45
Le hall du terminal bourdonnait d'agitation, chacun déambulant dans des chemins opposés. Tandis que les annonces résonnaient à travers les hauts parleurs, les voyageurs s'agglutinaient aux portes d'embarquement.
Fanny, le cœur battant d'une excitation qu'elle avait tapie dans l'ombre depuis des années, ajusta la lanière de son sac à main et rejoignit ses collègues.
— Coste ! On ne t'attendait presque plus, lança Simon, son homologue au service commercial, le doigt mimant son retard sur une montre invisible.
Les lèvres pincées et le sourire figé sur ses lèvres, Fanny ne lui répondit pas. Elle connaissait bien le personnage et n'avait pas envie de satisfaire son égo. Elle l'ignora en saluant Paul, son collègue, avec politesse. Après tout, ce dernier n'avait jamais tenté quoi que ce soit à son égard et elle préférait en faire un allié plutôt qu'une doublure de Simon.
— La fine équipe au complet. Ah ! Mais, non, où est ton cher et tendre ?
Fanny inspira tout en ravalant sa salive. Allait-il continuer à la titiller durant tout le séjour ?
— Oh ! s'exclama Simon tout en feintant l'étonnement. Ne me dis pas que vous vous êtes séparés ?
— Arrête, tu vois bien que tu la mets mal à l'aise, intervint Paul cherchant à calmer le jeu.
— Moi ? Loin de moi cette idée. Il ne viendra pas ?
— Comme tu peux le constater, non, répondit-elle avec élégance.
— Dispute de couple ?
Cette fois, elle planta son regard dans le sien.
— Tu n'as rien d'autre à te mettre sous la dent ? Alexis est mon responsable. Point barre.
Elle avait parlé plus sèchement qu'elle ne l'aurait voulu, mais c'était plus fort qu'elle. Pourquoi fallait-il que ses collègues, et son frère s'acharnent à coller son nom à celui d'Alexis ? Bien qu'elle ne puisse nier cette tension tacite entre eux, ce non dit qui planait, il y avait quelque chose de dérangeant qui la poussait dans ses retranchements. Et tant qu'elle n'aurait pas tout tirer au clair, cette ambiguïté resterait une cage invisible, un poids qui l'oppressait chaque jour davantage.
— J'ai gagné, souffla Paul à son collègue tout en tendant la main.
Simon lui remit 50 euros, ce qui attira l'attention de la jeune femme.
— Vous avez parié sur moi ? Non, attendez, ne dites rien, je ne veux même pas le savoir, dit-elle tout en hochant la tête de dégoût.
Le vol fut pénible. Simon et Paul, à ses côtés, débattaient sur le "potentiel" des hôtesses de l'air comme des adolescents puérils. Fanny leva les yeux ai ciel un milliers de fois avant de s'enfermer dans sa prison acoustique sous les a coups rythmés de R.E.M.
Elle profita de ce moment de "silence" pour se plonger sur le dossier en relisant les dernières notes du partenariat qu'ils venaient mettre en place avec leur homologue égyptien. En filigrane, une autre pensée revenait : ce rendez-vous informel avec Karim, celui qui avait ré-animé une partie de son âme depuis quelques mois.
En quittant l'aéroport, la chaleur sèche de la cité Cairote la saisit de plein fouet, une brûlure infernale qui contrastait avec les intempéries d'un mois de mai en France. Le brouaha des voyageurs, des familles réunies, les klaxons incessants, les regards insistants des locaux et ces voix qui s'élevaient dans une langue qu'elle comprenait à peine formaient une symphonie déroutante. Paris lui sembla soudain si superficiel.
Karim, leur interlocuteur sur place, les accueillit avec le plus grand des sourires. La pancarte entre ses mains s'intitulait "Fanny", ce qui valut les commentaires grossiers de Simon. Rien qui ne puisse ternir le bonheur de la jeune femme.
*
Durant toute la semaine, l'équipe de YouCare avait été choyée, invitée dans les meilleurs restaurants, logée dans les meilleurs hôtels de la cité. Le partenariat était fin prêt à voir le jour et à rayonner dans toute la région. Cet accord permettait à YouCare de faire ses premiers pas à l'international.
— Nous savons tous que vous êtes à la tête de cette initiative, Fanny, glissa Karim à l'oreille de la jeune femme tandis que Simon se vantait dans un anglais approximatif auprès des salariées de MediMisr.
