Premier baiser

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Patatra

Cyrille se sentait épuisée, elle se sentait sale, elle se sentait frustrée par le semi-échec de son expédition en pleine jungle. Elle s'était faite bouffer par les moustiques pendant les deux derniers jours. Trop pressée de rentrer, elle n'avait pas pris les précautions nécessaires. Elle ne rêvait plus que de quitter ses vêtements humides, de se glisser dans un bain d'eau chaude parfumée, de se laver les cheveux. Elle ne s'était pas regardée dans un miroir depuis son départ — trois semaines ! — aussi pensait-elle ressembler à une gueuse, ou pire encore. Son cuir chevelu lui démangeait horriblement... et que dire des odeurs, un mélange sans subtilité de transpiration, de champignons, de tourbe.

D'un oeil attentif, elle surveilla les allées venues de gens de la maison qui portaient son eau chaude et la déversaient dans une immense cuve en préparation de son bain. La jeune femme avait dû passer au bureau déposer son rapport avant de rentrer à l'auberge où elle s'était établie depuis son divorce. Prendre un bain, elle ne pensait plus qu'à ça. Elle n'avait pas encore osé enlever sa veste de cuir, elle avait même gardé un gant, car ses ongles étaient si noirs qu'elle en avait eu honte. « Tu parles d'une femme du peuple et d'une aventurière », se dit-elle finalement.

Un soldat de la Reine profita que la porte était restée grande ouverte pour entrer dans l'appartement de Cyrille sans se faire annoncer. Il arborait une armure de lieutenant rutilante, portait son heaume sous son bras, ses longs cheveux noirs étaient retenus dans son dos par un simple lacet de cuir.

— Milady, votre bain est prêt. La servante fit une petite révérence et jeta un œil dans la pièce avant de se râcler la gorge pour attirer l'attention de la jeune femme. Et heu... Hum, vous avez de la visite, Milady, fit-elle comme Cyrille s'était laissée choir sur sa malle de voyage pour retirer ses bottes.

— Hein ? Mais non pas maintenant ! Dites-lui de sortir !!

La servante n'eut pas le temps de répéter le message, le soldat s'était avancé afin de sortir de l'encadrement de la porte de la chambre. Il se planta devant Cyrille. Elle interrompit son geste et le fixa avec un mélange d'incrédulité et d'agacement. Elle ne voulait pas recevoir de visiteur dans cet état et surtout pas lui. Il ne fallait pas qu'il la voit aussi sale et puante.

— Lieutenant ? Que...

— Vous aviez promis que vous m'appelleriez Julian, la coupa-t-il.

Cyrille voulait le mettre dehors, elle se redressa avec peine pour le chasser vertement, mais il ne lui laissa pas l'occasion de parler.

— J'ai su que vous étiez rentrée, je suis aussitôt venu prendre de vos nouvelles, Madame.

— Cyrille, l'interrompit-elle à son tour, agacée. « Non mais ce n'est pas ça que je veux lui dire, qu'il sorte ! »

— Oui, Cyrille, s'excusa-t-il. Voilà trois semaines que vous êtes partie et je m'inquiétais.

Le soldat la fixait avec une telle intensité que cela la mit mal à l'aise. Son regard bleu la transperçait comme si elle n'avait plus de secret. Cyrille cligna des yeux, elle ne se sentait pas la force d'une nouvelle joute verbale, ni de rien d'autre d'ailleurs, seulement de prendre un bain.

— Comment ? Vous me faites surveiller ? Elle trouva l'idée insupportable mais n'arrivait pas à s'en fâcher tout à fait.

— Vous savez très bien que non. Comprenez que votre sort m'importe et que j'attends votre réponse. Nous n'avons pas eu le temps de discuter depuis notre dernière conversation, dit Julian d'une voix mesurée.

Il fit un pas en avant. Cyrile le fixa d'un air complètement éberlué.

Julian l'avait approchée un soir au pied du second rempart, à quelques centaines de mètres de l'auberge. Ils ne se connaissaient pas vraiment, mais s'étaient croisés à plusieurs reprises déjà. Dans une taverne où chacun s'était rendu avec des amis pour passer la soirée et surtout aux fêtes de la Cour. Cyrille s'y rendait, contrainte et forcée, pour remplir les obligations familiales, tandis que Julian assurait discrètement la sécurité des convives. Ils ne s'étaient jamais adressé la parole jusqu'à ce soir-là. Ils s'étaient accordés rapidement sur le fait de s'appeler par leur prénom, puis Julian lui avait de but en blanc déclaré son amour en des termes tantôt maladroits tantôt poétiques. Il lui avait raconté sa vie, son enfance dans un quartier populaire, la pauvreté, la brutalité de son père, puis l'armée, la guerre et comment il était parvenu à s'élever au grade de Lieutenant.

