Nouvelle 1: Numéro 24
Je me poste au même endroit qu'hier, et qu'avant hier aussi .
J'attaque le sixième jour de garde à vrai dire . Si je fumais, on aurait pu retrouver des mégots de cigarettes au même endroit, l'herbe écrasée par les perpétuelles venues d'un rôdeur mal intentionné. Je fixe le clocher de l'église. L'horloge m'indique que c'est le bon créneau qui se pointe. Dans dix minutes je saurai si oui ou non, demain, je reviens.
L'angle de la rue grouille de monde, des sacs en plastique à la main remplis de formes bizarres...facile le sac est vert ce sont des légumes, la vielle dame bossue avec son châle aux tendances espagnoles porte un sac bleu, elle va sans doute manger du poisson à midi. C'est mercredi jour de marché. Un détail important que j'avais omis et qui risquait de prolonger ma garde mais surtout d'agacer mon impatience.
_« Vous aurez une réponse dans 15jours à peu près ».
J'ai commencé mon rituel dès le cinquième jour sans nouvelles. Je connaissais déjà un peu ses habitudes mais là je pouvais dire que j'excellais . Une première roue, un habit bleu et jaune, une sacoche de chaque coté du porte bagages. C'est lui. Il arrive ! Pourvu que personne ne l’accoste. C'était sans compter sur toutes les commères du quartier. Encore deux minutes de perdues.
Mais lâchez le bon sang ! Mes tempes souffrent tellement. Je sens les battements de mon cœur résonner en elles. Plus que quelques mètres. C'est le choc des rayons. Le soleil dessine grâce aux roues de son vélo des figures géométriques qui s'effacent pour réapparaître sans fin jusqu'au retour de l'hombre dessinée par le HLM d'en face.. Il m'a vu. Il devait m'attendre lui aussi. Je ne lui en veux pas. Je crois qu'il est presque aussi impatient que moi. Au plus il se rapproche et au plus ses yeux le trahissent. J'en suis sûre maintenant, elle est arrivée, enfin. Pas un mot, le bruit régulier de mes sautillements tel un marathon « sur place » camoufle le vacarme du quartier des jours de marché. Je reconnaît les couleurs du drapeau français sur le courrier. Il me le tend. Je n’hésite pas mais retiens mon souffle. Je le regarde et mes yeux le remercient. Nous n'aurons plus à nous attendre .
C'était le premier vrai concours auquel je m'inscrivais. J'étais stressée mais pas trop non plus. Je ne savais pas à quoi m'attendre en fait et j'en oubliais de me dire que c'était peut-être mon avenir qui se jouait.
L'épreuve écrite était moins effrayante que ce qu'ils appelaient « les trois jours ». Et cette lettre annonça mon départ pour la caserne du Général Frère, un billet de train glissé dedans.
J'arrivais donc en train de Marseille destination Lyon tous frais payés par l'armée. « Mes trois jours », qui ne durèrent d'ailleurs qu'une journée réellement, assuraient directement l'ambiance « garde à vous ». En rang sur le parking, nous voilà traités comme du bétail pendant plusieurs heures, mais attention du bétail intelligent ! Tests psychotechniques, cabine espace, code morse, les minis examens s’enchaînaient. Ce fut une réussite.
Une grosse voix nous sort de notre lit d'acier, ma couverture irritante montée jusqu'au nez, on nous ordonne de nous laver et de nous brosser les dents. C'est six heures du matin.
La dernière étape de ma visite furtive à la caserne approchait. La visite médicale clôturait notre séjour sous les drapeaux. Les filles ça doit être de ce côté-ci car je suis la seule. Pourtant en tendant l'oreille vers les conversations des futurs militaires, leurs motivations ne collaient pas avec la mienne. Et pendant que tous les futurs truffions affichaient des têtes de déprimés et répétaient tous en cœur leurs textes gavés d'excuses bidons pour être réformés je me posais toujours la même question : « pourquoi suis-je seule sur ce banc ? ».
Après lui c'est mon tour. Cela fait déjà un petit moment que l'entretien dure. On avait appelé le numéro 23, j'ai le 24. Mauvais éclairage de la pièce ou véritable crasse sur son visage, le numéro 23 n'affichait pas bonne mine. Ses cheveux mi- longs sans réelle coupe n'avaient pas connu le shampooing depuis un certain temps. Ses rangers n'étaient pas nouées, « délinquant pensais-je », t-shirt noir bariolé de grosses lettres et de têtes de mort. Il devait aimer le Métal.
Dans la salle d'attente le calme avait fini par s'installer comme si nous avions tous deviné la suite des événements.
La porte du cabinet du psychiatre s'ouvrit et un homme en blouse blanche semblant sortir des flammes s'échappait le dos courbé, visage rentré dans son torse, en criant essoufflé : « il a un couteau ! »
La scène se déroula trop vite pour que l'un d'entre nous n’eut le temps de comprendre ce qu'il se passait. Vite maîtrisé, le numéro 23 avait réussi sa mission.
Malgré ma place de suivante sur la liste, l'attente d'un nouveau médecin était interminable.
On m'appelle. Le psy se présente et me demande de m’asseoir. Lui aussi ressemble à tous les autres : rasé de près, uniforme repassé, tout est carré chez lui. Son bureau reflète son apparence, une pile de dossiers et deux-trois stylos suffisent. Sans doute notre dossier médical qu'ils demandent de fournir à l'inscription. Le mien est devant lui .
_« Vous avez eu quoi au bras ? »
_« Un angiome. »
Ma réponse sort machinalement tellement j'étais habituée à répondre aux incessantes questions sur cette balafre horrible qui ornait le haut de mon bras depuis sept ans maintenant. Coup de feu, brûlure, tatouage raté, vaccin qui aurait viré, morsure de chien, c'est fou comme l'ignorance des gens suppose tant d'imagination...
Le Psy ne m'a pas quitté du regard, l'homme à ses côtés non plus .
_« Non mademoiselle. C'est un mélanome. Vous avez eu un cancer. Vous êtes réformée. Revenez dans trois ans ! »
_« Numéro 25 ! »
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