Chapitre 9 : Méfiance

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 À la seconde près où la cloche de l'horloge de ville eut sonné les cinq coups de l'après-midi, Abiel Wallace fit son entrée. Il avait la prestance de ces riches nobles qui regardent le monde à travers une bulle. Le regard empli de condescendance et le dos toujours bien droit. Ses rouflaquettes rousses, parfaitement taillées, sortaient de sous son haut-de-forme pour venir caresser la courbe de sa mâchoire. Il était accompagné de quatre hommes vêtus de longs manteaux noirs et couverts d'un masque en métal qui les faisaient ressembler à des clones. Leur entrée dans la grande place avait quelque chose de sinistre que visiblement le troupeau d'orphelins ne semblait pas percevoir. En quelques secondes, le gérant Wallace fut encerclé par une mare de marmots gesticulants et riant aux éclats. Nellie s'était mêlée à la foule, non sans cacher sa joie.

 Otto quant à lui, observait la scène de loin, adossée près de la porte du bar, se fondant au milieu des poivrots ivres. Abiel offrait de larges sourires aux enfants et perdait peu à peu de sa superbe. Il s'accroupit pour se mettre à leur hauteur. Les quatre gardes s'étaient écartés pour se placer aux alentours du cercle d'enfants et observaient le reste de la ville. Des protecteurs sécurisant la sortie d'un être rare. Otto lui ne percevait pourtant qu'une belle mascarade. Le fiston Wallace était sûrement là pour s'attirer les bonnes grâces de la ville et passer pour le bon Saint Maritain auprès des orphelins. À quoi bon ? Tous ceux qui n'étaient pas des orphelins ici étaient noyés dans leurs billes et leurs bières. Ils n'avaient que faire de savoir que leur voisin se préoccupait de ses enfants abandonnés. Qu'il le fasse pour lui ou pour faire bonne figure, Otto n'accordait aucune confiance en cet homme.

 Pour un homme si occupé, Abiel passait beaucoup de temps avec les enfants, leur parlant un à un depuis déjà presque une heure. Otto commençait à être fatigué de le voir jouer à l'altruiste. Pourtant tous les enfants qui gravitaient en cercle au milieu de la place arboraient des sourires joyeux. Il était difficile de garder un œil sur qui que ce soit dans cette masse grouillante. Otto n'y voyait presque plus Abiel, son haut-de-forme ne dépassant plus des petites têtes crasseuses. Il ne voyait d'ailleurs plus Nellie non plus et sa tignasse brune coiffées de loques violettes. Il y avait tellement de mouvement de foule parmi les enfants que dès le début elle s'était fondue dans la masse. Brusquement, il décolla son dos du mur du bar. Il ne les voyait définitivement plus, l'un des gardes s'était immiscé dans la foule. Otto n'avait pas prêté attention à ses guignols masqués, mais à bien y regarder, il n'en restait plus qu'un surveillant les alentours. Il repéra les deux autres postés devant l'ouverture d'une petite ruelle un peu plus loin. Otto jura intérieurement avant de s'avancer prudemment du bord de la masse d'Orphelins. Un petit garçon le remarqua et s'approcha de lui avec un grand sourire :

 - Bonjour ! Vous êtes le monsieur de Nellie, c'est ça ?

 - Chut, parle moins fort petit. C'est ça, dis-moi, tu peux aller me la chercher ?

 Le petit garçon aux joues couvertes de poussière tourna la tête vers le cœur de la foule avant de revenir sur Otto :

 - J'peux pas. Monsieur Abiel est parti parler avec elle. Il a dit qu'il revenait, du coup j'attends.

 Otto lâcha son juron avant de s'éloigner. À quel moment avait-il relâché sa vigilance ? Il ne se souvenait pas les avoir vus quitter le cercle. Du coin de l'œil, il repéra la ruelle où se trouvaient les gardes. Nul doute qu'ils devaient être part là. Otto fit un large tour pour se diriger vers la fontaine Dragon et entrer dans le labyrinthe de ruelles. Il ne connaissait pas la ville, mais son sens de l'orientation le guida au milieu des tournants et croisements de rues. Lorsqu'il passa devant une palissade de bois qui bloquait l'accès d'une des ruelles, il perçut la voix fluette de sa crevette brune. Il s'approcha de la palissade et se pencha pour observer à travers les fentes du bois. Abiel était accroupi devant Nellie qui lui présentait Titus :

 - C'est lui, c'est mon automate. Vous voyez, je le trouve fascinant et un jour je ferais comme vous et j'en fabriquerai !