Fanny ne pipa mot. Elle préférait rester en retrait, être cette femme de l'ombre camouflée dans les coulisses pendant que d'autres s'improvisent chefs d'orchestre agitant leur main en public pour se donner de l'importance. Elle eut un rictus léger, imperceptible, mais l'un de ceux qui apaisent. Gratifiant. Rassurant.
À la fin de la semaine, le rapport envoyé aux grands décisionnaires, Karim invita Fanny à diner sur les bords du Nil. Un rendez-vous professionnel et amical pour parler de ce qui les animait tout deux. Le soir venu, il l'entraîna à travers les ruelles animées de la capitale. Les étals de fruits bien alignés débordaient de couleurs, les odeurs des épices se mêlaient à celle des Chaï ambré qui ornaient les tables des cafés, et aux arômes des Chichas qui offraient aux lieux une atmosphère presque onirique. Fanny se laissa envelopper par cette symphonie de sensations comme si chaque souffle de la ville lui rappeler la rudesse et la beauté de la vie.
— Voilà la réalité que peu d’étrangers voient, expliqua Karim en désignant un quartier délabré. Derrière les grands hôtels et les vitrines, il y a ces familles. Elles n’ont pas besoin de discours, elles ont besoin d’actes. C'est pour elles que ton projet pourrait changer les choses.
Fanny eut un pincement au cœur. Elle pensa aux présentations glaciales, aux powerpoint interminables, à ces chiffres qu'on s'arrachait au bureau, qu'on étalait comme des trophées. Tout cela lui parut alors dérisoire.
Et puis, son regard s'arrêta. Elle entrevoyait le monde sous un nouvel œil. Des femmes aux tenues usées portaient de lourds paniers, des enfants pieds nus jouaient au football sur le bitume déformé, les façades des immeubles s'effritaient dévoilant des intérieurs aux peintures écorchées. Elle s'interrogea : avait-elle seulement côtoyer la pauvreté d'aussi près ?
Pourtant, au delà de la misère qui façonnait cette ville au multiples visages, Fanny y entrevoyait une certaine sérénité, comme si tout cela n'était qu'éphémère. Nul besoin de rechercher l'ostentation, ils vivaient tout simplement.
— Tu te sentes prête à te lancer dans cette nouvelle aventure ? Je veux dire... avec le partenariat entre nos deux entreprises, tu penses avoir du temps à consacrer à notre projet ? On n'est pas obligés, tu sais, Fanny...
Elle hésita. Le travail l’avait toujours définie, soutenue, parfois même enfermée. Mais ici, les choses semblaient différentes. L’idée de créer, de bâtir autre chose, l’appelait autant que ce souffle nouveau qu’elle découvrait en elle.
— Si, répondit-elle doucement. Je crois que c’est justement le moment… même si ça m’effraie.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Karim, un mélange de soulagement et de complicité. Puis il fit un signe de tête vers l’escalier de pierre qui menait plus haut, vers la terrasse.
— Viens. J’aimerais te montrer quelque chose.
Karim la guida sur le toit d'un vieil immeuble. La ville, encore engourdie dans la nuit, s'étendait à perte de vue. Les ombres des minarets se découpaient sur un ciel où perçaient déjà la pâleur de l'aube.
Accoudés à la rembarre en béton, ils restèrent là sans parler. Puis, une première voix s'éleva, claire et profonde, suivie d'une autre, et encore d'une autre. Bientôt Le Caire tout entier Vibra de ces appels superposés , comme un seul souffle.
Fanny resta immobile. Elle ne comprenait pas les mots mais quelque chose en elle se réveillait. Ses pensées glissèrent malgré elle vers Catherine, cette femme de papier qu'elle avait laissé sur sa table de chevet, laissé au dernier chapitre de sa vie, et pourtant elle pressentait que c'était peut-être le début d'une toute nouvelle histoire : la sienne.
— C'est l'appel à la prière, murmura Karim. Celui du Fajr.
Face à regard interrogatif, il ajouta doucement :
— La prière, C'est un rendez-vous avec notre Créateur.Si on lle manque, c'est une occasion perdue de lui parler, de lui faire part de nos souhaits et de nous faire pardonner...
Fanny inspira profondément. Le ciel se parait doucement d'or et de rose. Quelque chose venait de se fissurer en elle pour laisser entrer une lumière, fragile, imperceptible encore, mais irréversible.
— Si tu as quoique ce soit à demander, c'est le moment, souffla-t-il comme une invitation, alors qu'il déployait un léger tapis sur le toit de l'immeuble.