La jeune femme avait tout écouté, surprise et charmée. Elle ne comprenait pas trop qu'un homme puisse ainsi s'éprendre d'elle. Un homme dont elle ne connaissait rien sinon la douce brûlure de son regard bleu sur elle. Le lieutenant avait embrassé ses mains avec une extrême douceur. Elle les avait retirées, jugeant que ça n'était pas convenable du tout. Il lui avait donné son serre-tête doré comme gage de son amour. Elle lui avait dit qu'il était fou.

— Oui, je suis fou, avait-il répondu. Me permettez-vous de vous aimer ? Acceptez-vous de m'aimer également ?

Cyrille avait reculé, inquiète de sa propre réaction et de l'inconvenance de la situation. Inquiète du qu'en-dira-t-on, choquée parce que son divorce était encore si récent « Est-ce qu'on doit porter ça plusieurs mois, comme un deuil ? » Quand il s'était baissé pour lui baiser les mains, ses longs cheveux de jais étaient venus caresser son bras et elle avait frémit de la tête aux pieds. Elle avait pris peur.

— Je n'ai pas l'intention de vous permettre ni de vous interdire quoique ce soit, vous êtes bien libre d'aimer qui vous voudrez, le bonsoir chez vous ! Avait-elle claironné en jetant le serre-tête dans les ronces à quelques mètres de là.

Elle avait pris la fuite et il ne l'avait pas suivie. Depuis elle s'était cramponnée aux convenances pour s'expliquer son besoin de mettre de la distance entre sa vie et celle du lieutenant, tout en se sentant parfaitement hypocrite de faire appel à ce qu'elle combattait justement sans relâche pour se libérer du protocole et des usages ampoulés de la Cour…

Julian la coupa de ses pensées.
— Alors, je suis venu pour chercher ma réponse, je pense que j'ai assez attendu.
— Heu… je vous ai déjà répondu !
— Pas complètement, si vous êtes honnête, ce dont je ne doute pas un instant, dit-il doucement sans cesser de la fixer.

Cyrille voulut battre en retraite.
— Vous pourriez attendre que je sois présentable plutôt que de vous incrustez chez moi. Je suis épuisée, je dois sentir l'eau croupie, je ressemble à un épouvantail. Je manque cruellement de sommeil, j'ai dû me battre et sauver ma peau comme j'étais prise entre deux tribus primitives de la forêt d'Ardeal. Je me suis perdue dans la mangrove après avoir passé deux jours et deux nuits dans une cage dans laquelle je ne pouvais même pas m'asseoir, je n'ai pas vu un point d'eau claire depuis plus d'une semaine. Tout ce que je veux, c'est prendre un bain parfumé et me défaire de cette crasse qui me démange partout, de cette puanteur qui agresse mes narines et les vôtres très certainement !

Julian souriait toujours. Il hocha la tête d'un air entendu puis répondit calmement.

— Vous parlez à un soldat qui a connu le front plus tôt qu'à son tour. Le front où les conditions d'hygiène n'existent pas et cela pendant des campagnes interminables. Rien de ce que peut venir de vous ne peut me repousser, me faire peur ni me faire vous aimer moins, au contraire.

« Mais qu'il a la tête dure ! » Cyrille n'en croyait pas ses oreilles. Son cœur s'était précipité, elle espérait faussement que c'était sous le coup de la colère.

— Tout ceci tombe tellement mal, fit Cyrille d'une voix moins assurée. J'ai jeté votre serre-tête. Elle se sentait à court d'arguments.

— Je vous l'avais donné, vous pouviez donc en faire ce que vous vouliez. Alors, acceptez-vous de m'aimer ?

— Vous en parlez comme si c'était un fait et qu'il manquait seulement que je … Présomptueux ! répondit-elle en plissant les yeux.

— Hypocrite. Julian avait l'air le plus sérieux du monde. Il la regardait droit dans les yeux sans ciller.

— Oh vous alors ! fit-elle simplement.

Elle se jeta à son cou et posa ses lèvres sur les siennes. Au diable la poussière, au diable la boue et tant pis pour les convenances, tant pis pour le qu'en-dira-t-on.

Ce premier contact entre eux fut si électrique que Cyrille ne réfléchit plus à rien et se laissa emporter par la fulgurance de ses sensations. Julian la prit dans ses bras, l'effet de surprise passé. La jeune femme força les lèvres du soldat avec sa langue pour goûter sa bouche. Leur baiser devint bien vite passionné et plus exigeant. Cyrille avait pris le visage de Julian entre ses mains et pressa sa nuque, la main glissée dans ses cheveux. Julian répondit avec la même fougue, lui entoura la taille et la serra contre lui avec force. Hélas, sa cuirasse empêchait tout rapporchement réel.

Cyrille se recula soudainement, le feu aux joues. Pour échapper à son étreinte, elle repoussa Julian qui ne résista pas. Il fit un pas en arrière. Elle-même se sentit tituber, comme ivre.

— Je voudrais que ces circonstances soient tellement différentes, dit-elle en reprenant son souffle. S'il te plaît, permets-moi de prendre un bain et de me changer. Tu as ta réponse… Maintenant sors, avant que je ne change d'avis.

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