44

6 minutes de lecture

T'es allée trop loin Fanny, glissa Romain d'une voix plus grave qu'à l'accoutumée.

Elle le dévisagea, les sourcils froncés, encore sous l’effet de sa propre colère.

— Ah bon ! Tu crois ! Tu as oublié tout ce qu'il nous a fait ? Tout ce qu'il a détruit ? Et Bérénice dans tout cela, elle ne méritait pas ça !

— Il ne méritait pas non plus que tu lui apprennes sa mort de cette manière.

Fanny blêmit instantanément. Elle sentit le poids de ses mots peser sur son âme.

— Je...pensais que..., balbutia-t-elle, prise de court.

— Et bien tu pensais mal, renchérit Romain, peiné par cette situation. Tu es la première à l'avoir vu, tu aurais dû comprendre. Tu aurais dû nous attendre. Bon sang ! Fanny...

Son ton était dur, mais cette fois-ci il ne pouvait pas la protéger, elle avait été trop loin. Il avait tant espéré que Fanny puisse pardonner à son père et aller de l'avant mais l'amertume qu'elle nourrissait envers lui était bien trop profonde, un gouffre sans fond dans lequel elle avait sauté à pieds joints, sans filet de sécurité.

— Ça n'excuse rien, lâche-t-elle plus bas. Il aurait pu venir, il aurait dû.

— Sam l'en a dissuadé. Il avait trop peur pour papa, continue-t-il d'un ton impassible.

— Peur de quoi ?

— Qu'il flanche.

— T'as bien vu sa réaction. Papa s'en sort très bien. La perte de Bérénice, c'est comme une relation professionnelle qui aurait mal tourné. Tu connais Maxime, rien ne compte plus que sa petite personne.

Romain passa une main rageuse sur son visage. Un rire amer s'étouffa entre ses lèvres. Lucas, lui, contemplait cette scène avec mépris. Fanny avait changé depuis le jour où elle avait décidé de les abandonner, et cela le rongeait de l'intérieur. Ils avaient pourtant grandi ensemble, étudié dans les mêmes classes, fréquenté les mêmes amis, mais rien ne les rapprochait, pas même leur gémellité.

— Tu comprends rien, Fanny ! s'emporta Romain. Tu fais du mal tout autour de toi, et tu ne t'en rends même pas compte. Papa souffre et cette nouvelle... ça va l'achever...

Fanny observait Romain faire les cent pas sur le parquet grinçant. Il n'avait pas pour habitude de s'énerver. Sa bonne humeur quotidienne apaisait souvent les tensions, mais ce soir-là, elle avait réussi à le mettre hors de lui.

— Que se passe-t-il ? intervint Samuel qui venait tout juste d'entrer dans le salon.

Ses yeux, humides, témoignaient d'une tristesse qu'il n'avait su garder pour lui. Romain se tourna vers son frère, la mine désolée puis se radoucit :

— Tu devrais aller voir papa. Il sait...

Samuel planta ses prunelles azurées dans celles de sa sœur. Il ne lui en voulait pas mais il ne pouvait s'empêcher de repenser à cette jeune fille de vingt-trois ans qui avait toujours fait attention à ne blesser personne. Elle avait disparu le jour où elle avait claqué la porte. Et depuis, elle avait laissé un vide immense dans la demeure des Coste, un vide qu'elle pourrait remplir si jamais elle décidait enfin de prendre les bonnes décisions.

Sans dire un mot, Samuel quitta la pièce pour retrouver son père.

Le silence revint, plus dense. Seuls les échos lointains du saxophone flottaient encore, nostalgiques. Avant de partir retrouver son frère aîné, Romain posa une main amicale sur l'épaule de Lucas. Son regard signifiait tout et rien à la fois, il lui offrait la possibilité de s'expliquer enfin avec sa sœur jumelle, de crever cet abcès qui l'oppressait depuis toutes ces années, mais sans promesse de résultat. Fanny avait bien changé, et Romain semblait ne plus la reconnaître.

Il ne demeurait plus que deux jumeaux. Deux silences. Dix ans d’absence suspendus entre eux. Et ils en étaient là : dans ce salon familier devenu étranger.

— Pourquoi t’es partie ? demanda-t-il, la voix basse mais tranchante.

Elle baissa les yeux, mâchoire serrée.

— Alors, on en est encore là ? À ressasser le passé ?

— Tu vois autre chose, Fanny ? Tu veux qu'on parle des dix années qui se sont écoulées sans toi ?

— Lucas, murmura-t-elle, épuisée mais pas prête à baisser les armes.

