Cauchemar en cuisine

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“Leone… Leone… Ça v…”

L’étau se referme sur la gorge de Keaya, qui titube en arrière.

“Merde, Leone… C’est moi ! Stop !”

Leone l’observe sans comprendre, jusqu’à apercevoir l’éclat des phalanges serrées autour du cou de la jeune femme et la lâche aussitôt. Elle s’effondre à genoux.

- Je suis désolé, dit-il. Un vieux réflexe.

- Il n’y a pas trop de mal, répond-elle, toussant sur la moquette rayée, puis se redressant : Chacun ses vieux démons.

Leone ne répond pas, se lève lentement de son lit temporaire. La chambre est silencieuse, plongée dans l’obscurité grisâtre de l’éternelle météo instable. Il enjambe soigneusement le matelas mal-gonflé de Keaya, que la literie froissée prolonge d’un bon mètre, et marche jusqu’au bureau en verre où sont posées ses affaires soigneusement pliées.

Dans la pénombre, Keaya l’observe sans bruit, encore fascinée par les augmentations de son corps. Sous son t-shirt informe qu’il n’enlève jamais en présence d’autrui, elle distingue assez clairement le cliquetis de sa turbine.

- Pourquoi m’avoir réveillé ? reprend-il finalement.

- Tu t’agitais, marmonnais des trucs et puis tu as réduit en charpie l’oreiller. Je me demandais simplement si tu allais bien.

- Je vais bien, réplique-t-il en enfilant un blouson, grossièrement ajusté à sa taille. Quelle heure est-il ?

- Bientôt huit heures et demi.

- Flûte, déjà ? jure-t-il à sa manière. Les autres sont là ?

- Je suppose, je ne suis pas encore descendu, mais…

- Ils le sont. Je les entends. Habille-toi.

- Je le suis déjà, répond Keaya en se levant à son tour.

- Plus qu’un simple pull.

- Oh, tu n’aimes pas voir les gambettes d’une femme, ma petite chouette ?

Leone la considère un moment. Un bref moment, le temps que ses yeux fassent une incursion le long des membres dénudés de sa colocataire circonstanciée, avant de détourner la tête d’un grognement.

Malgré l’obscurité, Keaya est pratiquement sûr de l’avoir vu rougir. Ah ! Elle a enfin trouvé son point faible.

- Ne m’appelle pas comme ça, lâche-t-il après un léger malaise.

- Pourtant c’est comme ça que tu t’es autoproclamé, non ? La Chouette… comment déjà ? De décembre ?

- Enfile quelque chose et descend, dit Leone, refusant de mordre à l’hameçon.

- Je te ferai remarquer que sans moi, tu serais toujours en train de pioncer dans tes doux rêves humides.

- Ce qui n’est plus le cas maintenant. À tout de suite... princesse.

- Hé ! Non ! Tabou !

Il quitte la pièce, éclaboussé par le petit rire de Keaya. Dans le couloir, il n’a pas fait deux pas entre les breloques, qu’il tombe sur un Aisaan torse-poil, en pleine séance d’hygiène bucco-dentaire, visiblement sur le chemin de sa chambre encore enténébrée. Leone lui fait un bref signe de tête, auquel l’autre répond d’un clignement de cernes.

- J’aimerais chauter l’entraînement auchourtui, déclare-t-il, la bouche pleine de dentifrice, alors que Leone arrive au bout du couloir en chambard.

- À ta guise, répond l’interpellé sans même marquer un temps d’arrêt, un pied déjà posé sur la première marche de l’escalier à vis.

- Tu ne me demandes pas pourquoi ?

Leone s’arrête, un léger soupir au bord des lèvres. Il se retourne vers le jeune homme, toujours à s’astiquer les molaires.

- Pourquoi ?

- Si ça t’arraches la gueule de le demander, tu peux dechendre t’chais.

- Pourquoi ?

Aisaan avale la pâte à dents bruyamment, manquant de s’étouffer ou de recracher la mixture.

- Parske j’ai les yeux explosés et plein l’cul de me faire torgnoler toute la foutue journée, v’là pourquoi !

- Si tu t’appliquais, tu t’en remettrais plus vite.

- Excuse-moi d’avoir d’aut’zoccuputations que d’savater tout c’qui passe. Quoi qu’t’en pense, je sèche aujourd’hui.

- C’est toi qui vois.

- Évidemment, je suis là pour ça. Maintenant, j’veux plus entendre un son d’ton bec !

Et il claque la porte, la brosse serrée entre ses dents empestant la menthe synthétique. Leone hausse les épaules et se hâte au rez-de-chaussée, sans plus accorder de pensées à cet imbécile.

Dans la cuisine nipponisante, le conciliabule est déjà réunie, avec quelques membres bonus, qui sont pour l’essentiel inconnus à Leone. Il reconnaît néanmoins Imo, ou du moins Tobias Menoj, attablé entre la chaleureuse Martha et l’inénarrable Elrin à la coupe Longueuil ; en face des deux Sanchez s’il en est, que la promiscuité des jours passés a rapproché, bon gré mal gré. Avec eux, figurent cinq autres Pandas, incertains quant à la conduite à tenir.

