La Chouette de Novembre (2/2)

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Le grand poulpe les fait entrer. La plupart des gardes suivent le mouvement, deux jouent les cerbères devant les portes. Ils ont travaillé leur chorégraphie. Cela surprend Sanchez qui, privé de son, se focalise sur les images.

Derrière les vitres, le grand est rejoint d’un nouveau gonze, blond, râblé, le visage balafré à nu, le buste pourvu d’un étrange dispositif. Une sorte de bonbonne harnachée sur le dos, reliée à grand renfort de tubes à ses avant-bras, terminés de longs tuyaux rigides. Intriguant. Sanchez met sa main à couper qu’il s’agit du chef.

Ce dernier, rendu tout raide par son attirail, indique saccadé les otages, avant de pointer le coffre d’un geste du menton. L’heure des comptes à sonner, sauf qu’un des gardes en armure va s’adosser contre la seule fenêtre pile dans l’axe. Sanchez pousse un grognement.

- Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? demande Jean-Louis, qui lui ne voit rien du tout. Ils les ont violenté ? Découvert le pot aux roses ?

- Je n’en sais rien, je ne vois rien ! Un de ces chevaliers de Baphomet me cache la vue !

- Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ? Merde, si cela se trouve, ils sont en train de les massacrer !

- Arrêtez de vous affoler le Verne ! Vu les calibres et vos lopettes de collègues, on aurait déjà entendu le résultat. Maintenant, calmez-vous ou je vous balance par-dessus ce muret !

Jean-Louis se tait. Les terroristes sont une chose, mais un professeur en rogne, une toute autre. Celui-ci tente de discerner sa pantomime dans la réserve, mais le garde n’a pas l’intention de bouger son dos. Il semble y avoir du mouvement, c’est tout. Sanchez soupire et tend les jumelles à Jean-Louis, qui s’en saisit avec diligence.

- Le chef me parait plus dangereux que les autres, reprend soudain le professeur. Il a tout une plomberie sur le buffet reliée à une grosse bonbonne dans le dos. Vous avez une idée de ce que ça peut être ?

- Qu’est-ce que j’en saurais ?

- Je ne sais pas, vous vivez à cette époque, vous êtes dessinateur, vous n’avez jamais vu ou entendu parler d’un truc similaire chez vos fouille-merde ?

Jean-Louis baisse les jumelles, pensif. Plus loin en bas, les gardes gigotent, rongés par l’ennui et le poids des flingues, qui deviennent leurs béquilles. Quand il reprend la parole, ses yeux balaient l’horizon, inquiets pour changer.

- Il y a un gaz qui… fait fureur du côté de la pègre. Il nous vient de Hongrie. Facile à fabriquer, vendre et particulièrement mortel.

- J’écoute.

- Ah ! Je ne connais pas les détails, mais en gros il euh… dérègle le flux sanguin, accroît la production des muqueuses et provoque une forme de sudation excessive. Un mix de tout ça.

- La science n’est vraiment pas votre fort, hein ?

- J’essaie de vous répondre, là ! s’énerve Jean-Louis, menaçant de lui balancer les jumelles au visage. Je dis seulement qu’il est possible que ce que vous m’avez décrit soit une arme gazeuse.

- Je vois, intéressant.

- Intéressant ? C’est tout ?

- Oui. Est-ce que ce “gaz” est explosif ?

- Je n’en sais rien, je n’espère pas.

- Dommage.

- Quoi dommage ?! Vous êtes complètement m…

Les portes se rouvrent. Les deux hommes interrompent leur discussion à sens unique et se jettent sur les jumelles. Jean-Louis est plus rapide. Sanchez n’a plus qu’à plisser les yeux dans l’obscurité. Cela dit, nul besoin de lorgnette pour discerner la situation. Une file d’individus aussi divers que mal attifés fuit le bâtiment. À leur tête, Jean-Louis reconnaît sans peine l’éditorialiste du Figaro. En revanche, Philibert n’est nulle part en vue. Si ! A travers l’ouverture, debout, immobile, le visage blâme, pendant que deux grivetons caparaçonnés jouent les comptables, la tête dans le pèze.

