Rififi en famille (1/2)

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- Je vous sers une verveine ?

- Non merci.

- Non plus. Par contre, si vous avez du café, je ne dis pas non.

- Café, je vous apporte ça. Mettez-vous à l’aise.

Assise autour d’une table basse encoignée, sur un assentiment de poufs et d’assises bariolées, la petite troupe n’a pas perdu de temps pour prendre ses aises. A l’exception d’un seul, peut-être. Leone balaie la pièce du regard.

Ils sont dans la salle de séjour. Une pièce tout en longueur, cosy, mélange ocre de moderne et d’ancien, ce qui, au regard du XXIIe siècle, correspond à la scandinavie fantasmée de celui passé. L’âtre d’une cheminée rustique crépite doucement le long d’un mur, berce les lieux de ses nuances chaudes, renvoit des reflets cuivrés sur les différentes surfaces vitrées. La mélodie distordue d’un vieux vinyle (qui l’eut cru) résonne depuis les confins de la demeure.

Pour un type surnommé la “Taupe”, Leone ne s’attendait pas à cela. Sanchez non plus d’ailleurs. Lui s’était imaginé le repère sombre, immonde et jonché de câbles d’un hacker aux yeux explosés, non la tanière d’un hobbit amateur d’infusions digestives. Néanmoins, comme souvent, il n’en montre rien. A la place, il étend ses jambes sur la table et s’avachit dans le vieux canapé recouvert de coussins, là où son compagnon ose à peine s’adosser à sa chaise rembourrée.

Keaya et Aisaan, eux, ont encore moins fait dans la dentelle. La première est nonchalamment affalée dans un fauteuil proto-victorien fleurant bon la récup à deux sous, les yeux clos ; quant au second, il a déjà sa tisane entre les mains et le postérieur, toujours humide, posé au milieu d’une paire de poufs à s’arracher la rétine..

Lorsque leur “hôte” revient, un plateau chargé de mugs dans les mains, la méfiance de Leone a presque gagné en puissance. La “Taupe” pose le service sur la table et entreprend de servir ses invités surprises, sifflotant presqu’une habanera entre ses lèvres.

- Vous êtes sûr que vous ne désirez rien, monsieur… Je n’ai pas retenu vos noms ? interroge l’homme en s’asseyant dans un fauteuil à bascule aux formes arrondies.

- C’est peut-être qu’on ne vous les a pas dits, marmotte Sanchez, sucrant déjà son café.

- C’est cela ! Vous ne me les avez pas dits. Donc, vous êtes sûr ne rien vouloir, monsieur…

- Leone. Juste Leone. Et non, je vous en remercie.

- A votre aise. Bien !

L’homme tape dans ses mains et s’adosse à son tour dans son fauteuil, basculant dans un angle assez improbable, l’envoyant presque bouler en arrière.

- Il faudra vraiment que je répare ce truc un jour, reprend-il, une fois stabilisé. Bref ! Vous allez maintenant me dire ce qui vous amène chez moi et surtout, Keaya et Aisaan, ce qui vous est arrivé. Il y a des choses que j’aimerais tirer au clair.

- Ça risque d’être long… répond la jeune femme.

- D’où les boissons chaudes. Aisaan, fais-moi l’honneur de commencer.

Il s’exécute. Pendant un bon quart d’heure, sa voix, occasionnellement interrompue par celle plus agressive, sinon polémique de Keaya, se répercute dans les profondeurs relatives de la maisonnée. Ni Leone, ni Sanchez n’en perdent une miette. De même en est-il pour leur hôte, dont l’expression se fait plus grave au fil du récit, un brin décousu du jeune homme. Il faut dire qu’Aisaan est plus homme d’action que de lettres et si l’on met de côté les nombreuses approximations de langage, la topographie brutalisée, sa tendance à se focaliser sur des détails insignifiants agace beaucoup Keaya.

Néanmoins, Leone et Sanchez parviennent à comprendre le gros des informations. Une escouade formée de quatre Extens a été envoyée s’emparer du sérum made in France dans un laboratoire d’AstraCorp, dissimulé dans des montagnes artificielles entourant la ville. Apparemment ils s’étaient faits griller, tant et si bien qu’ils ont du faire sauter ledit laboratoire, ainsi qu’une bonne partie de la montagne, pour revenir en catastrophe à leur QG, non sans avoir perdu la moitié des effectifs, puis le sérum.

