Trop-plein de savoir.

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Antonia Valois était assise devant sa coiffeuse. La fillette de six ans regardait son reflet, sentant des mains adultes coiffer ses cheveux châtains. Elle aimait les garder courts, à la limite de ses joues potelées, couvertes de taches de rousseur. Ni plus haut, ni plus bas. Ses yeux fauves s’arrêtèrent un instant sur le visage serein de l’une de ses gardiennes, Roxy Valois, dont le soin qu’elle apportait à son apparence l’avait toujours fascinée.

À l’inverse de sa jumelle Irène, Roxy prenait le temps. Ses gestes, souples et précis, serpentaient autour des mèches ; elle tressait l’attention comme on dessine une onde. Vêtue de bleu nuit, aux tissus soyeux, elle lui coiffait les cheveux par des mouvements complexes qui attiraient l’œil. Un serpent élégant dont le charme se nichait dans la perfection des courbes et des entrelacs.

Antonia observait chaque pli, chaque couleur. Elle dévorait l’information visuelle avec la même avidité qu’un livre ou une équation.

— Tu m’observais encore, mon petit cochon ? demanda Roxy en souriant, reprenant le surnom d’Irène, qui la disait gourmande de savoir.

— J’étais juste perdue dans mes pensées, répondit Antonia.

Un air amusé fut sa seule réponse, tandis que l’exercice de coiffure arrivait à son terme. Antonia se leva, réajusta les pans de sa jupe verte et le col de son chemisier orange — un mélange qu’elle aimait depuis toujours.

Une sonnerie retentit. Antonia posa les yeux sur le portable posé près de la coiffeuse, puis releva la tête pour observer, dans le miroir, les gestes de sa gardienne. Roxy prit le téléphone, jeta un coup d’œil à l’écran et sortit pour répondre.

Laissée seule, Antonia balaya sa chambre du regard, puis inspira doucement. L’odeur de cire tiède du bois verni de la coiffeuse donnait une impression de propreté rassurante. Dans l’air flottait encore le sillage discret du parfum de Roxy.

Elle tapota du bout des doigts un petit rythme familier sur le bois. Presque sans y penser, ses mains allèrent au tiroir dissimulé au centre de la coiffeuse. Elle l’ouvrit : des barrettes vertes et des rubans orange étaient alignés soigneusement. Son choix se porta sur un peigne orné en forme de papillon et un bandeau fin à motifs ondulés. Satisfaite, Antonia posa les deux sur la coiffeuse et referma le tiroir d’un clic feutré.

Roxy revint à ce moment-là.

— C’était Mademoiselle Dubois. Elle te passe le bonjour.

Antonia hocha la tête avec un fin sourire sur les lèvres, puis montra son choix d’ornements.

— Tu peux m’aider, s’il te plaît ?

Elle sentit de nouveau les doigts de sa gardienne dans ses cheveux, alors que les derniers détails de son apparence étaient ajustés. Roxy replaça une mèche, satisfaite.

— Il est 8 h 30. On y va. La voiture nous attend.

Antonia sortit de sa chambre, enfila ses chaussures dans l’entrée, attrapa son cartable en forme de visage de cochon orange. Le couloir sentait la peinture fraîche et le café. La main bien ancrée dans celle de Roxy, la jeune fille traversa la cour pavée ; la grille s’ouvrit dans un souffle. Une berline noire l’attendait au pied du perron. Michel, cheveux grisonnants, se tenait près de la porte arrière, côté passager, droit, la posture attentive. La poignée cliqueta doucement quand il l’ouvrit.

Puis vint le temps du rituel de séparation.

— Tu rentres à seize heures trente, dit Roxy en s’accroupissant à sa hauteur.

— Seize heures trente, répéta Antonia, sérieuse.

Elle monta dans la voiture. La grille se referma doucement derrière la berline. Le trajet de Neuilly vers le 16e se fit dans un silence agréable, comme d’habitude. L’air du matin, un peu humide, glissait sur les quais. Au Trocadéro, le flot ralentit, mais la cloche n’avait pas encore sonné.

Michel la fit descendre côté trottoir, referma la porte d’un geste mesuré. Antonia franchit le portail de son école privée. La surveillante leva la main en signe de bonjour ; Antonia répondit de la tête et traversa la cour. L’air du matin sentait la pierre humide ; des cartables cognaient doucement contre des jambes pressées.

Dans le couloir, elle suivit les patères jusqu’à sa classe. Madame Perrin écrivait déjà la date au tableau. Maya lui fit une place sans un mot, avec un simple sourire chaleureux en gage de complicité.

À la porte vitrée attenante, recouverte d’un rideau, M. Klein apparut d’un signe discret. On pouvait lire sur l’écriteau à l’entrée : « Salle d’appui — Intervenant externe ». Dans l’établissement, un aménagement avait été prévu pour elle : une petite salle attenante, un tuteur — M. Klein — et des exercices de niveau terminale. L’objectif était simple : la laisser avancer sans l’exposer, et la ramener avec les autres pour les temps de classe.

