2. Les Freaks de Tod Browning
2. Les Freaks de Tod Browning
Tarzan et Conan incarnent la voie positive et imaginaire de notre évolution, les enfants sauvages, la voie neutre et sans aboutissement, et les créatures de Browning, ou de Lynch représentent la voie négative mais, réelle. Négative ?
Ces créatures, comme celle de Frankenstein, se révèlent plus sensibles et plus humaines que les Êtres humains dits, normaux. Aujourd’hui, tous les moyens médicaux sont mis en œuvre pour éradiquer les imperfections qu’elles soient physiques ou psychologiques, chez l’Être humain. Dans une société où l’image aseptisée et la représentation positive sont reines, l’imperfection physique ou mentale devient taboue jusque dans l’art cinématographique dont elle est quasiment absente comme sujet de récit.
À ce jour, Freaks (1932), le film de Tod Browning, reste l’un des deux seuls films à évoquer ceux que l’on appelle encore aujourd’hui les monstres de foires. David Lynch a réalisé le second film. Dans Elephant Man (1980), il raconte l’histoire de John Merrick, l’homme Eléphant.
Aucun des deux films n’est réalisé sous couvert de la science-fiction comme si, dans le domaine de l’horreur génétique, la réalité avait dépassé la fiction. Ceci se constate dans les pays dits industrialisés où la sélection génétique est opérée pour que ne naissent plus d’enfants comportant de graves anomalies physiques. Et, à la façon d’une certaine presse de la fin du XIXème siècle, tout être d’exception est présenté comme une attraction par les différents médias (Détective, Incroyable mais vrai..., dans les informations nationales, et beaucoup plus encore sur Internet). Toutefois, l’exemple des sœurs siamoises irakiennes décédées après leur opération montre que ces mêmes médias sont capables de traiter le drame humain avec pudeur. Une pudeur qui s’est répercutée sur le cinéma. Comme le montrent deux films, Stuck on You (2003), des frères Farrelly, racontant l’histoire de frères siamois, et Big Fish (2003), de Tim Burton, narrant, lui, les rencontres particulières d’Ed Bloom (Karl le géant, les sœurs siamoises Ping et Jing…).
À l’inverse, des frères Farrelly, c’est sous l’angle du drame que Browning et Lynch ont traité leurs récits. Le premier met en scène ses personnages dans une histoire d’amour tragique. Il fallait oser à l’époque ! Le destin de ce film a des points communs avec The 13th Warrior. Ses producteurs ont eu peur que le sujet heurte trop le public. Le film a donc été remonté. Le tournage relève autant de la fiction que le récit du film, spécialement dans le fait que les acteurs effrayaient les producteurs et, surtout, les techniciens qui refusaient de partager leur repas dans la cantine avec des monstres.
Chez Lynch, c’est le personnage qui est une tragédie. La douleur qu’il ressent est autant physique que morale. La maladie le fait souffrir de la même manière que les réactions des autres à son égard. Il existe encore un troisième film, moins connu que ses prédécesseurs, réalisé en 1986, par Sondra Locke : Ratboy. Là non plus, le récit n’est pas traité à la manière d’un récit de science-fiction. À travers l’existence d’un adolescent physiquement différent, la réalisatrice souligne que la monstruosité n’est pas là où nous la voyons et l’imaginons, et que le jeune homme est moins monstrueux que les personnes qui l’entourent. Comme l’écrit Alexandre Hougron : « À sa façon, la science-fiction – surtout lorsqu’elle établit un parallèle entre nous et le monstre au lieu d’en faire un repoussoir de notre pureté – remet l’homme à sa place : elle nous renvoie une image de nous qui est peut-être plus sincère que bien des univers représentatifs qualifiés de classiques[1]. »
Le monde de Tod Browning ne fait pas plus la part belle aux freaks qu’aux humains dits, normaux. Ces derniers, représentés par Cleo et Hercule, se montrent, tour à tour, narcissiques, manipulateurs, envieux et ségrégationnistes. Ils veulent la fortune de Hans, le nain. Cleo va se servir de l’amour que lui porte Hans. Elle l’incite à l’épouser et, avec la complicité d’Hercule, elle commence à empoisonner Hans qui se meurt, dès lors, à petit feu. Mais le complot est découvert lors du repas de noces par Hans et par ses amis. Tous ensemble, ils mettent au point leur vengeance qui sera terrible et fera de Cleo l’une des leurs. Tous les freaks du film sont réels. Il n’y a aucun trucage. Les plus connus sont incontestablement les sœurs siamoises, Daisy et Violet Hilton, Prince Radian, dit La Chenille humaine et Joseph Eck, le Demi-homme. En vérité, nous le savons aujourd’hui, loin d’être des phénomènes de foires, il s’agit simplement de victimes des caprices de la nature. Mais le sort réservé à Cleo, celui d’une "femme poule", pose indirectement les questions suivantes : s’agit-il d’un caprice de la nature ou d’une création humaine ? Que voyez-vous vraiment ? La réalité ou un trucage ?
