante, curieuse de savoir ce qui la fascinait tant.

C'est bien ce jour que le fossé s'est creusé.

Je ne comprends qu'aujourd'hui que là où moi je n'avais vu qu'un pauvre bouton flétri prisonnier d'une toile noyée de pluie, elle, avait vu une dentelle perlée de rosée déposée sur une corolle assoupie.

Le lendemain, elle m'a parlé d'une idée qu'elle avait eue. Une idée si saugrenue que je me demande encore qui la prendra un jour au sérieux. Puis elle s'est enfermée dans cette pièce feutrée dont l'odeur de cannelle me chatouille toujours le nez et s'est mise au travail.

Lorsque je lui demande ce qu'elle fait, elle me répond qu'elle tisse des rêves. Quand je lui demande à quoi ça sert, elle me répond « à gommer les blessures des autres, à nacrer leurs pensées et les ourler de perles d'espoir. »

J'ai bien tenté de la raisonner, de lui dire que ses mots brodés au fil doré ne lui rendront pas ce que la vie nous a volé, qu'on ne recouvre pas les cicatrices d'un passé à l'aide d'un feuillet.

Pourtant, jour après jour, elle s'obstine à s'installer à son bureau. Je ne sais pas au juste comment elle s'y prend mais, comme l'ouvrière devant son métier à tisser, elle entrelace les fils de la vie jusqu'à obtenir une œuvre aussi fine et douce que de la soie ou du velours. Elle déroule les mots les plus beaux comme on débobine une pelote de laine. Et elle tisse des rêves à n'en plus finir. Des rêves doux comme du cachemire, bleus comme l'était l'encre de ses yeux.

J'aurais aimé plonger dans ces songes qu'elle compose, m'enrubanner de cette dentelle précieuse qui retapisse le monde et flotter sur cette mer de coton qui se dessine à l'horizon. J'aurais aimé pouvoir voir au-delà de la pluie et être capable de lire la vie avec poésie. Mais je suis bien trop terre à terre pour me laisser embarquer dans ses chimères. Mon univers à moi est peuplé d'étoiles éteintes et de trous noirs. Mon monde s'est écroulé, pulvérisé comme une comète qui se rapproche un peu trop près du Soleil. L'Astre lui-même a brûlé, ne laissant qu'un tas de cendres rougies pour éclairer l'obscurité.

Je la regarde encore. Elle ne me voit toujours pas, trop absorbée par ses idées. Je l'appelle. Je sais qu'elle m'en veut. Mais c'est comme ça, je n'y arrive pas.

Nos regards se croisent enfin. Mon cœur se serre. « Pourquoi ? » m'implorent ses yeux noirs de colère.

Pourquoi ne parviens-je pas à croire en ses rêves ? Peut-être parce que, aussi douée soit-elle, elle n'est et ne sera jamais pour moi que le pâle reflet de mon miroir.

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