Hey, c'est vendredi...

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Plus qu’une heure et à moi la tranquillité !

Patrock baille. Une heure, une seule petite heure avant d’embrasser la liberté. Une étreinte de deux jours certes, mais suffisante pour le décharger de son asphyxiant quotidien. Il s’enfonce dans les profondeurs de son siège et reporte son attention sur les moniteurs, alignés bien sagement devant ses yeux explosés.

Les premiers employés commencent à sortir. Veston-cravate, blouse synthétique ou armes automatiques, toujours autant de diversité ! Au siège d’AstraCorp, on ne vend l’hétérogénéité qu’au passage mensuel des actionnaires. Le reste du temps, tu n’es qu’un employé photocopié dans des bureaux analogues, ou scientifique à t’en briser le dos dans les profondeurs de la Tour.

Le Donjon comme l’appelle les employés. Un “magnifique joyau architectural hérité du savoir-faire parisien”, dixit la très pompeuse brochure de présentation. Une verrue plantée au milieu d’un royaume poubelle, disent les trois-quarts de la population. Patrock les rejoint. Sorte de difformité cylindrique, à la fois polygonale et curvilinéaire, très évasée à son sommet, compensant la frustration permanente de son architecte par des dimensions qui feraient pâlir la grande Dame.

Patrock fait partie de la troisième caste de travailleurs : les vigiles. Des types payés pour surveiller le bon déroulement des magouilles de la mégacorporation la plus puissante de France et, si les chiffres sont toujours bons, la quatrième plus imposante au monde. Rien que ça.

Installé dans son “mirador”, surnom affectueux donné par ses collègues pour désigner leurs postes d’observation surélevés et placés à intervalles réguliers le long des accès du bâtiment ; Patrock a des yeux numériques sur pratiquement tout l’accès B. Le parking sud, en vérité. La paie n’est pas géniale, le flicage éprouvant, les horaires insensées, par contre, il peut personnaliser son “bureau” et s’évader avec les drones de surveillance errants sur l’asphalte immaculé. Que demander de plus ? De la décence ? Un peu de considération ? Les résidus d’humanité grattés sur le bol des bénéfices de la boîte ? Il y a des années que tout cela a disparu. L’an 1 n’a fait que reprendre une recette qui marche.

À côté d’une vieille Oracle 508, un rond-de-cuir agite ses longs bras maigrichons vers l’œil vitreux d’un drone en vol stationnaire. Patrock le fixe quelques secondes, puis sourit. Enfin, un peu de joie dans ce monde monochrome. D’un swipe, il prend les commandes de l’engin et s’approche de l’employé. Le voyant approché, celui-ci interrompt sa chorégraphie.

- Je commençais presqu’à me demander si tu faisais pas téter les puces, dit-il avec un grand sourire.

- Tu sais bien que je ne peux pas… malheureusement, répond Patrock par l’intermédiaire du haut-parleur crachotant de la machine.

- Oh mon con ! s’exclame l’autre en se claquant les joues, le regard faussement choqué. Fais gaffe, tu vas te prendre un blâme pour tes propos hérétiques.

- On sera deux du coup. Belle journée, sinon ?

- Comme d’habitude, Patoche, comme d’habitude. Tu peux pas faire apparaître ta gueule ? Ça me met mal à l’aise de taper la discute avec un gros bourdon.

Patrock prend un peu le masque. Ses géniteurs avaient trouvé l’idée sympatoche de le doter d’un prénom aussi original qu’unique, oubliant que le sceau de l’excentricité n’attise pas toujours la tendresse d’autrui. Du coup, il est un peu tatillon vis-à-vis des élans parodiques que beaucoup amorcent sitôt les présentations torchées. Cela étant, il active tout de même l’écran matriciel du drone, laissant ainsi apparaître sa trogne renfrognée sous l’œil de la caméra.

- Voilà. Content, Robert ?

Il roule le R avec une frénésie raoulienne, appuyée d’un rictus suret. “Robert”, à son tour, fait la moue.

- Arrête avec ça, marmonne-t-il. On me l’a fait déjà trop souvent…

Quelle simagrée ! Patrock en aurait presque le cœur serré, s’il ne connaissait pas aussi bien son beau-frère. Il enchaîne :

- Tu vas passer du temps avec les filles ce week-end ?

- Toujours, pourquoi ?