- Je maintiens qu’il faut donner l’assaut, trompette Martha. Des semaines qu’on les mitonne, leurs défenses sont un vrai gruyère. Une attaque simultanée voilà ce qu’il nous reste à faire avant que tout ça n’éclate.

- Et comme je viens de le dire, intervient Elrin, un talon battant le carrelage à toute vapeur. Il vaut mieux continuer de dévaster leurs infrastructures et s’infiltrer en catimini dans leur siège.

- Ridicule ! réplique Martha, tentant d’agripper le col de son second. Tout ce que nous avons fait n’aura rimé à rien, si personne n’en connaît l’existence.

- Nous sommes soutenus.

- Pas par assez de monde. Il faut que les gens sachent, ce qui les attend et non s’en remettre inconsciemment à nous.

- Si je puis me permettre…

- La ferme Imo ! s’exclament-ils ensemble.

- Vous, fermez-là ! tonne à son tour Sanchez. On entend vos gueules de mouette dans tout le quartier !

- Si c’est le prix à payer pour qu’on prenne enfin une décision dans cette baraque, alors je continuerai !

- Silence, la vieille.

- Comment ?!

CLANG

Leone abat son poing blindé sur la table orientale, la fendant en deux et envoyant plusieurs pèlerins embrasser les dalles du carrelage, fort heureusement, immaculées. Sanchez cligne les yeux, manque de faire tomber son mug de café, à l’instar de son descendant. Il siffle une gorgée puis s’adresse à son compagnon :

- Bonjour à vous aussi Leone. Merci de vous joindre enfin à nous avec autant de panache. Un café ?

- Je ne dis pas non, répond-il en s’installant sur un tabouret rendu vacant par la chute de son Panda Roux, un certain Ximon que Leone a déjà aperçu à plusieurs occasions.

- On était en train de parler, mécananthrope, gronde Martha un œil brillant.

- Non, vous criiez. Vous, plus que tous les autres réunis, d’ailleurs. Alors taisez-vous ou c’est moi qui m’en charge.

- J’aimerais bien voir ça… Argh !

Joignant le geste à la parole, le poing de Leone traverse la table et écrase la face blindée de la commandante, qui s’écrase contre le piano. Depuis sa place, Fabiano soupire, impuissant. Sa cuisine va encore subir les affres de la nano-rénovation. Cela dit, il trouvait justement le matin même que la table aurait bien mérité un coup de polish. Mieux vaut voir le bon côté des choses, même quand celles-ci consistent essentiellement à ravager sa maison.

Plusieurs pandas se précipitent vers leur cheffe, seulement pour se faire “chaudement” repousser, alors qu’elle s’élance sur Leone. Elle finit néanmoins plaquer contre les restes de la table par la paume libre d’Imo, en pleine dégustation d’une décoction passablement immonde.

- On se calme, tempère-t-il en appuyant avec plus de force sur la nuque brûlante de sa collègue. On n’est pas là pour s’envoyer des bourres-pifs, surtout dès le matin. Rassieds-toi, vieille bouilloire et bois donc une infusion.

- Lâche-moi, sinon…

- Sinon rien. Il ne peut rien m’arriver. Alors chillax et profite d’être ici pour calmer tes nerfs ou tape-toi l’affiche devant tous les “ambassadeurs” que tu as choisis pour leur exemplarité.

Martha maugrée comme une rombière, mais abandonne toute résistance. Lorsqu'elle se remet sagement d’aplomb, elle fusille Leone du regard et retourne s’asseoir sur son tabouret, repoussant d’un froncement la tasse fumante que lui tend Imo.

“Deux semaines,” pense Leone.

Deux semaines qu’ils sont ici, à délaisser l’observation pour la rébellion.

Après analyses et révélations autour du Sérum Absolu, dit “Noyau Omeg”, Sanchez avait refusé de laisser cette époque derrière eux. Trop de mystères en suspens, trop de promesses que sa réalité aurait tort d’ignorer. Ils sont donc restés, en dépit de l’épineuse situation familiale.

Cela dit, passée la surprise, on s’habitue vite à l’extraordinaire. Les deux premières nuits derrière eux, il ne formait plus qu’une improbable famille décomposée, que la réalité quantique avait ressoudé à grands coups de clef à molette. Non sans quelques anicroches, bien sûr. Parmi elles, Aisaan, rancunier comme un éléphant, avait tenté de régler ses comptes à plusieurs reprises avec Leone, puis Sanchez, puis Leone, mais surtout Leone, sans jamais pouvoir mettre son cousin très germain et très potentiel, en difficulté. L’occasion pour ce dernier de constater que malgré la constitution assez impressionnante des Extens, ils ne restent pour autant pas naturellement taillés pour le combat.