L’arrivée des deux voyageurs temporels se fait sans fanfare, ni tambour, simplement au détour d’une phrase, entre deux babillages sur l’increvable Samouraï de Minuit. Devant la perplexité de la Taupe, les justifications sans queue ni tête, ni rien tout court d’Aisaan, Leone finit par apporter quelques connexions logiques, pour ensuite mettre un point final au récit.

L’homme reste un moment pensif, une main grattouillant la pilosité mal rasé de son menton.

- Je vois, je vois… marmonne-t-il. Le Samouraï de Minuit, c’était donc ça…

- C’était donc quoi ? demande Keaya.

- Hum ? J’ai intercepté une communication confuse entre les miliciens sur la guérison compromise de leur SuperZ préféré. Cela dit ! s’exclame-t-il soudainement en se tournant vers Sanchez, qui tournait distraitement son mug vide entre ses mains. Tout cela ne me dit pas qui vous êtes vraiment. Si vous avez rapporté le sérum avec Imo sans mourir, c’est que vous êtes contre AstraCorp. Mais êtes-vous vraiment avec nous ? Qui êtes-vous exactement ? Des Extants ?

Leone considère Sanchez. Le savant hausse les épaules, s’assoit un peu plus droit et jette un pavé dans la mare :

- Pour la troisième fois aujourd’hui, je m’appelle Eriko Sanchez et… pour faire simple, je viens du passé. Allez, du XXIe siècle pour être plus précis. Leone pour sa part, ou la Chouette, puisque vous aimez les patronymes animaliers ici aussi, vient du XXIIIe siècle. Pas le vôtre cependant. Un autre, qui n’existera probablement jamais. Enfin, c’est compliqué.

Keaya et Aisaan restent interdits. La jeune femme cligne, son pendant masculin s’emporte aussi sec.

- Kecek’c’est qu’ces conneries ? Vous nous prenez pour des c…

- Calme-toi Aisaan, l’interrompt l’homme en se penchant vers Sanchez. C’est loin d’être la chose la plus ridicule que j’ai entendu ces vingt dernières années. Pouvez-vous m’expliquer tout cela plus en détail ?

- Si vous espérez gratter le secret de mon invention, vous pouvez vous torcher les joyaux.

- Original, mais non. Je veux savoir avant tout si vous représentez une menace, ce qui vous amène ici, ainsi que cette affaire de siècle à venir mais pas trop.

Sanchez pousse un profond soupir. Et c’est reparti ! Un jour, il mettra au point un enregistrement de présentation pour tous les ploucs lui demandant expressément le pourquoi, du comment.

Pendant que le savant déroule sa biographie avec une absence d’humilité qui ferait rougir Alain Delon, Leone observe les deux jeunes gens et surtout le talpidé. Il y a un truc pas net avec cet homme. À la fois familier et énigmatique. Il n’arrive pas à mettre précisément le doigt dessus, mais la ressemblance physique, tout particulièrement de profil, entre Sanchez et lui joue énormément. Chose qui intrigue également Keaya, dont l’inclinaison de la tête et les yeux légèrement plissés indiquent une forme de perplexité au moins aussi grande que la potentielle existence d’une machine temporelle.

- Et du coup, c’est comme ça qu’on a fini par se retrouver dans votre lotissement, conclut Sanchez. Charmant lotissement au passage, pareil pour votre barraque. Je m’imaginais tout sauf un truc de ce genre lorsque la vieille folle vous a mentionné.

- Réaction tout à fait normale pour des individus qui le sont nettement moins. Par “vieille folle”, j’imagine que vous parlez de Martha. Elle a son petit caractère… ou même un bon gros.

- En vaporisant tout ce qui passe dans son sillage ?

- Il faut la connaître.

- Elle est augmentée ? D’où la chaleur invraisemblable qu’elle dégage ?

- C’est sa génomité.

- Mais encore ?

