Retour de soirée

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L’air est doux dans la nuit de Rio, une légère brise caresse mes jambes nues. Le bruit de l’océan accompagne mes pensées qui divaguent, j’ai l’esprit embrumé par la bière et la fumée. Léo commence à s’endormir, je tire une dernière taffe et on se décide à rentrer.

Je l’abandonne à l’arrêt de bus qui longe la plage et poursuis ma route jusqu’à la station de métro. Je croise un groupe de fêtards éméchés et un couple d’amoureux qui marchent en s’embrassant. Un vendeur de maïs grillé stationne encore en haut de l’escalier malgré l’heure avancée, il commence à ranger sans se presser, jetant des regards de côté à l’affût d’un passant affamé.

Je descends jusqu’au quai presque désert, le dernier métro ne devrait pas tarder à arriver. Je remarque que les gens qui attendent sont tous des hommes. Il y en a cinq. Trois jeunes Brésiliens qui doivent avoir mon âge, un autre d’une quarantaine d’années et un homme aux cheveux grisonnants qui doit avoir soixante ans bien tassés. À mon arrivée, ils me reluquent tous ouvertement de la tête aux pieds. Je commence à dessaouler. Je prie intérieurement pour qu’une autre femme débarque avant l’arrivée du métro.

En attendant, j’essaie d’évaluer discrètement lequel m’inspire le plus confiance. Le vieux est sûrement plus faible, il ne me fait pas peur mais ne sera pas d’un grand secours en cas de problème. Les trois jeunes n’ont pas l’air bien malins ni à jeun, je les entends d’ici gueuler des insanités, ils sont clairement à éviter. Le quarantenaire a l’air à peu près normal, il porte un blouson de cuir, un jean et des baskets blanches, il n’est ni beau ni moche… il tourne la tête vers moi… Misère, il a quand-même un sacré regard de pervers.

Je tente de rester stoïque, l’air sûre de moi, le genre de meuf à qui on ne la fait pas. Je n’en mène pas large quand le souffle du métro qui arrive s’engouffre sous ma mini-jupe.

Je scrute l’intérieur de la rame à la recherche d’une coiffure féminine, d’un foulard rose ou d’un haut à fleurs. Niet. Nope. Nada. J’aperçois des maillots de foot, une chemise bleue et un t-shirt noir à travers les vitres. Vite, il faut faire un choix.

Je me dirige vers une voiture déserte avant de me raviser… Si un mec chelou se pointe à la prochaine station, je suis coincée. Le groupe de jeunes se bouscule jusqu’à la voiture d’à côté. Le pervers en cuir rejoint la chemise bleue, tandis que le vieux monte péniblement dans la voiture des maillots de foot… Sur un coup de tête, je décide de miser sur le respect des aînés pour calmer les ardeurs déplacées. Je me rue sur les talons du vieux et déboule dans la voiture. Les supporters de Flamengo occupent tout un côté, ils sont six ou sept… Sept. Quatorze yeux qui me regardent passer comme on admire une voiture de sport ou une belle charolaise. Le vieux s’assoit en face d’eux. Je m’installe à quelques sièges de lui, de manière à ce qu’il puisse me voir, tout en étant suffisamment loin de la ligne de mire des footeux.

La rame du métro s’ébranle, il n’y a plus qu’à espérer qu’elle arrive vite à destination.

Sept c’est bien, ils discutent entre eux, ils s’occupent, à partir d’un certain nombre il y a une forme d’auto-censure qui s’instaure, il y en a toujours un qui sera moins partant pour aborder les filles solitaires, ça assagit les autres.

Quoique là, il semblerait que non. Voilà-t-y pas que deux gaillards se détachent du groupe et avancent dans ma direction. Je reste impassible, attendant le moment où je ne peux plus les ignorer pour lever les yeux vers eux. Ils ont la trentaine, le premier arbore une petite bedaine et d’épaisses lunettes sur un nez proéminent, le second a clairement abusé de la gonflette, il a les biceps aussi gros que la tête et porte un maillot de foot hyper moulant.

« Oi, tudo bom ? »*, me lance le premier d’un ton conquérant.

Si je lui réponds, j’ouvre la porte à une discussion sans intérêt où je devrai me montrer conciliante pour ne pas risquer de les énerver, tout en étant suffisamment ferme pour qu’ils me foutent la paix le plus tôt possible. Quelle barbe. J’opte pour ma botte secrète :

« No comprendo. »*

Je prends un air navré en agitant vaguement les mains pour leur faire comprendre que ce n’est même pas la peine d’essayer, je pige rien, allez donc demander au vieux si vous voulez savoir l’heure.

« Do you speak English ? »*

Oh punaise, il insiste le bougre.

« No. Russa. »*

Allez bim, prend ça ! Les deux mecs se consultent du regard et cherchent désespérément quelques mots de russe pour communiquer, avant d’abdiquer. Le musclé prend congé d’un air dépité :

« Ah ok… uh sorry… Tchau ! »*

Alléluia. Le vieux n’a pas perdu une miette de la conversation.

Les stations défilent, je reste peinarde jusqu’à ma destination. Les footeux ne font plus attention à moi, tant mieux. Je souris au vieux et lui lance un « Boa noite ! »* discret en quittant la rame. Il me regarde avec surprise avant de sourire en retour.

A la sortie de la bouche de métro, la chaleur de la nuit vient réchauffer mes jambes glacées par l’air conditionné. La place du marché n’est pas encore déserte, l’odeur des fruits abandonnés qui trainent ça et là vient chatouiller mes narines. Encore dix minutes et je suis chez moi. Je traverse la place en diagonale d’une démarche assurée, le pas rapide de celle qui sait où elle va et qui n’a pas le temps d’être importunée. La tête haute, je scrute l’obscurité à l’affût des dangers. Trois personnes marchent dans la rue en direction du parc en bas de chez moi, deux hommes et une femme. Bingo. Je me hâte de les rejoindre, ignorant superbement un énergumène planté sur le trottoir qui me lance un « Gostosa »* libidineux.

Je devance le trio avant de ralentir le pas, puis je me maintiens à deux mètres devant eux pour donner l’impression que je ne suis pas seule. Arrivée à la grille du parc, je prends une inspiration et me lance dans la dernière ligne droite. Les lampadaires se font rares, leur lumière contraste fortement avec l’obscurité des arbres et des buissons qui entourent le chemin de leurs ombres épaisses. Je monte les escaliers quatre à quatre, le plus silencieusement possible… Qui sait qui se cache derrière le tronc de ce manguier ? J’arrive en bas de mon immeuble, essoufflée, je sonne. La tête endormie du portier apparait, la porte s’ouvre, je suis sauve.

Le lendemain au lycée, Léo me demande :

« T’es bien rentrée hier soir ?

— Oui nickel, et toi ? T’avais l’air crevé en partant !

— Putain, je te raconte pas le flip, je me suis fait agresser à la sortie du bus !

— C’est pas vrai ?

— Si je te jure !

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’étais au téléphone avec ma mère et un mec m’a volé mon portable, il me l’a pris des mains et s’est barré en courant !

— Oh merde, t’as pas de bol… »

—————————————————

* Traduction :

1 : « Salut, ça va ? »

2 : « Je ne comprends pas. »

3 : « Tu parles anglais ? »

4 : « Non. Russe. »

5 : « Ah ok… euh désolé… Au revoir ! »

6 : « Bonne soirée ! »

7 : « T’es bonne »

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