Le cinéma montre ce qu’il est capable de faire d’une actrice. Comment Cleo est-elle devenue une femme poule ?
En ce qui concerne le récit, le mystère reste entier. Au spectateur de se faire son idée mais il y a comme un goût de fatalité divine : comme si être un monstre était la punition d’un crime commis ou à commettre…
Dans la réalité, les exemples de monstres ne manquent pas. Leur vie privée est, pour certains, (Johnny Eck, Daisy et Violet Hilton, Prince Radian, Jack Earle, Lucia Zarate, ou Stefan Bibrowski) exceptionnelle. Elle dépasse la fiction. Est-ce parce que ces existences ne tombent pas dans le misérabilisme qu’elles n’intéressent pas le Septième Art ? Si c’était le cas, il n’y aurait pas eu que la vie de John Merrick portée à l’écran. L’histoire de la vie de Sara Baartman, la Vénus Hottentote, par exemple, est des plus cruelles. Cependant, un film comme Freaks aurait des difficultés à être accepté par le public américain aujourd’hui, même sous le couvert de la science-fiction. Dans son film, Browning ne cache pas les railleries dont sont victimes les freaks. Au contraire, il insiste sur ce point.
Il est vrai que jusque dans les années 1940, ils ont fait autant rire que peur mais, cela s’arrêta brutalement. En Europe, il y avait une guerre, et des américains en revenaient au pays avec des témoignages et des photos. Mais, tant que cette guerre ne les concernait pas directement, ses atrocités restaient abstraites. Les américains sont intimement mêlés à ce conflit dès l’attaque de Pearl Harbour. Dès les semaines qui suivent, des soldats rentrent au pays estropiés, mutilés. Ils ont donné leur corps, leur âme pour leur patrie et pour la liberté. L’absence d’un membre et la déformation du corps ne prêtent plus à rire, ni même à sourire. Petit à petit, les principes et les valeurs du public changent, ainsi que leurs connaissances médicales. Sur chaque malformation, à défaut d’explications, il y a un nom scientifique. Ce nouveau regard sur le corps se traduit de deux manières : par une forme d’eugénisme modéré, et par un politiquement correct radical.
Si nous ne connaissons pas l’origine de toutes les anomalies physiques pouvant atteindre un Être humain, il y a deux tendances qui apparaissent néanmoins dans le cinéma. L’une, celle où l’homme est considéré comme responsable de ces anomalies (Agent orange, Tchernobyl…) et où son histoire montre qu’il est évolutif, pose une question importante : quelle expérience, quelle expérimentation, quelle erreur, ou quelle arrogance, scientifiques créera l'anomalie qui nous conduira vers la prochaine étape de notre évolution ?
Ici, nous rejoignons la science-fiction contemporaine, car certains cinéastes ont déjà répondu à cette question. C’est le cas de Bryan Singer qui montre la prochaine évolution de l’homme au travers de différentes mutations. Mais ses mutants ne sont-ils pas la forme moderne des freaks de Tod Browning ?
L'autre tendance est une alternative peu explorée, celle de Barry Sonnenfeld avec The Adams Family (1991) et The Adams Family II (1993). Cette famille ne se voit pas comme marginale. Elle considère que c’est le monde qui l’entoure qui est marginal. Ce point de vue permet au réalisateur, à travers la famille Adams, de brocarder les différentes valeurs de la société et de la famille américaine modèle.
[1] Science-fiction et société, d’Alexandre Hougron, PUF, Sociologie d’aujourd’hui, 2000, p. 111.
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