Cendres et Sérum (2/2)

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Le rugissement des moteurs, l’affreuse rocade mal bétonnée surplombant la banlieue sud, les cinquante nuances poisseuses des lumières des lampadaires et les rues dégorgeant d’immondices, ont presque quelque chose de rassurant après les événements de la soirée. Passés la barrière, ils s’arrêtent un moment pour souffler, Aisaan plié en deux, les yeux rougis par l’effort, Keaya appuyée contre une borne de signalisation ; jusqu'à ce qu'une fine bruine vienne les déloger.

Moitié marchant, moitié courant, ils vont se dissimuler sous l’auvent crasseux d’une boutique de gadgets high tech. Ils sont vidés, mais n’en n’ont pas encore tout à terminé.

- Il faut qu’on file l’antidote à Imo, lâche Aisaan, la respiration sifflante.

- Je sais… Est-ce que…

- Oui. Le flacon est toujours intact. Je viens de vérifier. Maintenant, on y va. J’ai mal partout, les yeux explosés et je rêve de ma paillasse ravagé, c’est dire !

- Je pourrais presque te comprendre, répond Keaya en se redressant. Allons-y.

Aisaan hoche la tête, hésitant à lui proposer son bras, avant de se raviser. Ce serait une très mauvaise idée, connaissant le personnage. Il la suit donc en silence dans les rues encrassées. Après plusieurs minutes de marche malaisante, il ne peut plus se contenir.

- Tu crois que les autres s’en sont sortis ?

- Plus tard.

- Arrête tes conneries Keaya. Me fais pas croire que l’opération te préoccupe plus que leur sort.

- J’ai dit, plus tard !

- Mais merde à la fin ! s’exclame Aisaan en attrapant son bras. Fais preuve d’un peu de respect !

La jeune femme repousse sa main, l’attrape par le col et le plaque contre la vitre d’une bouquinerie, qui se fissure sous l’impact.

- T’es stupide ?! crache-t-elle. Ça faisait partie des risques. Calwin le savait, Blyke aussi. Maintenant si tu t’inquiètes vraiment tant que ça pour eux, vas-y ! Retourne dans les bois ! Je ne te retiens pas ! Moi j’ai une livraison à mener à bien, que ça te plaise ou non. On pleurera de joie ou de deuil plus tard. Fais ton choix !

Elle le lâche aussi brusquement qu’elle l’a soulevé. Il tombe sur le goudron lourdement. Avant même qu’il n’ait commencé à se relever, elle a déjà repris sa route.

- Et comment tu comptes faire la livraison sans moi ? Au cas où tu l’aurais oublié, c’est moi qui protège le…

Il s’interrompt. Dans une main, la jeune femme agite la fiole jusqu’alors en sa possession. Comment a-t-elle… ?

- Tu viens ou pas ? lui lance-t-elle.

- Sale… voleuse !

Keaya sourit, lui aussi et lui emboîte le pas. Lentement, aussi naturellement que leur allure le permet, ils finissent enfin par gagner la lisière de la banlieue sud et sa fameuse avenue du marché. De jour, comme de nuit, il y a toujours de l’animation dans le coin. Les échoppes ne désemplissent pas, la clientèle jamais ne s’épuise, tout comme les néons colorés des bars d’immeubles et des pattes immobiles du Rhyno. Un endroit parfait pour faire ses emplettes, au sens large du terme.

Imo avait fixé le rendez-vous près de la statue du Grand Cardinal. Ils ne sont plus très loin. Pourtant, c’est ici que l’incident survient. Un vendeur un peu trop attentionné les prenant pour un couple aimant, les interpelle avec insistance. Trop occupé à le repousser, non sans agacement, Keaya percute violemment un grand type débouchant au coin d’une étale.

- Bon sang !

- Hé, vous pouvez pas faire attention !? gueule Aisaan

- Et vous, vous ne pouvez pas regarder où vous allez ? lui répond le type en se tournant vers eux.

- Qu’est-ce vous avez dit ?

- C’est bon Aisaan ! On a pas le temps pour ça, s’interpose Keayan, avant de s’adresser à l’homme. Désolé monsieur, c’est ma faute. Je ne regardais pas où j’allais.

- Il n’y a pas de mal. Pas comme votre ami.

- Ah ça… Il a son petit caractère. Désolé du dérangement.

L’homme hoche la tête. Drôle de faciès, ne peut-elle s’empêcher de penser en le dévisageant, plus qu’elle ne le voulait. Heureusement pour elle, il détourne le regard le premier, interpellé à son tour par un braillard mal fagoté. Et drôle de bonhomme, conclut-elle.

Alors qu’ils passent à côté du fautif, Aisaan le fusillant d’un regard qu’il ne remarque même pas, Keayan note un éclat métallique en provenance d’une de ses mains. Des phalanges cybernétiques ? Qu’est-ce que viendrait foutre un mécanantrophe dans le coin ? Sa présence ne lui dit rien qui vaille…

- Non mais t’as vu ce connard ? s’exclame Aisaan, une fois hors de vue. “Regardez où vous allez !“ C’est lui qui nous percute, mais on doit se pli…

- Aisaan, on s’en fout ! Si je devais cogner le moindre connard avec qui j’ai eu un différend, je commencerais par toi. Maintenant silence, on y est.