D’où l’entraînement quotidien. Une idée non pas de Leone, mais de Fabiano Andersen, qui, par la force des choses et notamment sa position avantageuse au sein d’AstraCorp, s’est retrouvé à jouer les talpidés à temps plein, au point que sa maison soit devenu le nouveau point de ralliement des Pandas Roux. Au grand dam de son vaisselier, brisé chaque jour à force de conflits d’intérêts. Toujours est-il que si accarement avec des SuperZ ou infiltration dans leur maison-mère il y a, ses rejetons se doivent de savoir y mettre les formes sans finir démembrer.

Et c’est ainsi que Leone, par son expérience et ses indéniables compétences pour torcher du samouraï, a fini sensei dans un bloc du labo, aménagé en deux coups les gros. Finalement, Aisaan avait pu avoir ce qu’il voulait : la possibilité de prendre sa revanche tranquillou Bilou, quitte à terminer son parcours emmitouflé dans son édredon en pilou.

Sa demi-soeur avait fait preuve de davantage de maturité, voire d’exemplarité, tant en acceptant la défaite avec classe, qu’en partageant sa chambre avec Leone. Offre qu’il avait accepté de bonne grâce, las de l’inconfort du sofa défoncé où Chang passe maintenant ses rares nuitées ici.

Chang, lui, n’aime pas cette époque. À moins qu’il ne préfère le luxe de pouvoir profiter du labo de Sanchez pour lui seul. Probablement les deux, aussi se contente-t-il de brefs aller-retour entre le présent et le futur potentiel. L’exact opposé de son professeur “préféré”, qui en deux semaines, n’a quitté le confort domestique de son arrière-petit-fils potentiel que cinq fois et seulement moins d’une dizaine de minutes.

Ce XXIIe siècle plaît à Sanchez. Leone n’en comprend pas trop la raison. Certes, tout n’est pas à jeter, mais le gros du constituant fleure bon avec les heures sombres que claironnent d’ignorants moralisateurs à deux francs. Lui a connu ces heures sombres de l’humanité, au point qu’elles dévorent sa quiétude nocturne, donc il a toute légitimité pour s’autoriser l’amalgame.

Heures sombres ou non, légitimité ou pas, Sanchez s’en calice à l’aniterge. Prothèses cybernétiques, manipulations génétiques, nano-implants, voilà autant de raisons qui le pousse chaque jour à aller faire un tour dans l’allée marchande. Cela, en tirant sur le compte en banque de son rejeton potentiel, moyennant quelques excursions dans le passé. Donnant-donnant, car Fabiano apprécie grandement le siècle dernier, tout particulièrement le Paris qu’il n’a jamais connu.

Tout de même, Leone avait régulièrement soulevé la question d’un hypothétique danger. Dans le fond, ancêtre et descendant se confondent dangereusement eux et leurs époques, n’y a-t-il pas un risque pour que…

“Aucune idée,” répondit un jour laconiquement Sanchez, alors penché sur une rotule en carboradium. C’est tout ce qu’il avait pu en tirer. Le professeur faisait, et fait toujours, preuve d’un intérêt dévorant pour la technologie cybernétique, surtout quant à la thématique des nanorobots, dont il avait eu tôt fait d’harceler Fabiano dès qu’il en avait eu l’occasion.

Les nanomachines sont effectivement en vogue. Pas seulement en France, dans l’Europe entière. Une façon d’acquérir une prétendue immortalité en remettant la protection des tissus cellulaires à d’infimes droïdes zonant dans l’organisme pour corriger toute imperfection.

Pratique, révolutionnaire, incroyable ! L’humain a enfin résolu le défaut de sa fragile condition. En apparence seulement. Les machines ne sont pas éternelles et suivant leurs fabricants, ont des objectifs bien moins innocents que la promesse d’une vie meilleure. Sinon comment expliquer le suicide de certains opposants politiques, après obtention de cette soi-disant immortalité ? Mieux ne vaut pas y toucher, non que tout le monde puisse se les offrir. Comme le Constituant, quelle coïncidence…

Ainsi avait peu ou prou résumé Fabiano, des suites d’un pilonnage de questions de son ancêtre, que la patience ne caractérise guère. Et sans l’avoir complètement refroidi, il a depuis mis le holà sur sa vaccination clandestine, pour se pencher sur le procédé de fabrication et la recette du Constituant Zeta. Leone n’en sait guère plus, sinon qu’il titille à l’occasion le seul véritable immortel parfois de passage dans la maisonnée, comme ce matin.

Une mâtinée de crise parmi bien d’autres, où deux des trois dirigeants des Pandas Roux bataillent pour des questions logistiques, pendant que le dernier sirote une infusion gratos. AstraCorp doit tomber, oui, mais comment ? Par l’épée, plus que par la plume, c’est un fait, mais par voie détournée ou directe ?

Faute de trouver un accord pérenne, les Pandas torpillent le moindre labo de la société, saccagent leurs canalisations et à l’occasion chatouillent la milice privée. Dommage que toute la population se fassent étriller en retour. Une situation qui ne peut plus durer, d’où le conciliabule explosif d’aujourd’hui et l’humeur massacrante de Martha.

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