- Eh bien la génom… Ah, je suppose que Tobias a oublié de vous expliquer certains détails. À votre instar, je ferai court. La génomité, ou le potentiel latent de chaque individu, se développe après l’injection du Constituant Zeta. Certains crédules parlent d’éveil, d’autres d’élus ou de bénis de dieux qui n’existent pas ou plus, car tout le monde n’en est pas doté. La raison est plus souvent biologique que mystique, lié en particulier à la constitution de chaque individu. Dans tous les cas, les personnes qui développent ce potentiel ont une habilité propre à leur génome. Typiquement, Aisaan ici présent, possède une vision largement augmentée. Martha pourrait être rapprochée d’une pompe à chaleur humaine, tandis qu’Elrin est doté de jambes dynamo, très pratique pour toutes les problématiques énergétiques.

- Fascinant.

L’homme ne répond pas, hochant simplement la tête puis s’appuyant un peu trop vigoureusement contre le dossier de son rocking-chair instable, rebascule de nouveau la tête vers le parquet. Remis droit, il note la confusion de Keaya, probablement celle de Leone, ainsi que l’incompréhension d’Aisaan. Il avale une gorgée de verveine, devenue maintenant froide et amer, puis reprend la parole.

- Je vous avoue que je suis partagé entre l’hilarité et la stupéfaction.

- Pourquoi ça ? l’interroge Sanchez en cillant de moitié.

- Parce que le voyage temporel tel qu’on l’imagine est tout simplement un mythe, cher Professeur Sanchez. Votre machine encore plus. À moins de me fournir une preuve autre qu’un mécananthrope certes singulier, de ce que vous avancez, je s…

Sanchez fait au plus simple. Il caresse les commandes de son brassard, tend le bras et ouvre un portail au-dessus de la table basse. Inutile de dire que la vue de la barrière vaporeuse verdâtre fait son petit effet. Soirée culbute pour les personnes à l’assise fragile, bourre-pif vers l’inconnu côté Keaya. Même Leone a un mouvement de recul.

- Est-ce une preuve suffisante pour vous ? demande Sanchez, le bras toujours tendu vers le passé.

- Bordel de shit ! s’écrie Aisaan, la margoulette pratiquement par terre.

- Bonté divine, murmure l’homme, en se relevant.

Il s’approche du portail, examine la scission et le monde passé, vaguement discernable dans les reflets émeraude. Alors qu’il pèse le pour, le contre et le centriste de passer quelque chose au travers, une ombre se dessine dans le tourbillon vaporeux. L’homme a juste le temps faire un pas en arrière avant que Chang ne vienne fracasser la table à pieds joints. C’est également le temps qu’il faut au portail pour se refermer et à Keaya pour plaquer l’assistant dans les échardes, puis qu’elle se fasse agripper la nuque par la main amovible de Leone.

- Bagoo jamoo ?! proteste Chang, le larynx compressé par le bras de la jeune femme.

- On se calme ! tonne Sanchez, bientôt rejoint par la Taupe. Reposez mon assistant, vieille fille !

- Comment vous m’avez appelé vieillard ?

- Parce qu’en plus d’être irritable, vous êtes plus sourdingue qu’un cul bouché ?

- Quoi ?! s’exclament Keaya et Aisaan.

- Keaya, intervient l’homme.

Assis sur le sol, bras et jambes croisés, il lance un regard lourd de beaucoup de choses aux deux jeunes gens. Avec un juron, la jeune femme libère Chang de son plaquage. La main de Leone suit le mouvement. L’assistant se relève en s’époussetant et considère son environnement avec une moue indéchiffrable.

- Niin ? dit-il en fixant Sanchez.

- Rien, répond-il. Je montrais juste à ces péquenots ma réalité. Tu peux retourner d’où tu viens.

- Neeshga. Non. Je rester là.

- A ta guise. Prends un siège et tais-toi.

Ce qu’il fait, en alunissant, sans permission aucune, sur un pouf orange trumpesque qu’occupait en partie, encore deux minutes plus tôt Aisaan. Celui-ci observe le nouvel arrivant avec un mélange de stupéfaction et de rancoeur.

- Bien, est-ce une preuve suffisante Monsieur la Taupe ? reprend Sanchez. Ou je dois filer chez IKEA pour vous ramener une vraie table scandinave ?

- Iké-quoi ?

- Ça n’existe plus, n’est-ce pas ? J’en prends bonne note.

- Qui me dit qu’il ne s’agit pas là d’un module de téléportation un peu exotique ?

