CHAPITRE UN

10 minutes de lecture

Ran.

07 décembre, 2086

Temple, Minport City.

Concentrée devant les cinq écrans, je me dépêche de cracker le dernier système d’information pour dérober quelques centaines de Min Gold, juste assez pour me nourrir pendant un mois. Je ne vole pas de grosses sommes, mais plusieurs fois des petites pour que Ghost ne me repère pas. Cela fera un an que je me suis réfugiée au Temple près du port dans le quartier chinois. Si je me rappelle des conseils de Père, je ne devrais pas rester plus de six mois dans la même planque, mais ici, grâce aux hauteurs et du lieu religieux, il m’est presque impossible de me faire remarquer. J’ai aussi des origines asiatiques, alors c’est plus facile pour se fondre dans la masse. Et puis, j’ai quasiment tout installé mon matériel cyberélectronique et j’en ai assez de bouger de refuge en refuge. J’ai vingt ans et je ne peux pas fuir toute ma vie.

Je soupire légèrement, quand je repense à Garçon qui a laissé sa place pour me sauver. Je pense à lui tout le temps en essayant de l’imaginer dans une situation confortable et plus agréable que la mienne. Je suis sûre qu’il n’est pas mort. Je veux y croire.

J’ai pris le prénom de Ran, car il ressemble au dernier mot qu’il a prononcé avant de fermer la porte.

Courir, comme il me l’a ordonné. C’est-ce que j’ai toujours fait. Pour survivre.

— Allez… Ran… dépêche-toi ! râlé-je en remettant mes cheveux en place.

Assise sur les genoux, je m’énerve lorsque je vois que la sécurité est plus coriace que je ne l’avais imaginé. Quand je suis sous tension, la douleur de la puce dans ma nuque se réveille. J’accélère en tapant les divers codages sur les cinq écrans différents. Mes yeux sont partout. Il y a bien une clé qui va fonctionner pour déjouer ce maudit petit système de rien du tout. Sept-cents, Min Gold, ce n’est pas grand-chose !

— Bingo ! m’exclamé-je avec fierté, lorsque j’arrive à mes fins. Monsieur Glove, j’ai l’honneur de vous annoncer que vous n’êtes plus en possession de sept cents Min Gold !

Je pince mes lèvres de satisfaction et je me languis d’imaginer un bon repas ce soir. J’éteins tous les écrans et active la cybersécurité sur l’un des moniteurs. Puis, je me lève et me laisse tomber sur mon lit. La vue est magnifique d’où je suis, même si j’ai toujours l’impression que la mer est noire à cause de l’obscurité quasi présente des journées qui défilent. J’ai de multiples archives du début du 21e siècle, où les gens pouvaient encore marcher sur la pelouse, respirer l’air frais sans humer la pollution stagnante. Cueillir des fleurs... Qu’est-ce que je rêverai de pouvoir sentir des boutons dans mes mains, mais tout ça n’est qu’utopie. J’ai la chance de trouver des pissenlits entre deux plaques d’égout, mais à part ça, pas le moindre brin d’herbe recouvre Minport City.

Je regarde le cadran numérique implanté dans mon poignet et il m’annonce dix-neuf heures trente. C’est parfait pour aller chercher un plat de ramen. Je m’habille rapidement et chaudement. Les nuits en décembre sont rudes et le vent est glacial. Il n’y a pas encore de flocons, mais cette fois, je suis sûre que les habitants pourront fêter la nouvelle année avec trente centimètres de neige sous les pieds. Je descends les nombreux étages et perçois une dizaine de moines en train de prier. Le gong retentit, ils commencent à célébrer la cérémonie. Je longe la grille et arrive dans la ruelle où c’est à peu près propre, car le bonze Go passe ses journées à nettoyer le parvis. J’entoure mon masque autour de mes oreilles et enroule mon écharpe en laine. Puis, j’enfile mes gants pour me réchauffer immédiatement. J’essaye de ne pas me faire remarquer, et je toise mes pieds en évitant tous regards malveillants. Je reste une fille seule, et traîner dans les rues de Minport City la nuit n’est pas très conseillé. Alors avant de partir, j’avais caché mes cheveux dans un bonnet pour ne pas que l’on remarque mon physique. Heureusement que j’ai toujours un couteau sur moi et que j’ai appris un peu à me battre. Même si la puce me permet de mémoriser rapidement, c’est difficile quand on ne peut pas pratiquer avec un adversaire en face. J’arrive dans l’une des rues principales du quartier chinois, les néons bleus, rose et blanc sont tous allumés. Il n’y a pas grand mondes ici dans le quartier, les étalages ferment à dix-neuf heures, car ils ouvrent très tôt le matin. Quelques vitrines clignotent encore et diverses odeurs de mets préparés stagnent autour de moi. Mon ventre gargouille, rien qu’en reniflant. Grâce à mon petit pactole de ce soir, je vais me faire plaisir à manger un plat de nouilles aux crevettes. J’ignore si elles proviennent de l’océan, mais dans tous les cas, c’est toujours un régal. J’arrive devant l’un des restaurants extérieurs, où ils servent différents plats. Trois tabourets bordent le trottoir et le serveur attend que je fasse mon choix.