Antonia glissa derrière le rideau : une fiche, un sablier, un sourire bref. Limites et dérivées : deux exercices, dix minutes. Puis elle revint s’asseoir près de Maya, juste à temps pour l’appel. Le reste de la matinée se déroula avec le groupe — arts, chants, projets de sciences, récréation —, puis elle retourna ponctuellement dans la petite salle avec M. Klein.

C’était un équilibre qui lui permettait de dévorer des connaissances tout en vivant une enfance épanouie avec des amis de son âge. Et jusque-là, il avait parfaitement tenu.

Les heures s’écoulèrent, comme à leur habitude, puis vint la sonnerie de 16 h 00. Antonia serra Maya dans ses bras, salua ses camarades et professeurs ; elle sortit, passa le portail de l’école et trouva la berline noire, avec Michel, debout comme quelques heures plus tôt. Cependant, la routine se brisa lorsque Antonia entra dans la voiture.

Maxime s’y trouvait déjà, assis au fond, sur la banquette arrière. Costume sombre, parfum sec. D’abord confuse, la jeune fille s’installa toutefois, certaine qu’elle aurait des explications promptement.

— Bonjour Antonia, salua-t-il simplement. On va faire un détour. Dix minutes. Tu rentreras dîner.

Elle hocha la tête, sérieuse, et posa son cartable à ses pieds. La portière se referma dans un souffle.

— Michel, dit Max, sans hausser la voix. L’itinéraire prévu.

La berline s’engagea. Les quais défilèrent, gris et lisses.

— Madame Perrin a noté de beaux progrès en arts plastiques, ajouta Max, sans la regarder. C’est bien ; continue comme ça.

La voiture quitta les quais pour une ruelle étroite. Antonia aperçut son autre gardienne, Irène, déjà sur place. Sa grande taille, couplée à une musculature élancée que son jean bleu marine et son débardeur rouge accentuaient, conférait une présence impressionnante. Ses yeux gris acier et ses traits sévères s’adoucirent pourtant lorsqu’ils se posèrent sur la fillette. Antonia, enthousiaste, lui fit un grand signe de la main et reçut en retour un sourire sincère, radieux.

— Au rapport, Irène, dit Max.

— Six hommes à l’intérieur. Pas d’armes visibles.

Antonia suivit l’échange avec le sentiment croissant que quelque chose de déplaisant se préparait — et qu’elle aurait un rôle déterminant à jouer. Son instinct ne la trompait pas.

— À toi de jouer, Antonia. Tu entres, tu observes, tu déclenches l’appétit. Tu t’arrêtes quand c’est trop. Tu sors. Deux minutes, pas plus. Compris ?

La fillette regarda Max, puis Irène, puis de nouveau Maxime. Elle hocha la tête, en signe de compréhension et de résignation.

Antonia s’aventura dans le bâtiment. L’atelier sentait le solvant bon marché. Des coques alignées, des logos presque justes, des billets sous presse. Son regard se posa sur la table où s’étalait la contrefaçon du produit de Max. Elle avait toujours aimé apprendre. De là était né son immense respect pour les créateurs en tous genres — et sa haine profonde pour les plagiaires et les casseurs. Elle savait pertinemment pourquoi Max l’avait choisie, qu’elle ne servait que d’outil pour assouvir son ambition débordante. Mais, face à cette camelote — vol éhonté de l’énergie des autres —, elle cessa de se retenir.

Avant même que les hommes ne prennent conscience de sa présence, Antonia libéra son aura. Au bord de son regard, la lumière sembla se réchauffer d’un ton orangé. Les murs et les tables parurent perdre de leur consistance ; le silence changea de nature. Un papier se froissa trop fort, une chaise racla, un paquet se déchira. Puis ils se jetèrent sur leur marchandise — câbles, coques, circuits. Le plastique grinça entre des dents, le métal heurta des gencives.

Dissimulée derrière une alcôve, Antonia assista à la scène, glacée, tandis qu’une migraine sourde montait.

— Stop, murmura-t-elle, coupant net l’effet de zone.

Comme des pantins aux fils rompus, certains s’affaissèrent et ne bougèrent plus. Deux autres suffoquaient, les mains agrippées à leur gorge. Antonia resta figée, la migraine au front, puis tourna les talons et courut vers la sortie.

Sans vraiment y prêter attention, elle vit Irène jeter un coup d’œil à l’intérieur.

— SAMU en route, dit celle-ci, sans emphase. Pour deux d’entre eux, c’est terminé.

Max acquiesça, la mâchoire fermée. Antonia remarqua qu’il la fixait.

— On part.

Une fois à l’intérieur de la voiture, il ajouta :

— On ne copie pas. On crée, ou on s’abstient.

La fillette pensa que ces mots allaient à merveille à l’incarnation même de l’Orgueil.

— Ce soir, conclut-il à son attention, tu te reposes. Tu as bien travaillé.

Antonia ne parvint pas à décider ce qu’elle pensait vraiment de tout ça. Sa migraine, encore trop présente, lui fit comprendre que réfléchir était terminé pour aujourd’hui.

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