Fin

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Réveillé par les impitoyables hurlements du contremaître, qui hurlait que la journée avait déjà commencé. Il ne connaissait pas encore Thérèse. Personne ne pouvait le réveiller. Sa mère était morte en le mettant au monde, et son père venait de décéder la veille, après avoir ingurgité une bouteille de trop. Pourquoi l’accablait-on le lendemain d’un si bel évènement ? Mais il devait désormais reprendre la tâche de son détesté parent. On ne lui accordait pas cette maison gratuitement. Alors il avait travaillé… Aussi mal que sa condition l’exigeait. Alors on le battit, plus durement que son géniteur ne le fit jamais, et sans les vagues et fuyantes excuses qui s’en suivaient généralement.

Onir ne supporta pas sa vie d’adulte si brusquement entamée. Prisonnier de sa conscience, même les nuits ne le délivraient pas de ses tourments. Au milieu des rêves, la promesse du lendemain le tétanisait. Il en tremblait et il enviait tous ces ignorants qui jouissaient d’un sommeil sans trouble. Lui vint alors une idée. Lorsqu’il plongea à nouveau dans son royaume, il y chercha son bourreau. Cela prit des mois. Il utilisa toute la magie, toute la technologie, tous les miracles de son pays pour enfin mettre la main sur son ennemi. Au sein d’un foyer chaleureux, il choyait sa femme et une paire de bambins. Il cuisinait avec son épouse de bons petits plats et les donnait à ses enfants qui se régalaient et en redemandaient inlassablement. Le roi sourit.

En un claquement de doigt, un incendie ravagea la petite ferme. Les hurlements de la marmaille se mêlaient à ceux de la ménagère. Entravé par d’invisibles liens, le père hurlait de désespoir, impuissant, et voyait sa famille agoniser sous ses yeux, empreinte de haine et de désespoir devant celui qui semblait ne pas vouloir venir les sauver. Dans son lit, pour la première fois depuis longtemps, Onir dormit bien. Et qu’importe les coups qu’il reçut le lendemain, la mine déconfite de son tortionnaire l’aidait à endurer la douleur. Qu’il frappe ! Il dégusterait mille fois pire ce soir.

Ce rituel perdura plusieurs années. Le souverain des songes châtiait le dictateur de l’éveil, jamais à court d’idées pour inventer de nouveaux supplices, et avec son imagination comme seule limite. Il lui fit pousser une bosse, abominable, de deux fois sa taille, qui lui faisait perdre l’équilibre, et qu’il se plaisait à griffer. Il le transformait en forçat, l’obligeait à bâtir une pyramide de ses propres mains, à utiliser de la pierre ardente, et à la défaire lorsqu’elle était achevée.

Au fond de lui, il le savait : il gagnait la guerre. Et il se délectait chaque matin, de voir les cernes de ce démon se creuser un peu plus. Les coups s’en ressentaient plus faible. Il cognait mollement. La vitalité comme la conviction commençaient à lui faire défaut. Cependant, entre temps, il avait rencontré Thérèse. La sixième fille d’un lointain cousin qu’il fallait bien loger. On les maria donc sans vraiment demander leur avis ni à l’un ni à l’autre. De toute façon, ils n’auraient pas refusé. L’une voulait un toit, l’autre n’aurait pas rejeté une épouse. Bien lui en prit. En plus de réchauffer sa couche, au fil des saisons, Thérèse lui apporta un amour qu’il n’imaginait pas. Il lui manquait bien quelques quenottes et son minois ne correspondait pas vraiment à celui d’une princesse, mais elle avait fini par s’attacher à lui et lui à elle.

Elle finit par l’attendrir. Les nuits passant, il se surprit à avoir la main plus douce contre son sempiternel adversaire. L’inspiration lui manquait. Comme la motivation. Mais le son du fouet raisonnait encore dans sa tête, et alors il se remettait en chasse, traquant celui qui, par instinct, se cachait. Il le sentait, sa proie craignait désormais son empire. Il la trouvait parfois cachée sous une racine, prostrée dans un de ces étranges serpents de fer souterrains, agrippée à un géant, mais elle ne parvenait jamais à se soustraire à son courroux. Onir connaissait ses terres, et nul subconscient, aussi tétanisé soit-il, ne pouvait rivaliser avec un esprit en pleine possession de ses moyens. Un battement de cil lui suffisait pour balayer ses régions et retrouver l’impudent.