 - C'est un bien bel avenir que tu vises, princesse. Je te souhaite de réussir. Mais redis-moi encore où est-ce que tu l'as trouvé ?

Le ton doux et rassurant d'Abiel Wallace sonnait différemment aux oreilles d'Otto :

 - C'est un monsieur qui me l'a offert quand j'étais petite. Je ne me rappelle pas son nom. Vaguement son visage.

 - Et à quoi il ressemblait ?

 Otto s'écarta légèrement de la palissade et observa les murs qui l'entouraient tandis que Nellie continuait de raconter son histoire :

 - Un grand homme assez costaud avec une grosse barbe grise. C'est tout ce qui me revient.

 - Je peux ?

Abiel prit le petit oiseau dont la tête restait tournée vers la jeune fille.

 - Et dis-moi, Nellie. Il a un système de localisation ton automate ? Je remarque qu'il te regarde souvent.

 - Non, pas que je sache, mais il a pas toujours été comme ça. Au début, Titus faisait toujours les mêmes mouvements en boucle. Et un jour après qu'il soit tombé en panne et que je l'ai réparé, il s'est mis à me regarder. Il doit être reconnaissant que je l'ai aidé.

 Abiel leva les yeux vers la jeune fille. Otto avait réussi à escalader les fenêtres d'un des bâtiments pour passer la tête au-dessus de la palissade. Outre le ton trop mielleux que cet énergumène de fils Wallace employait, Otto ne supportait pas son regard. Il avait dans les yeux, à cet instant précis, une lueur malicieuse et presque folle. Abiel leva lentement une main vers le visage de la jeune fille qui lui souriait innocemment.

Brusquement, Otto se hissa par-dessus le barrage de bois et saisit Nellie par le bras pour l'écarter :

 - Viens petite, on s'en va.

Nellie le regarda avec stupeur alors qu'Abiel se levait brusquement :

 - Qui êtes-vous ?

 Les gardes au bout de la ruelle se précipitèrent vers eux, mais Wallace les stoppa d'un geste. Son visage devint suspicieux et il plissa les yeux en fixant le visage d'Otto, masqué par la pénombre de la ruelle :

 - Vous êtes...

 - Laissez-nous tranquilles. Viens crevette.

 - Non, attend Otto, il a... s'indigna Nellie

 L'automate ne lui laissa pas le temps de parler. Il la tira par le bras et tourna les talons en direction des gardes. Son corps entier grinça et le cliquetis de ses mécaniques résonna entre les murs serrés de la ruelle. Otto accéléra le pas pour partir lorsqu'un ricanement dans son dos le fit se stopper. Abiel, resté sur place, se tenait le ventre et tentait de contenir son rire. Mais son hilarité prit de plus en plus d'ampleur jusqu'à devenir une folle litanie se fracassant en écho autour d'eux. Wallace hurlait presque sa joie, le visage tordu d'une grimace de folie :

 - C'est toi ! Hurla-t-il, tu es là ! Enfin, tu es là devant moi, je sais que c'est toi !

Son rire reprit de plus belle et Abiel se mit à tousser pour ne pas suffoquer :

 - C'est toi ! Gardes ! Attrapez-le-moi !

Otto saisit brutalement Nellie par la taille et la balança sur son épaule comme un vulgaire sac :

 - Non, Otto, je t'en prie, attend...

 La jeune fille gesticulait dans tous les sens, lui donnant des coups de coude pour qu'il la repose. Mais il n'avait pas le temps de s'en soucier que les deux guignols qui surveillaient l'entrée de la ruelle s'élancèrent vers eux. Otto saisit fermement la poignée de sa mallette qui se trouvait dans son autre main et la fracassa violemment dans la tête d'un de ses assaillants. Le deuxième s'apprêtait à lui sauter dessus, mais il lui décocha un coup de talon dans l'estomac. Ne leur laissant pas le temps de se relever, Otto se précipita à toutes jambes hors de la ruelle. Il pénétra dans la place principale où attendaient toujours les orphelins et les deux gardes restants, qui les regardèrent passer d'un air circonspect. Nellie se mit à hurler et à frapper le dos de son porteur avec ses poings :

 - Arrête !! Pose-moi, on peut pas partir !

 Otto la fit sauter sur son épaule pour la replacer, lui arrachant un hoquet de surprise. Ce caprice-là il ne pouvait le lui accorder. