Échos
Je ne vois plus rien, ne ressens plus rien. Mon corps avance à la manière d’un zombie: mes bras se balançant d’un bord et de l’autre, ma tête plongée vers le sol, dos courbé. Un pas, puis l’autre. Un dernier pas et je suis de retour devant ma porte d’entrée. Il fait nuit. Comment fait-il nuit? Je me suis en marche vers midi pourtant. Enfin, je crois. Je ne sais plus.
Je suis à l’intérieur, les goujons en fer grinçant derrière moi. Trois appels manqués s’affichent sur le répondeur. Nonchalamment et de manière automatique, j’appuie sur la touche de lecture de la machine, grisâtre dans le clair de lune. Continuant ma lente marche vers les escaliers, l’écho de la voix électronique résonne sur les parois de la vieille maison.
“Premier message, envoyé par Bernard à 15h24.”
Je monte tranquillement les marches.
“Salut mon grand, j'appelle juste pour te dire de ne pas m’attendre pour souper. Je soupe avec ta mère ce soir. Passe une belle nuit mon grand, je t’aim-.”
Le reste du message est suivi de sanglots et de paroles incompréhensibles.
“.. mère serait.. fier de toi.. je suis désolé.. jamais été bon.. ça finit ce soir..”
Mon lourd pied se dépose sur la cinquième marche.
“Deuxième message, envoyé par Bernard à 22h47.”
Le cerveau embrumé de sommeil, je continue ma montée.
“Oui allo? J’ai appelé la personne la plus récente dans la liste, ceci n’est pas mon téléphone. La police était sur place, tout va s’arranger, mais je tenais juste à informer un proche du propriétaire de cet appareil de se diriger vers l’Hôpital St-Armand: c’est là que les ambulanciers vont l’amener. Il a été gravement blessé dans un accident de voiture. Je vais remettre le téléphone aux agents maintenant.”
Je tiens la poignée de ma porte de chambre et tourne le poignet afin d’y entrer, le son de la machine de plus en plus bruyant dans ma tête, étourdissant de part et d’autre mon esprit.
“Troisième message, envoyé par Hôpital St-Armand à 23h58.”
Je tombe vers l’arrière sur mon lit simple, le regard dirigé vers le plafond.
“Bonsoir Monsieur. Je suis le docteur Michael Brossard de l’Hôpital St-Armand. Je vous appelle puisque vous êtes la personne d’urgence désignée pour Monsieur Bernard Lapierre. J’ai le regret de vous informer que Monsieur Lapierre est décédé cette nuit vers 23h30 suite à ses blessures. Toutes mes condoléances à vous et à sa famille. Pour plus d’informations veuillez contacter l’hôpital dans les plus brefs délais. Merci.”
Le plafond est peint d’un bleu profond, parsemé de taches blanches et d’étoiles faites d’un matériau photoluminescent.
“Plus aucun message. Pour enregistrer un message, composez le -”
Mes paupières se ferment toutes seules. La voix électronique du répondeur résonne en travers de mon crâne. Plusieurs voix s’y mêlent et se chamboulent dans mon esprit. Les paroles d’enfants, les injures des conducteurs, la sagesse des arbres, la douceur de maman, les pages de la bibliothèque, les mauvais mots des garçons de ma jeunesse, l’étreinte de Victor, les “shots” de Kevin, le silence de la rue, les larmes sur le ciment, les regards des piétons, l’aveu de beau-papa, le brave étranger, le docteur porteur de mauvaise nouvelle et maintenant, la nuit étoilée de ma chambre.
Je cherchais mon identité ailleurs alors que, tout ce temps, elle se trouvait devant moi. Je suis fait de moments, de souvenirs. Je peux cesser de vagabonder et seulement fermer mes yeux, laissant mon esprit aller dans mon labyrinthe intérieur, les épis de maïs remplacés par des images et des sons, des sentiments et des composés chimiques.
Mon âme s’embrume et je m’endors d’un sommeil profond, sans réelle intention de me réveiller. Mes tumultes sont terminés.
Annotations
Versions