Le jeune homme grommelle, pour changer, mais ne répond rien. Effectivement, ils sont arrivés. Devant eux, la fontaine mobile immortalisée par l’affreuse trogne du Grand Cardinal, est le passage obligé de tous les couples de sortie. On ne jette plus de piécettes dans les eaux bleuies artificiellement, par contre, on n’échappe toujours pas au langoureux échange buccal. Le hasard des événements a sournoisement bien fait les choses. Personne ne les soupçonnera de quoi que ce soit ici.

- Tu le vois ? demande son compagnon.

- Question stupide…

- On ne sait jamais. Asseyons-nous, il va se pointer de lui-même…

- S’il est pas déjà là.

Le couple improvisé se pose sur le bord. Pas trop loin des badauds éparses, sans pour autant être très proche non plus. Leurs yeux, surtout ceux d’Aisaan, balaient l’avenue bourdonnante. Les gobes-mouches nocturnes déambulent, la plupart les mains dans les poches, mais le regard baladeur. Une soirée normale dans une ville en apparence normale.

- Vous l’avez ?

Les deux jeunes gens sursautent. Immobile, vêtu comme un biker, le derrière posé comme eux sur la bordure cendrée, Imo les observe avec attention à moins d’un mètre sur leur droite. Probable qu’il se trouvait là depuis un petit moment déjà.

- Alors, vous l’avez ? répéte-t-il.

- Bonsoir sinon, rétorque Aisaan.

- On l’a, dit simplement Keaya en fouillant dans sa poche. Ça n’a pas été facile, mais on a réussi à mettre la m…

- Où sont les autres ?

- Il y a eu… des imprévus.

- Je m’en serais douté. Donnez-le moi et filez au Caveau.

- Merci sinon, ajoute Aisaan d’humeur batailleuse.

L’autre ne répond pas. Il croise les bras et considère la jeune femme en pleine séance de fouille. Aisaan cille.

- Qu’est-ce qu’y a ? demande-t-il, un début d’inquiétude dans la voix.

- ...Merde, laisse finalement échapper Keaya. Je… Je ne l’ai plus.

- Quoi ?!

Aisaan lui saute presque dessus. Imo demeure lui impassible. Il pose seulement une main sur l’épaule de la jeune femme, puis prononce un simple mot.

- Quand ?

- Je… je ne sais pas, balbutie-t-elle devant son regard perçant.

- Keaya, merde ! Essaie d’t’souvenir, putain ! vocifère Aisaan, le naturel revenant à toute allure. Tu l’avais bien avant de te pointer dans c’te souk !

- Je sais, ta gueule ! J’avais la main posé dessus pour bien le caler. Je l’ai juste lâcher quand…

Elle laisse sa phrase en suspend, prise d’une soudaine fulgurance. Son compagnon a saisi la situation en même temps.

- Bordel de shit ! s’exclame-t-il, attirant l’attention de deux tourtereaux en pleine échange buccal. C’est c’connard qui nous l’a piqué ! J’t’avais dit qu’il fallait pas se laiss…

- Qui ça ? Et où ? le coupe Imo.

- Un mec, assez grand, plutôt baraque. Il nous a percuté y a moins de cinq minutes, par là.

- C’est rien Imo, rassure Keaya. On va rattraper le coup. Il a dû glisser de ma poche au moment de la collision, c’est tout.

- Non ce n’est pas tout. Pas dans une opération comme celle-ci. Où est-ce que vous l’avez vu pour la dernière fois ?

- Je t’assure que ce n’est rien. Juste un male…

La sirène déchire la rumeur nocturne. Trois séries de longues notes assourdissantes, entrecoupées de bref silence, en boucle. Il ne manquait plus que ça pour finir en apothéose ! Autour d’eux, les passants se dispersent, les vendeurs remballent leur fourbi, pendant que les stands se rétractent et le Rhyno se met en branle. Au loin, résonne l’écho de secousses régulières.

- Tu crois qu’c’est à cause de nous ?

- Je ne pense pas. Plutôt un hasard. Ils sont du genre à se faire discret après un barbeuc de ce genre.

- Je ne crois plus au hasard. Et je ne préfère pas prendre de risque. Tirez-vous. Je prends le relai. Décrivez-moi votre suspect.

Ils s’exécutent. Inutile de perdre son temps à discutailler. Ils ont merdé, dans la dernière ligne droite certes, cependant le résultat reste le même : le sérum se balade dans la nature.

Informations et vague portrait-robot finalement en tête, Imo s’élance vers la foule en train de se masser dans les ruelles entourant l’avenue. Les tremblements se rapprochent. Du haut du Transporteur, les Altiers peuvent déjà distinguer un nuage de poussières chargé de débris. Keaya et Aisaan, eux, reprennent leur route vers le nord, vers la sécurité relative du Caveau, espérant qu’un ridicule moment d’inattention n’ait pas tout fait capoter.

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