Neo-Victoria

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Une terrasse parisienne, baignée dans la vapeur et les effluves urbains. Affalé sur sa chaise en laiton, les bottes sur la table prétendue rupin, Jean-Louis croque sur son calepin spiralé, passants et oiseaux aurifères. La journée est belle dans le quartier tatin. Les manants se prélassent le long des caniveaux, aux pieds de badauds le nez dirigé vers les nuages et surtout le Brunel XIV, dernier arrivé dans la grande famille des aérostats prestigieux.

Futile, marmonne le caricaturiste. Au lieu de s’imaginer là-haut, ils devraient se concentrer sur leurs problèmes. Ce n’est pas ça qui manque en France, à son époque. La récession est dure, depuis le conflit avec la République de Hongrie. Le petit-peuple se serre les brettelles, pendant qu’en haut, on enchaîne salon, resto, parfois les deux ensemble, pimentant ces excentricités hors de prix, d’une soirée privée côté Palais Garnier.

Un bon coup de pied dans tout ça, voilà ce qu’il faudrait. Un séisme, une vibration, rien qu’un choc contre cette pyramide de flûtes, juste assez pour remettre les pendules à l’heure et les compteurs à zéro. Encore. L’humanité n’est pas faite pour apprendre.

Boucle, trait, suivi d’un griffonnage et Jean-Louis a fini. La Une du Ricaneur Désinvolte sera enjoyée d’un beau dessin. La représentation photostylée des bobos sourds à la misère, aveugles à la beauté et bien sûr d’une indécrottable arrogance.

Jean-Louis rabat son calepin, paie son latte cossu, puis file dans une ruelle plus fraîche. Il fait vraiment chaud aujourd’hui, sans une once de vent. Il rajuste son col humide, ses boutons. Mais lorsqu’il s’apprête à retourner vers une avenue où trottent les autos à vapeur, l’air crépite derrière lui.

Il se retourne. Devant ses yeux, la venelle se fend en deux sous une pluie d’arcs électriques verdâtres. L’air se compresse, se dilate pour mieux se recompresser, avant de laisser entrapercevoir une pièce en chambard, pleine de tubes, d’artefacts en ferraille, nimbés d’un halo émeraude.

Éberlué, Jean-Louis cligne des yeux. Moins d’une seconde. Deux-trois dixièmes tout au plus. Quand il les rouvre cependant, deux diablotins se tiennent à quelques mètres de lui. A peu près là où se trouvait avant l’étrange faille crépitante. Un reliquat subsiste encore dans l’air. Odeur de brûlé, d’iode et de moisissure rance.

Jean-Louis secoue la tête, se file une tarte, secoue sa raison, mais les deux… individus n’ont pas bougé. Ils parlent même, semblent se prendre la tête dans un français daté, à propos d’une vague question de responsabilité. Le plus grand des deux d’ailleurs, un type tout sec, cheveux mi-longs en bataille, assortis d’un regard fou, porte une tunique de commandeur, des bottines encrassées et un curieux caleçon moulant. Encore plus étrange, son comparse bondissant possède tout l’attirail du parfait petit cuistot, les couteaux en moins, ce qui n’est pas pour déplaire à Jean-Louis.

Le jeune dessinateur recule aussi lentement que possible, essaie de gagner la sécurité de la foule qui d’ordinaire le débecte. Mais ce qu’il voulait éviter, survient finalement, lorsque le grand bonhomme à demi-nu, se tourne brutalement dans sa direction. Jean-Louis n’a même pas le temps d’esquisser un geste défensif, que l’autre est déjà planté devant lui.

Jean-Louis grimace. Son nez n’apprécie pas l’audace des flagrances qui toque à l’entrée. L’odeur de moisissure et d’iode mêlés trouve une source bien plus concrète qu’il ne le pensait.

- Vous ! lance le type, le four grand ouvert. En quelle année sommes-nous ? Où ? Et qui est le président en fonction ? Répondez. J’attends.

- Qu-quoi ?

- Encore un sourdingue ! Vous comprenez ce que je dis bougre d’âne ? L’année ! Year ! Quelle est-elle ?

- Mais, mais… qui êtes-vous ? D’où…

- Peu importe, où, quoi, comment, la ferme ! Je vous demande l’année, la date, vous allez me la cracher oui ou votre mère ?!

- Je… 23 septembre 2143, mais…

- Et où sommes nous ? Précisément ?

- V-vous êtes à Paris… dans le quartier tatin, le quartier tatin ! ajoute-t-il prestement devant le regard noir de son interlocuteur.

- Quartier tatin, hein ? Soit ! Chang ! Prends-en bonne note. Et pas dans ton charabia ou c’est mon pied dont tu prendras l’empreinte. 23/09/2143, Paris, tatin. Voilà. Humpf… la machine n’est pas encore tout à fait au point. J’avais visé trente ans plus tôt et Arnac-la-Poste. C’est mieux que rien, j’imagine.

Qui sont ces tarés ? Pire, qu’est-ce qu’ils me réservent ? Leur accent est bizarre, vieillot. Des espions ? Hongrois ? Non, aucune chance, personne n’est assez stupide pour…

- Manitou, manitou, pantalon ! s'écrie d'un coup le cuisto excité.

- Hé ! Pour une fois tu as raison. File-moi celui qui est dans la mallette.

- Frabbit…

- Pardon ? Attends, ne me dis pas que…

Silence. Le temps parait brièvement suspendu. Les trois hommes se regardent dans le blanc des yeux, enfin surtout les deux fêlés, puis le plus maigre empoigne le cuistot par le col et le secoue comme un prunier.

“Sombre crétin !” C’est la seule chose que parvient à discerner Jean-Louis au milieu du logorrhée coloré du commandeur. Il hésite maintenant à filer à l’anglaise. Impossible pour lui que ces deux guignols représentent un danger, quelle que soit leur provenance.

Au bout d’un long moment, le malingre lâche son acolyte, se retient visiblement de lui flanquer une paire de baffes et soupire.

- On retourne au labo ! Cette fois, tu resteras là-bas, compris ? Je prendrai mon matériel et j’y vais, mais toi, toi ! Tu restes, entendu ?

- Westash, wetash…

- Bien !

Le type pianote sur un brassard que Jean-Louis remarque seulement et moins de cinq secondes plus tard, des éclairs fluorescents zèbrent la ruelle, déchiquetent l’air d’arcs électriques, soulèvent la poussière. Aveuglé, le dessinateur met son bras devant les yeux. Une seconde passe. A la chaleur passagère, succède la fraicheur des venelles usées du vieux Paris. Lorsqu’il rouvre les yeux, ils ont disparu.

- C’est quoi ce bordel !? laisse échapper Jean-Louis.

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