Le Printemps

5 minutes de lecture

La chaleur du soleil, une brise tiède ; ce sont ces sensations qui finissent par réveiller Thalia. Ses yeux clignotent un moment avant de s’habituer à cette vive luminosité. Elle tente de se redresser, mais son corps meurtri refuse de répondre.

J’espère qu’elles sont là…

— Je suis éveillée ! clame-t-elle avec le peu de force qu’il lui reste.

Les femmes sont autorisées à traverser le cercle de pierre le lendemain de l’Offrande. Bien qu’elle ne les ait jamais remises en question, Thalia a toujours trouvé ces règles drôlement pratiques ; elles évitent aux hommes de prendre des risques, mais lui permettent d’être tout de même aidée lorsque le rituel est fini…

Alphonsine, la doyenne est la première à entrer dans son champ de vision. Malgré l’habitude certaine qu’elle doit avoir à assister à ce spectacle, cette dernière cache difficilement son émotion en découvrant le corps de la jeune femme. L’aînée semble n’avoir jamais vu maigreur pareil, il est probable que si elle n’avait pas entendu le son de sa voix, elle aurait supposé qu’elle eût succombé à sa première offrande. Arrivée à son niveau, ses lèvres tremblent légèrement, leurs regards se croisent.

— C’est fini ma Dame, nous allons prendre soin de vous, lui murmure-t-elle d’une voix douce, chaleureuse, presque maternelle.

La vieille femme se tourne vers l’extérieur du cercle et annonce d’une voix forte et ferme :

— La Dame du Printemps est éveillée ! Venez honorer son sacrifice !

Plusieurs femmes de tout âge s’approchent aussitôt. Certaines portent des linges blancs, des vêtements, d’autres des bassines fumantes. Une fois arriver à son niveau, elles lui présentent toutes hommage en touchant leur cœur des deux mains, avant de les joindre devant elles et de s’incliner légèrement. Elle a vu ce geste ne nombreuses fois dans ses jeunes années, mais il était destiné à Eylia ; avec le temps et les étés plus brefs, ce geste devenait de plus en plus rare.

Les Hommes sont ingrats, s’ils savaient…

Les femmes la dévisagent, elles ne sont pas toutes aussi douées que l’aînée pour cacher leur émoi, ce qui agace et inquiète Thalia.

— Avez-vous la force de vous lever ma Dame ? demande doucement la vieille femme.

Thalia retourne son attention sur son interlocutrice et répond par la négative dans un souffle.

— Ne vous inquiétez pas, vous en avez assez fait… Nous allons prendre soin de vous. Magda, Ameline ! Approchez !

Deux femmes d’une quarantaine d’années s’approchent. La culpabilité remonte dans la gorge de Thalia lorsqu’elle reconnaît respectivement la femme du boulanger et celle de l’homme de paix. Alphonsine se tourne à nouveau vers elle.

— En attendant votre héritière, chaque année, deux femmes prendront soin de vous jusqu’à votre rétablissement. Cette année, Magda et Ameline se sont portées volontaires, elles seront vos Dévouées.

Les deux femmes s’inclinent légèrement, rien dans leurs regards ne trahit la moindre rancœur, elle n’y voit que compassion et dévouement, ce qui n’arrange pas sa propre culpabilité.

— Merci… parvient-elle à murmurer.

— Bien, on s’active les filles !

Les Dévouées se mettent chacune à ses côtés et l’aide à s’asseoir. Thalia découvre alors son corps avec effroi. Elle est couverte de sang à moitié séché, son sang. Mais ce qui la frappe le plus, c’est de découvrir sa maigreur, elle n’a plus que la peau sur les os. L’émotion la submerge et quelques larmes lui échappent. Aucune des femmes présentes n’a l’audace de faire le moindre commentaire.

Les villageoises l’aident à se lever à se maintenir debout ; là où ses muscles n’étaient pas assez fort la veille, ils sont à présent bien trop atrophiés pour la supporter. Cela ne semble pas déranger les femmes qui l’entourent. Avec soin et délicatesse, elles nettoient son corps, effacent les traces de sang, de griffures. Elles lavent ses cheveux et les démêlent avec douceur. Une fois son corps séché, la jeune femme est habillée de vêtements chaud et moelleux qu’elle accueille avec bonheur.

Une charrette l’attend de nouveau en dehors de l’édifice, mais cette fois pour la ramener au village.

Pendant tout le trajet, sa tête repose sur l’épaule de Perrine, une femme récemment arrivée au village avec son mari. Thalia essaie de se souvenir qui était là lors du Don avant de décider de laisser tomber, cela ne lui apportera rien de constructif de toute façon. Mieux vaut oublier… jusqu’à l’année prochaine. Cette pensée déclenche un frisson d’effroi dans tout son corps. La jeune femme resserre l’écharpe autour de son cou et prend enfin le temps de regarder le paysage. Elle est ébahie.

— C’est vraiment moi qui… ? murmure-t-elle la voix brisée par l’émotion.

Magda qui se trouve face à elle l’a entendu. Elle acquiesce avec un franc sourire.

— Oui, ma Dame. C’est grâce à vous, lui répond-elle en lui rendant une nouvelle fois hommage.

La veille encore, un épais manteau blanc couvrait les terres sur des centaines de kilomètres à la ronde. À présent, la neige a déjà grandement fondu, le vert des bourgeons est visible sur tous les arbres, tous les arbustes, des touffes d’herbes vertes émergent de partout et les primevères rivalisent en couleurs avec le bleu tendre des myosotis.

Non loin d’elle, Alphonsine prend la parole, l’arrachant à sa contemplation. Sa voix est douce, mais ferme.

— La Lumière vous a choisi pour être notre Dame du Printemps. Oui, vous êtes capable de ce miracle que vous contemplez et nous avons bien conscience du coût de ce miracle. Vous vous en doutez ; nulle n’est dupe de ce qui se passe dans la maison des hôtes et même s’il est interdit de nommer ou de désigner, les apparences ne trompent pas. Nous : épouses, mères, sœurs, nous savons.

La vieille femme fait une pause. Thalia baisse la tête, la culpabilité la ronge. Finalement, elle aurait peut-être préféré mourir sur cet autel… c’est sans compter sur les paroles suivantes de l’aînée.

— Nous savons et nous acceptons. Nous sommes même reconnaissantes. Relevez la tête ma Dame, car vous n’avez aucune honte à avoir. Libérez-vous de votre culpabilité, car nulle ne vous en veut. Nos terres sont les plus riches du pays, nos fruits les plus doux, nos étés les plus longs, mais cela à un coût et toute personne s’installant chez nous, homme ou femme, accepte d’en payer le prix.

Thalia relève doucement le visage, son regard croise un à un celui des femmes présentes. Tristesse, compassion, reconnaissance, bienveillance… Elle ne décèle pas une once d’animosité dans leurs prunelles. Un poids semble se détacher de sa poitrine. Perrine passe un bras autour d’elle et l’invite doucement à se reposer contre son buste, la jeune Dame se laisse aller et se perd à nouveau dans le paysage.

Annotations

Vous aimez lire Pattelisse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0