Elle observa le tapis posé au sol. Le geste de Karim n'avait rien d'imposant : il semblait au contraire ouvrir un espace, un silence où chacun pouvait entrer, à sa manière. Il s'avança, leva les mains, et son corps s'inclina dans une fluidité simple. Ses mouvements s’accordaient aux versets murmurés, une mélodie discrète qui donnait à sa prière une cadence apaisée et profonde.
Fanny retint son souffle. Elle n'avait jamais perçu la prière ainsi, comme une offrande intime, une confidence murmurée dans l'immensité du ciel. Alors, à demi-mots, elle fit face à l'immensité, implorant le ciel pour que Lucas puisse enfin lui pardonner. C'était son souhait le plus cher, celui qu'elle nourrissait depuis des années.
Les voix des muezzins s'étaient peu à peu effacées comme un écho qui s'endort, et déjà les oiseaux prenaient le relais. Leurs gazouillis éclataient dans la clarté naissante, portés par les branches des flamboyants.
Karim, attentif, rompit le silence avec douceur :
— Dans notre foi, on dit que toute la création prie pour Allah. Les étoiles suivent lur course par obéissance, les rivières coulent en Sa louange...et les oiseaux chantent au matin comme un rappel. Leur gazouillis est comme une prière, toute aussi pure que celle des hommes.
Fanny leva les yeux. Il lui sembla voir au-delà de cette aquarelle poétique, une harmonie plus vaste, comme si le ciel, la terre et les créatures respiraient d'un même souffle.
— Parfois, dit-il d'un voix calme, il suffit de se laisser toucher. Ce n'est pas nous qui cherchons la lumière, c'est elle qui finit toujours pas nous trouver.
Une larme perla sur ses joues. Karim détourna le regard pudiquement lui laissant cet instant d'intimité avec elle-même.
— Merci, dit-elle timidement, sans trop savoir à qui s'adressait ce mot.
*
L’avion avait quitté la nuit du Caire pour traverser un ciel sans frontières. À travers le hublot, Fanny regardait les lumières de la ville s’éloigner, comme un tapis d’étoiles inversées. Elle songea à ce qu’elle avait vu et entendu ces derniers jours : la prière de Karim, les oiseaux au matin, cette étrange paix qui semblait jaillir d’un monde pourtant cabossé. Tout cela avait fissuré quelque chose en elle, ouvert un passage qu’elle n’avait pas cherché.
Quand l’appareil entama sa descente vers Paris, un voile de gris la saisit. La capitale se déployait sous ses yeux avec son tumulte familier, ses toits serrés, son ciel bas. Rien n’avait changé et pourtant, elle n’était plus tout à fait la même.
Quelques heures plus tard, elle franchit le seuil du bureau d’Alexis. Le contraste la frappa : après la poussière dorée du Caire, les murs blancs et les dossiers empilés semblaient froids, presque étouffants.
Son regard se perdit dans les iris ambrées de son patron. Pourquoi fallait-il qu'il soit si séduisant ? Elle finit par se ressaisir et lança d'une traite :
— Nous avons une conversation à terminer.
Alexis resta figé, comme s'il était pris entre les mailles d'un filet qu'il avait lui même pris soin de tendre. Son visage se crispa, mais il capitula, priant intérieurement pour qu'elle ne le déteste pas.
Son pouls s'emballa. Elle passa une main dans ses cheveux et s'humecta les lèvres. Elle l'avait attendu ce moment depuis plus de trois semaines, et pourtant, elle espérait avoir tort, une prière muette pour un esprit torturé, tellement déçue depuis toutes ses années.
— Je sais tout. Je sais pour vous et ...
La sonnerie de son téléphone l'interrompit dans son élan.
Elle jeta un œil à l'écran. Lucas. Lucas n'appelait pas. Pas depuis des années. Elle s'excusa puis décrocha, son esprit flottant dans la conversation. Elle garda ses yeux braqués dans ceux d'Alexis, comme pour s'assurer qu'il ne lui échapperait pas. Un regard perçant qui perdit rapidement tout son éclat.
Le décor sembla basculer. Elle se leva d'un bond, attrapa son sac, ses clés, sa veste. Alexis l'observait sans comprendre.
— Je suis désolée... Je dois y aller, balbutia-t-elle, déjà en train de faire une réservation sur son téléphone.
— Où allez-vous ? Tout va bien.
— La gare. L'hôpital...
Fanny avait perdu toute notion, l'équilibre fragile de sa vie tanguait à nouveau. Elle quitta la table, laissant derrière elle un Alexis déconcerté et des milliers de questions en suspens.
Annotations