— Le numéro quatre s’il vous plaît, dis-je platement en regardant le comptoir.

Il hoche la tête pendant que je paye avec mon poignet. Il fait demi-tour et je perçois sa main robotisée me servir le bol de soupe dans un récipient en carton. Un homme arrive, et se place sur le tabouret d’à côté. Il commande la même chose que moi. Il ne me paraît pas suspect, mais je n’ai confiance en personne, surtout que les Ghost peuvent se trouver n’importe où, n’importe quand. Mes yeux, toujours rivés sur le comptoir, j’attends que le serveur finisse de cuire, les crevettes grillées, afin de les ajouter au sachet. Je peux entendre en fond, les informations de la journée, passer sur l’hologramme projeté sur le mur.

— Ce soir nous atteignons un record d’infraction et de délinquance dans le cyberspace. Le nombre de cybercriminalités a augmenté de plus de 5% depuis deux mois. La milice indépendante Ghost travaille jour et nuit pour combattre ces terroristes malveillants.

Je ris intérieurement. Je ne me considère pas comme une terroriste alors que de nombreuses megacorporations contrôlent le monde entier, par la corruption, la violence, en allant même jusqu’à la dictature. En tant que petite arnaqueuse cybercriminelle, je souhaite juste dénoncer ces entreprises qui participent depuis des années au chaos de Minport City.

— Nous sommes envahis par des monstres qui se cachent dans les bas-fonds de la ville.

La voix rauque de mon voisin me fait légèrement sursauter. Je l’ignore et m'empare de mon sachet de ramens quand le serveur me le rapporte. Je hoche la tête pour le remercier et pars en regardant à nouveau mes pieds. Mon allure est rapide, je ne prends jamais la même route pour rentrer, de peur que l’on me suive. Mais depuis que j’ai quitté le restaurant, une présence anormale m’accompagne. Je relève légèrement le visage et devine que j’approche bientôt à l’intersection des docks du port. La ruelle est sombre, du liquide puant tombe des descentes d’eau pluviale. Je fais exprès de passer par des endroits inhabituels, même si au fond de moi je ne suis pas très sereine. Si je continue, je parviendrais peut-être à le semer entre les divers containers, alors que si je tourne à droite, je nous emmène directement à l’endroit de ma planque.

La brise glaciale tire la peau de mes joues lorsque je m’approche de la mer. Je ne me retourne pas et commence à m’enfoncer dans le labyrinthe de containers superposés. Je me précipite en allant à droite, puis à gauche. Grâce à la lumière des lampadaires et la hauteur des containers, j’arrive à m’introduire dans un sombre passage étroit et reste planquée pendant quelques secondes. Je prends soin de m’appuyer le plus fort possible contre les parois de fer en arrêtant de respirer, pour ne pas laisser échapper le gaz carbonique que dégage mon corps à travers mon masque. Le vent souffle et la mer se projette contre les remparts du port. Je fais dépasser ma tête lorsque je n’entends plus de bruit. J’ai dû le semer dans la confusion des cubes empilés. J’inspire et reprends une respiration normale. Je sors de ma cachette, observe les alentours afin de trouver une sortie la plus proche. Les vapeurs des bateaux envahissent le chemin. L’ambiance est presque morbide. Soudain, avant que j’aie à peine le temps de réagir, deux personnes venues des renfoncements des containers apparaissent devant moi. J’esquive une lame de couteau en lâchant mon sachet. Je jaillis le mien à mon tour. Nous pivotons autour d’un cercle invisible, en attendant lequel va attaquer le premier. Je me suis déjà battue, mais uniquement contre quelques individus seuls, pas deux en même temps. Celui de gauche porte des lunettes qui couvrent la totalité de ses yeux et se précipite vers moi. Je parviens à contrer, toutefois il est trop rapide et il me blesse à l’épaule. Je gémis de douleur, pourtant ce n’est pas la première fois que ma peau est transpercée par une lame de couteau.

— Oh, t’as un cri de fillette toi, tu ne serais pas une jolie petite dame derrière ton masque par hasard ?