— Alors ? Pourquoi ? insista-t-il.

— Parce que je ne pouvais plus respirer. Il me tuait à petit feu, Lucas… chaque jour.

— On a tous souffert, Fanny. Mais on est restés. Moi, je suis resté. Je me suis pas tiré en claquant la porte.

— Tu ne comprends pas…

— Non, justement. Je comprends pas ! Tu nous as abandonnés. Tu m’as abandonné, moi. Pour quoi ? Pour des… poèmes ?! siffla-t-il, les yeux pleins de colère.

— Ce n’étaient pas “juste des poèmes” ! répliqua-t-elle, la voix brisée. C’était ma vie. Mon rêve. Mon échappatoire.

— Ton rêve… Tu veux dire ce rêve que t’as jamais réalisé ? Tu t’es enfuie, Fanny, pour quoi ? Pour te retrouver dix ans plus tard sans rien avoir construit ? Tu voulais être auteure… et t’as même pas écrit.

Ses mots frappèrent fort. Trop fort. Elle chancela intérieurement.

— Tu crois que c’était facile ? Tu crois que j’ai profité ? J’ai fui parce que je crevais de l’intérieur. Il me façonnait à son image, il écrasait tout ce que j’étais. J’ai préféré tout perdre que de devenir ce qu’il voulait faire de moi.

Lucas ferma les yeux un instant. Quand il parla de nouveau, sa voix s’était adoucie, mais restait tremblante.

— T’as jamais vu tout ce qu’il a sacrifié pour nous. Il s’est battu pour qu’on ait un avenir. Il nous a construits, à sa manière. Toi, tu l’as toujours vu comme un bourreau. Moi… j’ai vu autre chose.

— Tu l’idéalises, murmura-t-elle.

— Non. Je le comprends. Il était dur, c’est vrai. Mais tout n’était pas aussi noir que tu veux bien le croire.

— Tu penses que je me suis faite des idées, durant toute mon enfance ?

— Je ne dis pas le contraire, je dis tout simplement que ça ne justifiait pas que tu partes de cette manière, comme une voleuse, comme si tu n'avais plus rien à nous devoir. Et tout ça pour profiter de ta vie, sans nous, sans même un regard en arrière.

Fanny l'observa un instant. Il ne voyait pas au-delà des apparences, tout ce qu'il avait noté, c'était son abandon et non les raisons de sa fuite. Dix années s'étaient écoulées et il n'avait toujours rien compris.

— Tu penses vraiment que j'ai profité ? Que je me suis éclatée ? C'est ça que tu penses de moi ?

— T'as disparu Fanny. Tu nous as rayés. Tu m'as rayé de ta vie, dit-il d'une voix beaucoup trop forte.

Fanny l'observait, silencieuse. Il voulait se libérer, se décharger de ce fardeau qu'elle s'était imposée depuis tant d'années. Le temps avait coulé, et peut-être était-il temps de faire éclater la vérité. Mais dans le regard de son frère, une part d'innocence flottait, celle qu'elle avait toujours voulu préserver.

— Je n'ai jamais voulu vous faire de mal. Et surtout pas à toi...

— Tu as eu une drôle de manière de nous le montrer. Pourquoi tu ne veux pas simplement avouer que t'as fait une grosse connerie.

Elle ouvrit la bouche puis la referma. Les mots s'affolaient, impatients. Elle auraient pu tout lui avouer, mais il n'était pas prêt. Et elle n'était pas sûre de pouvoir supporter la suite.

Elle prit le temps de mesurer l'impact de sa réponse, et le cœur serré, elle capitula :

— Tu as raison. C'était une grosse connerie, et je suis vraiment désolée... .

Les mots, étouffés, s'étranglèrent dans sa gorge. Elle inspira profondément pour reprendre contenance.

— ... et j'espère sincèrement que tu pourras enfin me pardonner.

Lucas ne répondit pas de suite. Son visage était fermé, mais quelques chose dans ses yeux venait de céder.

— Je ne peux pas te pardonner...pas encore. Laisse-moi du temps.

Elle hocha la tête, lentement, le cœur serré. Tout ce qu'elle désirait c'était de pouvoir à nouveau le serrer dans ses bras, tout comme lorsqu'ils étaient enfants, partager des soirées sous la couette à se raconter des histoires qui font peur, lui raconter ses vacances à l'étranger, rattraper le temps perdu.

— Je comprends. Je t'attendrai...

Ils restèrent tout deux face à face, une lueur d'espoir vacillait dans leur regard océan.

Annotations

Vous aimez lire Peaceful ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0