L'Alpha & l'Oméga (1/2)

8 minutes de lecture

- En quelque sorte, hein ?

- Je vous demande pardon ?

- Quand je vous ai demandé si vous aviez du matos, vous m’avez répondu “en quelque sorte”. C’est comme ça que vous désignez tout ceci ?

- Si je m’étais étalé dans ma présentation, vous m’auriez coupé la chique, voire envoyé voler dans le jardin. J’ai fait au plus court.

C’est presqu’un euphémisme à tendance oxymorique tant le soubassement est immense. La superficie de la demeure plus une généreuse partie du jardin sur à peine deux mètres de hauteur. Une baie de machines clignotantes sitôt allumées, des tables antivibration à n’en plus finir, des moniteurs comme s’il en pleuvait, en un mot : le rêve. Pour Sanchez, du moins. Peut-être pour Chang un peu aussi, mais pas vraiment pour Leone, dont l’équipement lui est en grande partie inconnu. Où sont la vapeur et les pompes à éther dans cet enfer stérile, bien trop blanc pour le confort de ses rétines, habituées aux ténèbres des allées embrumées ?

Différents blocs divisent l’espace. Bien qu’œuvrant en qualité de physicien moléculaire chevronné, le sous-sol de travail personnel de Fabiano Andersen possède un étonnant panachage de services. Ici un bloc opératoire, là une salle blanche bercée d’une écœurante lumière cireuse, au fond une chambre anéchoïque, le tout accessible au moyen d’un minuscule ascenseur blindé, dissimulé dans le noyau de l’escalier à vis menant vers les étages de la maison.

Le maître des lieux se hâte vers le plan de travail le plus proche, non sans avoir enfilé une blouse maculée de tâches jaunâtres, brûlée par endroits. Ses mains s’agitent, fébriles, attrapent des éprouvettes, les échangent avec des tubes à essai, alignent des béchers, bouchent et débouchent un dessiccateur entre deux manipulations. En clair, il attend le sérum que Sanchez tourne et retourne dans une de ses poches.

Celui-ci, peu pressé, comme pour chatouiller l’impatience de son potentiel héritier, fait le tour du propriétaire. Après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de visiter un laboratoire personnel d’une telle ampleur. Chang et Leone restent en retrait. D’ordinaire volubile comme pas deux, l’assistant fait preuve d’une étonnante quiétude, si l’on met de côté le calibre télescopique qu’il étire puis compacte à intervalle régulier.

Derrière eux, appuyée contre les portes verrouillées de l'ascenseur, Keaya observe d’un regard torve la petite troupe ainsi formée. Sa joue porte encore l’empreinte crantée de la botte de Leone et s’accompagne de démangeaisons que sa guérison, très ralentie du fait de la fatigue, ne parvient pas tout à fait à apaiser. Il va de soi que ni elle, ni Aisaan, ne digèrent leur humiliation, apogée s’il en est, de cette soirée mouvementée ; au point d’ailleurs que le jeune homme a préféré rester en haut pour “monter la garde”.

Keaya, elle, soupire dix bons mètres sous la terre. Jouer les baby-sitters pour visiteurs du passé, voilà sa nouvelle vocation. Silencieuse, la tronche en biais, elle fixe celui qui constitue son arrière-grand-papa. Une rencontre qu’elle n’aurait jamais imaginée, encore moins souhaitée, mais qui la déçoit tout de même sur tous les points possibles. Savoir qu’un bipolaire tringlé comme un rideau, au parler de brocanteur, partage la même souche ADN qu’elle, lui donne envie de renier le peu de foi en l’humanité qui lui reste. Considération que ne partage pas son père. L’existence du voyage temporel prenant le pas sur toute forme de débat généalogique, même si Himmler avait déboulé chez lui en slip à trompe claironnant à pleine voix Bruder Jakob.

Sanchez pousse un sifflement, arrachant Keaya à ses réflexions. Au fond du laboratoire surdimensionné, le professeur a fini par trouver ce qu’il cherchait sans vouloir le quémander. Une table en acier, sur laquelle trône une prothèse de bras articulé monochrome, chargée de connecteurs en tous genres. Il la caresse distraitement. L’alliage est particulier, probablement unique. Du plastique d’apparence pour une dureté diamantée.