Je me redresse et tente de m’approcher du deuxième, j’arrive à lui donner un coup dans le genou cependant il résiste et me pousse contre les parois métalliques en seulement quelques secondes. Il s’avance, enlève mon masque et entoure ses mains autour de mon cou en faisant tomber mon bonnet. Mes longs cheveux chutent jusqu’à la fin de la fermeture éclair de mon manteau et il découvre instantanément que je suis une fille.

— Intéressant…

Je me débats et en essayant de desserrer ses doigts autour de ma nuque. Je grimace, et il me soulève d’une traite, grâce à son bras que je devine bionique. La force d’un muscle humain et d’une carcasse métallique est si différente.

— Attends, j’aimerais bien m’amuser avec elle, s’exclame celui aux lunettes.

Celui au bras bionique me relâche, mes pieds claquent le sol et je peine à retrouver ma respiration. Je tousse plusieurs fois et je suis incapable de prendre la fuite maintenant. L’autre me relève et appuie l’une de ses mains sur ma bouche tandis que son partenaire empoigne de force mes avant-bras pour éviter que je bouge. Ils sont bien trop costauds. Celui aux lunettes approche son visage et dépose sa langue ignoble contre ma joue. Une bile remonte au fond de ma gorge et je trouve la force de lui donner un coup de pied dans le bas de son ventre.

— Ah ! Salope ! jure-t-il. Tiens là plus fort !

Il s’exécute et revient près de moi. Cette fois-ci il ouvre le zip de mon manteau et empoigne mon sein à travers mon pull à capuche.

— Tu ne portes pas de soutien-gorge en plus, petite allumeuse !

Son rire gras et effrayant me fait monter les larmes immédiatement. Je crie, je hurle de toutes mes forces dans sa main en bougeant dans tous les sens, en priant pour que quelqu’un me trouve. Je n’avais jamais eu affaire à ce genre d’hommes répugnants. Il passe sa main sous mon pull, sa peau m’irrite le corps semblable aux épines d’une rose que je n’ai jamais tenu. Leurs regards sont remplis de volonté et d’une violence malveillante. Je ferme les yeux le plus fort possible pour ne pas à affronter leurs pensées perverses. Je me maudis terriblement de m’être ramené ici, parce que je savais qu’il n’y avait pas de caméras afin que l’on ne me repère pas. Je pensais pouvoir les éviter, je me suis trompée. Brusquement, alors que mes yeux sont toujours fermés, j’entends la déflagration d’un coup de feu. Ma bouche est libre et le bruit d’un crâne qui s’ouvre en deux résonne dans mes oreilles.

— Bord…

Un deuxième coup de feu retentit, et un cri d’affolement s’échappe de ma bouche. Mes yeux s’ouvrent de peur et les deux hommes qui me menaçaient sont écroulés à mes pieds, baignant dans leur propre sang. Je regarde rapidement autour de moi afin de comprendre d’où viennent les coups de feu, mais la brume a totalement envahi le passage. Un tourbillon d’émotions que je n’arrive pas à décrire parcourt mes veines me donnant une montée de frissons incontrôlables. Je me précipite pour partir, à cause du froid, ma blessure à l’arme blanche se réveille et je mords ma lèvre pour équilibrer la douleur. Je cours en laissant tout derrière moi, et me faufile entre les containers. Quelques flocons se déposent sur mon manteau. Je tente de reprendre mes esprits, mais alors que je pensais avoir échappé aux problèmes, je fais face à nouveau à un individu que je perçois dans le nuage de particules glacées. Je me stoppe net et me retourne pour me diriger de l’autre côté, mais de nombreuses silhouettes apparaissent une à une. Je me sens prise au piège et je devine en un instant que je fais face à la milice des Ghost. Je le sais, je suis certaine. Ils agissent toujours à plusieurs. Ma vision s’améliore lorsque je le vois s’approcher de moi. Son visage est à moitié dans l’ombre, car les lampadaires de ce côté du port m’aveuglent légèrement. Je constate qu’il porte un masque recouvrant sa bouche et son nez. Il tend une arme à feu et son allure s’accélère dans ma direction. Mon cœur s’emballe, j’ignore comment réagir, car les souvenirs de cette nuit-là parcourent mon esprit que j’en suis tétanisée. Je vais être tuée comme Père. Ils m’ont retrouvée. J’entends au loin les pas des autres m’encercler. L’homme devant moi avance avec détermination, toujours l’arme tendue face à lui. Il ne tire pas, et je ne peux pas m’enfuir. Son pistolet vient se coller contre mon front. Ce n’est pas sa taille qui m’impressionne en premier, mais ses yeux bleus. Aussi bleus que les profondeurs des océans. Ses yeux qui m’ont été réconfortants quand Père nous opérait, ses yeux que j’ai longtemps cherchés pendant des années et qui m’ont donné la force de survivre. Ses yeux que je retrouve maintenant et que je n’ai jamais oubliés.

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