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Le parc Monceau respirait la sérénité, celle dont elle avait besoin pour décompresser, pour oublier les échanges houleux avec Alexis. Assise sur l'un des bancs qui jonchaient le sentier, ses pensées ressemblaient à un champ de bataille post apocalyptique, lorsque toutes les troupes battent en retraite, abandonnant leurs forces sur l'herbe carminée.
Après avoir claqué la porte du bureau de son patron, Fanny avait ramassé ses affaires à la hâte, emportant avec elle sa gabardine et son sac, sous les regards curieux de ses collègues. Ses pas l'avaient conduites irrémédiablement au parc Monceau, là où elle avait l'habitude de décompresser, de rechercher la quiétude qui faisait défaut à sa vie depuis quelques temps. Elle ne cessait de se repasser le scénario dans la tête, et ne comprenait pas comment elle avait pu passer à côté d'une telle information.
Elle tenta de former le numéro de Samuel des dizaines de fois, mais à chaque fois, elle se demandait comment elle allait bien pouvoir lui annoncer une telle nouvelle, s'il n'était pas déjà au fait. Elle sentait la vague de tous ces secrets qui oscillaient autour de son père l'engloutir une nouvelle fois. Maxime avait toujours su montrer la meilleure facette de lui-même, mais à quel point était-il mêlé à cette sombre affaire ? Elle en vint même à penser que l'argent qu'il avait offert à ses enfants le weekend précédent pouvait provenir de ces activités illicites.
Elle passa une main rageuse sur son visage, tout en enfouissant le téléphone au fond de la poche de son manteau. Elle inclina son visage vers le ciel, reposant sa tête sur le dossier du banc, suppliant le vent qui malmenaient ls mèches rebelles de son chignon à moitié décoiffé, de l'emporter au loin, loin de tous ses tracas.
En promenant son regard sur les allées du parc, elle entrevit celui qui apaisait ses tourments, pensait ses blessures, irrémédiablement. Peut-être n'était-elle pas venue ici par hasard ? Peut-être souhaitait-elle tout simplement le revoir, lui parler, et l'écouter.
Il n'était jamais seul. Arthur déambulait au bout de sa laisse, sa queue en panache oscillant tel un métronome. Ses yeux s'attardèrent sur sa démarche sautillante, ce qui lui arracha un léger rictus. En peu de temps, Arthur l'avait déjà rejointe, tirant sur sa laisse avec ténacité. Malmené, son promeneur ne put que se laisser guider vers Fanny qui déjà s'esclaffait de la manière dont une si petite boule de poil pouvait maitriser son maitre.
Son regard remonta vers cet homme au visage doux dont les yeux couleur miel offrait un réconfort instantané, un port pour son âme naufragée. Comme à son habitude, Arthur s'était assis à ses pieds, la langue pendante, dans l'attente d'une étreinte, d'une caresse qu'elle ne put lui refuser. Son pelage doux couleur pêche était pareil à une pelote de laine, chaude et réconfortante, tout comme celles qui débordaient de la corbeille de sa grand-mère lorsqu'elle était toute petite. La nostalgie des instants joyeux vint se tinter de mélancolie. Depuis qu'elle était partie d'Embruns, sa vie s'était décousue, ne laissant que des mailles imparfaites comme étoffe de liberté.
— Il a du flair, dit l'homme dans un sourire tranquille, bien conscient qu'Arthur était l'instigateur de leurs rencontres. Toujours là où il faut, quand il le faut.
Fanny leva vers lui un regard à la fois amusé et troublé.
— Peut-être pas seulement lui, répondit-elle doucement.
Un léger silence s'installa, pareil à ces moments suspendus. Le vent, complice, emportait avec lui des particules de pollen qui tourbillonnaient dans l'air.
— Mauvaise journée ? demanda-t-il, enfin.
Elle hésita puis soupira.
— Mauvaise semaine, mauvais mois... peut-être même une mauvaise année. J'ai l'impression que tout ce en quoi je croyais, est en train de s’effondrer.
Il hocha la tête avec lenteur, son regard se perdant au loin.
— Parfois, il faut que tout s'écroule pour que la vérité apparaisse. Ce qu'on croit être une fin n'est souvent que le début ?
— Le début des problèmes ? ironisa-t-elle, un sourire sans joie figé sur le visage.
— Il n'y a pas de problèmes sans solution.
— On croirait entendre mon père...
— Pourquoi ai-je l'impression que cela n'a rien d'un compliment ?
— Désolée, je ne voulais pas...