- On est mal ! crie Jean-Louis. M. Kessel est toujours à l’intérieur et ces tarés font les comptes. C’est foutu.

- Que vous dites ! Les otages sont libérés et le Figaro, délivré. On peut s’autoriser un pourcentage de perte, répond calmement Sanchez en sortant une télécommande, bricolée dans l’urgence.

- Quoi ?! Mais vous êtes marteau ! On ne laisse personne derrière et surtout pas mon patron ! Donnez-moi ça !

- Il n’en est pas question, rétorque Sanchez, essayant de la placer hors de portée des mains moites de Jean-Louis. Pourquoi tant vouloir le sauver ? Vous partagez la couche ou quoi ? Vous trouverez bien un remplaçant pour diriger votre feuille de chou.

- Vous êtes vraiment une raclure de première, vous savez ça ?!

Des coups de feu résonnent dans le bâtiment. La seconde suivante, Philibert déboule ventre à terre, courant, sous une nouvelle rafale de plombs, vers les otages en fuite et la seule issue possible. Derrière lui, les malfrats commencent à se déverser hors de la réserve, armes au poing.

- Oubliez ce que j’ai dit, appuyez sur votre foutu bouton ! Faites tout sauter ! Vite !

- Tss… avec plaisir Verne.

Au moment où Sanchez s’apprête à porter son plan à la consécration, une nouvelle silhouette vient crevasser le goudron depuis les cieux. Nouvelle rafale, ce coup-ci dirigée contre les artilleurs. Trois s’effondrent en hurlant, le ventre criblé de balles, maculant le sol de raisiné. Les autres se dispersent. Certains vont se planquer dans la réserve, d’autres s'abriter derrière les conteneurs épars. Les plus lents se font faucher d’une salve de balles, terminant leur existence minable, la tête dans le caniveau, rendu poisseux par leur sang. Les plus rapides répliquent, mitraillant le nouveau venu qui se protège le haut du corps d’un lourd bras mécanique et sprint entre les obstacles.

Sanchez pousse un sifflement. Jean-Louis, lui, n’a d’yeux que pour sa dulcinée, réfugiée à l’instar de bien d’autres, derrière une benne à ordures renversée où viennent ricocher les tirs perdus.

- Je crois bien que voilà votre chouette, Verne. En plus, vous êtes au meilleur endroit pour croquer toute l’affrontement.

- Qu’est-ce que vous attendez pour faire exploser la bombe, espèce de taré ?!

- Faites-le vous-même, réplique le “taré” en lui lançant la télécommande, puis se hisse sur le parapet. Votre hibou est plus intéressant. Quelque chose me dit en plus, qu’il ne crachera pas sur un peu d’aide.

Et il saute.

Jean-Louis pousse un cri de surprise. Il court vers le bord, terrifié et en même temps soulagé, à l’idée de voir le cadavre désarticulé de ce cintré, gisant dans une mare de sang.

Il n’en est rien. Il atterrit sans une éraflure, ses bottes personnelles absorbant l’impact de la chute en chuintant. Ce n’est pas la première fois qu’il est forcé de sauter à plus de vingt mètres de hauteur. Ni de se battre pour sa vie ou la science. A son tour, il dégaine, envoie voler une pleine grappe d’encuivrés contre une vieille cuve à déchets, puis zigzague entre tout ce qui traine.

- C’est de la triche, marmonne Jean-Louis, inutile.

Il note cependant que l’arme du professeur n’est pas létale, seulement propice à briser quelques os, car deux bonshommes projetés se relèvent grimaçants. Également, il note que l’homme-bonbonne se tient sur le seuil. C’est vrai qu’il parait plus dangereux que ses bidasses. Il est grand temps de finir en beauté. Avec un peu de chance, les honnêtes gens auront fui la zone au son de la fusillade. Sinon… dommage collatéral.

Il appuie sur le bouton.

En face, le bâtiment explose, vaporisant réserve, hommes de mains et féculents périmés. Jean-Louis pousse un cri de joie, oubliant par là-même, le sort d’éventuels innocents emportés par les flammes.