- Simple politesse. Et puis, je sais que toi et Lylah…

Il laisse sa phrase en suspens, lui préférant un geste plus expressif, indiscernable cependant par son beau-frère. Ce dernier exhale.

- Comme tous les frères et sœurs, j’aimerais dire. Non, je viens toujours, merci de t’inquiéter ou de ta… politesse.

“Robert” marque un silence avant d’ajouter :

- Tu ne t’emmerdes pas trop là-haut ?

- On fait aller, Robeyl… On fait aller.

Patrok souffle bruyamment. En réalité, il s’emmerde ferme. Passer ses journées à fixer des écrans à s’arracher les rétines et faire des pirouettes bourdonnantes, certains enfants en rêvent, des adultes aussi, mais dans les faits, c’est d’un ennui mortifère. Mieux vaut toutefois ne pas s’en plaindre. Ses superviseurs auraient tôt fait de lui filer un aller-simple pour le “placard”.

Cette perspective seule, le fait frissonner. L’un de ses ex-jeunes collègues, dont la génération trop enfiévrée appréciait les grands coups de gueule, avait ouvert la sienne un peu trop grande à l’aube de son septième jour. Il l’avait terminée dans une salle insonorisée, à classer les dossiers et numériser sa lassitude, entouré de révolutionnaires en herbe. Deux mois plus tard, il n’en est toujours pas sorti. Sauf peut-être pour pisser ou coïter.

Par conséquent “faire aller” est un moindre mal.

- Tu devrais passer ce soir, reprend-il entre deux souffles agacés. Un petit dîner en famille… Sens large du terme, j’entends. Les filles seraient ravies et honnêtement, j’ai rien contre la présence d’un autre homme à la table.

- Oh… répond Robeyl, soudain embarrassé. Pourquoi pas, mais… tu as prévenu Lylah ? Elle n’apprécie pas trop les invités surprises.

- Je m’en occupe de suite, t’inquiète. Amène des bières ou un truc à picoler et l’affaire est dans la poche. Tout le monde sera…

Patrock s’interrompt. Sur son tableau de commandes, un voyant rouge s’est mis à clignoter. Une potentielle intrusion. Son attention glisse vers la mosaïque d’écrans du portique de sécurité et accède à celui d’une des (trop) nombreuses caméras d’identification. Quelqu’un approche effectivement. Pas de badge, la tête baissée, le visage dissimulée par la capuche d’un hoodie fauve.

Il pousse un soupir agacé. De l’agitation lorsque sa journée touche à sa fin, évidemment. Quoi de plus normal après tout ? Merci Finagle.

- Un problème au “bureau” Patoche, demande Robeyl, toujours en ligne et sourire en coin.

- Aucune idée, seulement qu’il faut que je t’abandonne à ta liberté. 19h30 devant chez moi ?

- Ça marche pour moi, plus plus !

Et Patrock s’envole. Il file droit à l’accès B, que l’individu s’apprête à franchir.

Le drone s’immobilise à hauteur de faciès et son pilote d’inaugurer la traditionnelle farandole d’éléments de langage sécuritaire.

Monsieur, cet accès est réservé aux employés d’AstraCorp. En l’absence de badge ou de tout autre élément d’identification, vous êtes en violation avec l’article L.132-14. de la Loi n°12-646. Si vous ne relevez pas votre visage ou manifestez une autorisation de circulation, nous vous demandons de bien vouloir quitter les lieux.

L’homme ne bouge pas. Il reste immobile, bras le long du corps, tête baissée, les yeux plantés sur le bitume. Patrock retient un juron. Encore un weirdos.

Monsieur, m’entendez-vous ou…

- Un peu que je t’entends, dit-il d’une voix effilée.

Une de ses mains fuse sur l’engin volant et le réduit en morceaux d’une étreinte énergique. La communication se coupe et Patrock reste figé. Il a peut-être rêvé, mais il a cru voir…

Des détonations explosent non loin, suivies d’un tonitruant crissement de métal et des éclats de voix. Paniqué, plus réveillé que jamais aussi, il balaie ses moniteurs du regard. Les images disparaissent une à une. Ils sont en train de subir une attaque ! Il faut prévenir le siège !

Il se tourne vers la caméra vissée dans un coin du bureau, des SOS dans les yeux. Au moment où il s’apprête à presser le bouton d’urgence, à l’instant où il se demande si son week-end ne va pas connaître quelques complications, les ténèbres brûlantes l’engloutissent.

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