Il laissa quelques secondes battre au-dessus d'eux, comme pour laisser respirer la tension qui bouillonnait en elle. Il semblait comprendre ce qu'elle traversait et prêt à écouter.
— Je ne suis pas offusqué, loin de là. C'est votre père qui vous met dans cet état-là, si je peux me permettre ?
Ses doigts s'emmêlaient les uns aux autres, véritables miroirs du chaos qui avait saccagé son âme. Elle aurait pu appeler Kate ou tout raconter à Maryam mais se confier à un inconnu lui paraissait plus simple. Peut-être parce qu'il n'attendait rien d'elle.
— Si seulement, murmura-t-elle. Disons qu'il fait partie d'une longue liste de déception. Je me sens... trahie, encore une fois et je me demande si je pourrais encore faire confiance à qui que ce soit.
C'est une larme qui ponctua ses paroles Une larme brûlante qui contenait à elle seule toute sa tristesse.
— La trahison d'un père laisse toujours une cicatrice plus profonde. Ce n'est pas uniquement un lien qui se brise mais une part de nous qui vacille.
Elle hocha la tête, les lèvres tremblantes.
— Je croyais...que...la loyauté avait encore un sens, que certaines choses étaient...sacrées.
— Elles le sont, répondit-il calmement. Mais tout le monde ne les perçoit pas de la même façon. Certains préfèrent dissimuler la vérité, et blessent sans même s'en rendre compte.
— Que dois-je faire alors ? demanda-t-elle dans un souffle saccadé.
— Pardonner. Et avancer.
— J'aimerais pouvoir pardonner, mais comment faire lorsque l'on ne comprend pas ?
— Parfois on ne comprend qu'après avoir cessé de chercher. Le pardon n'est pas une approbation, c'est un chemin vers la paix.
Elle demeura silencieuse, le regard perdu. Il venait de mettre des mots sur ce qu’elle n’osait formuler : elle n’était pas en colère seulement contre eux, mais aussi contre elle-même, d’avoir cru, d’avoir espéré.
— Cela reste tout de même plus facile à dire qu'à faire...
— Bien sûr, mais lorsque ça en vaut la peine, il faut laisser le temps œuvrer.
Il marqua une pause, cherchant ses mots.
— Vous savez, lorsque tout s'effondre, on croit qu'il ne reste plus rien, et pourtant, c'est à ce moment précis que l'on se découvre soi-même, sans le regard des autres.
— Vous parlez comme quelqu'un qui aurait tout perdu.
— Peut-être bien, répondit-il d'un ton mystérieux. Mais j'ai appris qu'on ne perd jamais ce qui est destiné à rester.
Si jusque-là, son regard était fuyant, il tourna son visage vers elle. Ce regard la déstabilisa plus qu’elle ne l’aurait voulu. Il n’y avait ni pitié, ni jugement, seulement une étrange clarté, comme s’il voyait au-delà de ce qu’elle s’efforçait de cacher.
— Et quand tout part, continua-t-il doucement, quand ceux qu’on aime tournent le dos, il reste encore cette part de soi qu’on croyait perdue. Celle qui se relève, même brisée.
Elle sentit sa gorge se nouer.
— Vous ne comprenez pas… J’ai tout donné. À mon travail, à mon père, à cette image qu’ils avaient de moi. Et au final, je ne sais même plus qui je suis sans eux.
— C’est peut-être là, justement, que tout commence, dit-il. Quand les masques tombent et qu’il ne reste plus rien à défendre. C’est douloureux, mais c’est là que la vérité s’approche.
— La vérité ? répéta-t-elle, presque amère.
— Oui. Pas celle qu’on nous raconte, ni celle qu’on attend. Celle qui se tait en nous depuis longtemps et qu’on n’a jamais pris le temps d’écouter.
Un frisson la traversa. Elle aurait voulu détourner le regard, mais quelque chose la retenait, cette force calme, presque bienveillante qui l'invitait à ne plus fuir.
Le téléphone du promeneur sonna, interrompant cette belle parenthèse dans laquelle elle s'était volontiers lovée. Il la quitta à regrets tout autant elle, la gratifiant de l'un de ses sourires les plus doux avant de la saluer. Mais avant qu'il ne disparaisse derrière la foule des badauds, elle l'interpela :
— Je ne connais toujours pas votre nom ?
— Zack.
Elle répondit dans la foulée comme s'il le temps se jouait en accélérer.
— Fanny.
Il lui jeta un dernier regard, comme pour sceller la promesse d'un aurevoir. Et le monde sembla suspendre son souffle.

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