- Ah, vous avez découvert mon projet du moment, dit Fabiano en se rapprochant. La cybernétique vous intéresse aussi ?

- Cela va de soi. Dès l’instant où une machine peut distordre l’espace et le temps au profit d’un être humain, les interactions homme-machine rentrent dans mes champs de recherche. Dommage que mon époque n’y soit pas favorable, au contraire de la vôtre.

- Ah ça…

- C’est pour vous ?

- Le bras ?

- Non le pot d’acide urique que vous réchauffez entre vos mains moites. Bien sûr que je parle du bras !

Fabiano secoue la tête, posant le récipient qu’il tripotait sans trop y prêter d’attention, sur la table. Les traînards se rapprochent aussi.

- J’ai toujours l’usage de mes deux bras, en dépit d’une légère raideur au niveau des coudes. En réalité, je ne suis pas très versé dans le transhumanisme, surtout lorsque l’on commence à souder du métal sur les os des gens. Je m’intéresse surtout aux propriétés et l’usage du carboradium.

- Carboradium ?

- Hum, hum.

- Le même radium qu’au 88 ?

Fabiano écarte les bras, la lippe pendante.

- Vous êtes en train de me dire que ce machin est radioactif ?

- En quantité négligeable, mais oui.

- Et vous le laissez sur un plan de travail, à l’air libre ? Vous êtes pas bien ?

- C’est la pelle qui se moque du fourgon…

- Ce qui ne l’empêcherait pas de vous écraser les breloques, réplique Sanchez en mettant de la distance avec la prothèse.

- Pas d’aussi loin. Il faut que vous compreniez que la radioactivité présente beaucoup moins de danger pour notre organisme à présent. Tobias ne vous a pas mentionné qu’augmentée ou non, notre constitution a évo…

- Évolué, je sais. Ce qui ne m’empêche pas de rester un franchouillard du XXIe siècle.

- Et j’en suis désolé, mais comme je vous l’ai dit, le carboradium, une fois correctement traitée, possède une très faible empreinte radioactive…

- Vous m’en voyez ravi. J’ose espérer qu’à part me faire pousser une deuxième paire de pruneaux, il sert à quelque chose d’autre.

- Vous n’avez pas idée. Il est pratiquement indestructible, au moins dix fois plus solide que l’acier, tout en restant plus malléable et plus léger que le titane. Sans compter qu’il est assez aisé à façonner pour peu que l’on ait des connaissances basiques de chimie…

- Vraiment ?

Remisant au placard la crainte et l’once de prudence qui l’ont poussé à se replier vers une rangée d’éprouvettes attenante, Sanchez se rapproche derechef. Il va même jusqu’à tapoter le dos de l’avant-bras artificiel. Solide, très solide effectivement.

- Où a été découverte une chose pareille ? Dans les entrailles de la Corée du Nord ?

- Corée… ? prononce lentement Fabiano, parcourant du regard l’assemblée restreinte. Oh ! Vous voulez dire la Chine méridionale. Non. Non, non, non. Ni l’Asie, ni les Etats-Unis n’ont à voir avec quoi que ce soit. Le carboradium a été fabriqué il y a de cela dix-huit ans, en Hongrie.

- La Hongrie, toujours, marmonne Leone.

- Plaît-il ?

- Les Hongrois ont des poussées de fièvres impériales courant les XXIIes siècles, répond Sanchez, alors que Leone ouvre la bouche. N’y faites pas attention. Comment a-t-il été fabriqué ?

- Par fission fragmentative du… Le procédé est de toute façon public. Je vous le transmettrai sitôt que vous m’aurez donné le sérum Zeta.

- Humpf soit, grommelle Sanchez, agacé. Les prothèses sont toutes faites à partir de cet alliage, sinon ?

- Pas toute. Les habitudes ont la dent dure. Les industriels lui préfèrent toujours le titane et la fibre de carbone. Rien, cela dit, qui ne soit comparable avec celle de Monsieur Leone.

- C’est Leone, pour moi, dit le dénommé.