Pour apaisante qu’elle soit, cette routine finissait par le lasser. Il se remémorait avec nostalgie l’époque où il parcourait ses terres en s’abreuvant du seul bonheur de ses sujets. Peut-être que sa quête de vengeance devait prendre fin. De toute façon, le contre-maître n’en avait plus pour très longtemps. De plus en plus, dans la vie véritable, il toussait. Hier, il avait craché du sang. Il avait même chu un instant avant de se relever plus sauvage que jamais. Sauvage, mais affaibli. Sa gueule éructait des menaces que ses bras ne parvenaient plus à concrétiser. On sentait le fauve à bout.

Pour une fois, il abandonna sa routine. Il se décida à chercher Thérèse. Il usa des mille yeux qu’il avait semés partout. Il inspecta chaque palais de porcelaine, chaque montagne renversée, chaque nuage habité jusqu’à discerner une silhouette familière au fin fond d’une caverne ornée de rubis et d’émeraudes. Un frisson lui parcourut l’échine. Ces pierres n’avaient pas été imaginée là pour leur valeur. Il se rendit sur place, à l’entrée de ce lieu qui s’enfonçait sous terre. Des effluves d’orange et de jasmin émanait des profondeurs tandis qu’un scintillement pourpre fuyait la crevasse. À reculons, il s’avança. Il connaissait ce qu’il allait découvrir. Les halètements, les miroirs accrochés au plafond et les premiers corps nus s’entrelaçant ne lui laissaient que peu d’espoir. Mais il espérait, il espérait qu’un autre fantasme animait sa bien-aimée. Il n’en fut rien. Eclairée par les pierres précieuses où seins et sexes se reflétaient, Thérèse, agrippée au cou d’un beau jeune homme, succombait à ses plus bas instincts, assouvissait ses plus inavouables désirs. Là, devant lui, son épouse le trompait sans honte. Pire, elle éprouvait un plaisir immense que jamais il ne lui avait fait approcher.

Une rage sans borne l’envahit. Il engloutit toute la grotte sous les eaux, une eau bouillante, une eau couleur sang. Il massacra sans pitié tous les malheureux qui avait osé fantasmer en ce lieu. La haine ne redescendit pas. Pour la première fois de sa vie, il se força au réveil, en se plantant un sabre dans le cœur.

— Toi aussi tu as fait un cauchemar ? demande Thérèse qui émergeait à peine.

Onir frappa la femme fautive de toutes ses forces. Mais ses poings ne suffisaient pas. Elle pleurait, mais pas assez.

— Arrête ! Pitié arrête ! Pourquoi tu… Aïe ! Je t’en supplie arrête ! gémit-elle de toutes ses forces.

Mais il ne cessa pas. Il se saisit d’une chaise, la souleva difficilement, et la fracassa contre son crâne, lui ôtant les quelques dents qui lui restaient. Il insista, ne décoléra pas, s’acharna dans un boucan qui réveilla tout le village, et l’acheva vers le trentième assaut. Comment avait-elle osé le déshonorer lui, dans son propre royaume ? Son bourreau revint et, lorsqu’il vit le carnage, asséna :

— J’ai toujours su que tu étais un monstre !

Sans délai ni procès, il l’attrapa, le traina dehors, se saisit d’une corde, lui passa au cou, lança l’autre extrémité par-dessus une branche, puis tira de toutes les forces qui lui restaient. Par le dernier souffle qui lui traversa la gorge, Onir sourit, et hurla :

— On se retrouve dans mon royaume !

Après tout, si la mort là-bas permettait d’atterrir ici, nul doute que la mort ici permettait de se retrouver là-bas à jamais.

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