- La téléportation existe ici ?

- Non. Enfin, pas officiellement. On y travaille.

- Peu importe, c’est nul. Pourquoi se limiter à l’espace, quand on peut distordre le temps dans le même temps ? Ouvrir ce portail constitue une preuve suffisante pour entériner mes propos. Si vous ne me croyez pas, c’est que vous êtes tout simplement trop limité pour évoluer dans ce monde. Pas plus, pas moins. D’ailleurs !

Sanchez se lève brusquement et fourrage dans les poches intérieures de sa blouse, jusqu’à en sortir le précieux sérum. Seul élément hermétique à la folie des événements. En l’apercevant, le regard de l’homme s’illumine. Encore plus qu’il ne l’est déjà, lui donnant des airs éventuels de taupe décérébré. Ou de savant fou. Un autre. Ses mains se tendent vers le réceptacle et se font sèchement calotter par Sanchez.

- Vous ne m’avez toujours pas dit qui vous étiez. On parle, on parle, on raconte nos vies et déroule nos saucisses comme de vieux amis, mais je ne sais absolument pas qui vous êtes et ce que vous représentez dans ce bordel, à part être le géniteur de cette camionneuse. Alors à votre tour. Parlez et je verrai si vous êtes digne de poser vos paluches sur ce liquide.

- Non mais vous vous prenez pour qui ?! s’énerve la “camionneuse” en faisant un pas en avant.

- Ce n’est rien, Keaya, répond l’homme d’un geste d’apaisement. Il est vrai qu’avec tous ces évènements, j’en oublie les bonnes manières. Je m’appelle Fabiano Andersen, quarante-quatre ans, signe du scorpion ascendant scorpion, groupe sanguin O-, un mètre quatre-vi…

- Je ne vous ai pas demandé de me faire un déroulé physiologique, mais de me dire qui vous êtes, ce que vous foutez dans votre vie pépère et tant qu’à faire, pourquoi vous me ressemblez aussi bizarrement ?!

- Ah, vous avez donc noté aussi. On a le même… enfin… physiquement, il y a quelque chose. Keaya l’a remarqué d’où…

- Oui, de toute évidence, on doit plus être apparentés que sosies de cabaret. Mais même si je le souligne, ça ne change rien au fait que cela soit impossible.

- Et pourquoi donc ?

- Vous m’emmerdez avec vos questions ! Je n’ai pas de fratrie, ni de parents encore vivants et j’ai tout sauf l’intention de m’étaler dans le miel sous la lune, jusqu’à la fin de mes jours. Impossible donc que j’ai une descendance.

- Tout comme il devrait être impossible que vous soyez ici.

- Les probabilités pour que je partage mon lit avec autre chose que mes recherches ou, le cas échéant, que ma moitié se retrouve avec une brioche au four, sont nulles. Je dis bien nulles, zéro, nada ! Et puis Fabiano Andersen ? C’est une plaisanterie ?

- Non, c’est mon prénom et le nom de mes parents.

- Et celui de vos grands-parents ?

- Andersen, pareils. Un de mes grands-pères était Danois, l’autre Belge. Andersen sonnait mieux que Thiry, ceci amène cela.

- Vous avez deux grands-pères ?

- J’avais. Cela vous pose un problème ?

- Aucun, je me fiche bien de savoir qui pine qui. Par contre, comment...

- Vous connaissez le concept de l’insémination artificielle ?

- Eh merde !

Sanchez en frappe un coussin smaragdin. Ne jamais faire confiance aux banques, même à pitons, surtout lorsqu’elles ne quémandent qu’un soupçon d’ADN ! Il savait en y effectuant son premier virement qu’un jour, peut-être, il s’en mordrait les doigts ou la guidoune. D’accord ce jour est ici éventuel, il n’empêche qu’à la différence du cas de la Chouette, il a devant son nez son potentiel petit-fils et donc…

Le professeur se tourne vers Keaya pour la contempler en pleine lumière. Non, elle ne partage aucun trait physique avec lui, sauf peut-être ce nez légèrement trop long et fin, qui lui a valu bien des moqueries durant ses jeunes années. Peut-être aussi ces pommettes un peu hautes, ce faciès anguleux. Les yeux d’un immuable vert-de-gris également… Merde.

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