- Et pourquoi cela, interroge Sanchez.

- Eh bien…

- Dites, intervient soudainement Keaya. Vous allez continuer de discuter métallurgie, psycho-variabilité systémiquo-virtuelle et je ne sais quel autre charabia, ou bien analyser ce foutu sérum ?! On n’a pas que ça à foutre !

- Wetash fretishe.

Keaya se tourne immédiatement vers Chang, davantage pour lui en retourner une s’il lui prend l’envie de lui tirer dessus sans sommation, mais l’assistant ne fait rien d’autre que dodeliner la tête en sifflotant. Cette brève intervention a le mérite de ramener Sanchez dans ses oignons. Il extrait la fiole hermétique de sa blouse pour la faire miroiter à la lumière des néons plafonnant la pièce.

- Pas faux, reprend-il après un étrange moment de flottement. Sans être vrai néanmoins. On s’y met ?

Fabiano a presqu’envie de renoncer à son flegme bouddhique pour secouer le professeur par le cou. Cela fait près de quinze minutes qu’il attend l’occasion. Pour un peu, ce serait lui le responsable de son suspens ! Il préfère bien croquer le petit brun d’un diablotin que tolérer plus longtemps que ce grand-père potentiel partage le même code génétique que lui ! Mais en surface, il reste zen. D’un sourire acide, il indique le plan de travail qu’il a préparé avec ferveur, à l’autre bout de la pièce. En retour, Sanchez grimace.

- Votre salle blanche me parait plus adaptée pour manipuler un tel fluide, déclare-t-il, péremptoire, portant la fiole à ses yeux. Non, mais regardez-moi ça. Je ne me risquerais certainement pas à ouvrir un truc pareil dans une pièce aux flagrances de radon.

- Vous n’exagérez pas un peu ?

- Et vous, physicien moléculaire, taupe des pandas rouquemoutes, vous n’avez pas l’impression d’être carrément trop nonchalant ? Il faut un environnement stérile pour une mener à bien une analyse digne de ce nom. Sans poussière, ni contaminant. Je ne devrais même pas vous l’apprendre. Pourquoi sinon avez-vous une salle propre dans votre bazar ?

- Eh bien…

- On y va. Enlevez-moi cette liquette atroce et enfilez une combinaison adaptée. Vous en avez tout un stock, je les vois d’ici.

Les réprimandes pleuvent et Fabiano tressaille. Sanchez sait rattraper à sa manière le temps perdu. Le professeur marche jusqu’au bloc toujours illuminé d’un éclairage jaunasse, donnant la tuberculeuse à tout humain normalement constitué amené à se pavaner en dessous. Lors qu’il entre dans le sas de décontamination, il ajoute sans se retourner :

- Les enfants sont priés de retourner jouer en haut.

- Neeshga.

- J’ai dit les enfants, pas les savants.

- Je reste aussi.

- Vous faites chier l’emplumé. Vous n’y comprendrez rien.

- Ça ne coûte rien d’essayer.

- Si justement. Une combinaison et les deux bons siècles de germes qui recouvrent vos prothèses. En plus, vous prenez de la place, déjà qu’on sera bien trop de trois. Quant à mon arrière-petite-fi…

- Ce n’est même pas la peine d’essayer.

- Tant mieux. Retourne donc jouer aux K’nex avec ton Roméo.

- Aisaan n’est pas mon…

- Keaya, fais ce qu’on te demande.

- Mais ça va ! J’ai pas huit ans ! J’ai bien compris que ma présence vous emmerdait, je me casse !

- Et embarque donc Leone avec toi, arrière-petite-fille.

- Je vous interdis de me tutoyer !

- Eriko…

Inutile de faire durer l’événement. Keaya attrape Leone par le bras et l’entraîne avec autant de brutalité que possible vers l’ascenseur. Elle a de toute façon un compte à régler avec lui. Chose plus facile à écrire qu’à faire, tant son affaiblissement, conjugué au poids certain du mécananthrope, l’emmènent au crépuscule de sa condition physique. Puis Leone, bon prince et gentleman invétéré, se laisse embarquer par la poigne de la jeune femme.

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