Sa joie prend du plomb dans l’aile, littéralement, quand une rincée de ferrailles brûlantes vient siffler dans ses oreilles. Mélange hasardeux de tirs égarés et de tôles en lambeaux. En se baissant, ses yeux se raccrochent à la silhouette de l’homme-bonbonne, toujours vivant, à genoux. Mais Jean-Louis s’en fiche. Il a fait ce qu’il avait à faire, à savoir presser un bouton, et file en catastrophe dans la cage d’escalier proche. Sa fiancée n’attend pas !

Et il ne croit pas si bien dire. Sa Enora adorée a décidé de prendre les devants. Pendant que les hommes restants sont occupés à canarder leurs cibles mouvantes, elle et une vénérable mamie confiote ont, sitôt le souffle ardent dissipé, brisé la clavicule d’un empoté aveuglé par son masque, d’un bon coup de barre de fer. Ce ne sont pas les armes improvisées qui manquent, dans ce charnier en devenir.

Plus loin, entre les balles, Sanchez se rapproche de la Chouette. Un nom décidément étrange pour un individu physiquement particulier. Masqué, vêtu d’une tenue d’infanterie surannée, déchiquetée autour de son bras droit mécanique chargé d’engrenages et de vérins, celui-ci change de couverture à répétition et réplique par tirs de mitrailles bien ajustés. A moins de cinq mètres d’une belle troupe de malfrats en armure, sa prothèse mécanique s’affole, turbine. D’un mouvement lest, il saute, attrape le coin crénelé d’un conteneur large comme une voiture et l’envoie s’écraser sur les “malheureux”.

Là-dessus, il s’accroupit derrière un morceau de fonte. Après un tir au hasard, Sanchez vient se placer à côté de lui. Étrange, pense-t-il en échangeant un regard avec l’homme. De près, les larges proto-lunettes en laiton couvrant le haut de son visage, lui donnent effectivement une tête de chouette. A choisir, Sanchez aurait opté pour un oiseau plus régalien.

- Qui diable êtes-vous ? lance la Chouette, d’une voix étonnement fluette au regard de sa carrure.

- Un visiteur venu d’ailleurs, et vous ?

- Peu importe ! Il faut se débarrasser de ces givrés. Couvrez-moi avec votre… truc, répond-il en roulant hors de sa cachette, mitraillant avec une sorte de fusil Rieder les malfrats, qui le lui rendent bien.

Sanchez tire dans le tas, envoyant voler plusieurs fous de la gâchette dans les ruines en flammes. Protégé de son bras et de toute évidence, d’un blindage dissimulé par ses vêtements, la Chouette bondit entre les tirs. À l’approche du conteneur, sous lequel agonisent encore un ou deux hommes en charpie, son poing devient grappin. Il file au bout d’un câble saisir l’objet massif. Nouveau mouvement brusque. Cette fois le conteneur décolle, laissant tout le monde coi, y compris Sanchez. D’une gracieuse pirouette, la Chouette l’abat en direction du chef des opérations.

- Et merde ! laisse échapper l'homme, avant de finir les os broyés sous deux bonnes tonnes de rouille.

Un gaz verdâtre s’échappe de la bonbonne éclatée. Sa main rétractée, la Chouette bondit en arrière. Déjà le gaz s’insinue dans l’organisme de trois des cinq derniers hommes encore en vie. Leur compte est bon. Leurs corps convulsent. Ils toussent une écume écarlate, se griffent le visage. Quel genre de réaction chimique est-ce là ? Sanchez a du mal à cacher sa fascination morbide.

- Hey, vous ! Le visiteur ! crie la Chouette. Vous avez du feu ? Un briquet ou une arme du genre ? Le Zöld est hautement inflammable. Il suffira d’une étincelle…

- Alors pas besoin de faire quoi que ce soit, l’emplumé ! rétorque Sanchez, piqué au vif. Avec l’incendie, il suffit d’une brise pour que tout parte en fumée…

- C’est pour cette raison qu’il faut accélérer le processus !

Sanchez hausse les épaules. Peu importe, il n’est pas de ce monde. La Chouette pousse un juron, qui sonne comme un piaillement. Son poing mécanique s’ouvre, file vers les décombres pour attraper une boiserie enflammée.

Du coin de l’oeil, Sanchez aperçoit Jean-Louis débarqué dans l’arène. Au mépris de son instinct de survie, le dessinateur se précipite vers le groupe d’ex-otages encore présent. Tout le monde fiche le camp sauf cet idiot. Et ça se prétend Verne…

Le voile d’obscurité est déchiré par une terrible déflagration. Une vague de chaleur balaie la place. La Chouette a réussi son coup. D’ailleurs la voilà qui lui tombe dessus, soufflée par l’onde de choc. Tous deux roulent et finissent contre une benne à déchets renversée. Charmante allégorie de la soirée.

Sanchez grimace. Il n’y a pas d’âge pour un ball-trap humain, en revanche cinquante-trois ans, c’est un peu vieux pour un choc de mêlée. Galante, indemne, la Chouette l’aide à se relever.

- Merci pour votre coopération, lâche le justicier, en envoyant déjà son grappin sur le bord d’un immeuble arrosé de suie. Je vous recontacterai.

- Ça j’en doute, l’emplumé, répond le professeur en époussetant sa tenue de cabaret. Au passage, vous avez un sacré nom de merde pour ce que vous pouvez faire. Comment avez-vous mis la main sur…

- Très drôle. Adieu.

Et il plante Sanchez là, debout dans les ordures, s’élançant vers les toits parisiens. Son royaume nocturne.

Dommage, ne peut s’empêcher de penser le professeur. Il aurait au moins voulu savoir comment ce type pouvait se mouvoir ainsi. Ses pensées sont interrompues par le retour de Jean-Louis, tout essoufflé.

- Professeur, vous avez-vu ?

- Oui, merci je vais bien aussi.

- Vous n’êtes pas digne de mon inquiétude, mais vous avez vu ça ?

- Un type qui se prend pour un strigidé massacrer de sang froid une vingtaine de malfrats avides de pognons ? Oui et il y a mieux.

- Vraiment ?

- Tout à fait. Avez-vous remarqué que lui et moi avions combattu ensemble, pendant que vous vous planquiez dans les escaliers !? Même une mamie s’est montrée plus utile que vous, Verne !

- Hé ! Je vous signale que sans moi…

- La bombe n’aurait pas sauté ? Je vous rassure, j’aurais pressé le bouton si vous vous en étiez montré incapable. D’ailleurs, je vois que vous n’éprouvez pas le moindre remords non plus à l’idée de toutes les vies perdues.

- Bref ! Maintenant, il vaut mieux décamper avant l’arrivée des autorités. J’ai tout sauf envie de leur expliquer que nous n’y sommes pour rien…

- Pour rien, vous êtes sûr ?

- Ne me coupez pas vous non plus ! réplique Jean-Louis, hystérique. Il faut qu’on se tire, vite !

- Je vous suis.

- Quoi, vous n’utilisez pas votre bracelet ?

- Non, je veux savoir comment vous allez gérer votre merdier. Passez devant, Verne. Allez rejoindre votre Honorine.

- Elle s’appelle…

- Je sais ! Cassez-vous, là, espèce de boulet !

Jean-Louis balbutie, ambitieux d’avoir le dernier mot, mais le professeur ne lui prête plus la moindre attention. Il trottine vers la venelle encrassée à la suite des retardataires. Au passage, il salue sarcastiquement Enora, qui le regarde sans comprendre. A Philibert, un peu plus loin, l’épaule en sang, il donne une claque dans le dos. “Pas mal pour un gratte-papier”, lâche-t-il en passant. Le rédacteur en chef a ce soir tout donné, y compris sa dignité. Au point où il en est, lui se décide à attendre l’arrivée des bleus. Ce n’est pas comme s’il pouvait encore marcher de toute façon et puis si le gouvernement pouvait faire un geste pour sa bravoure, il n’allait pas cracher dans le potage.

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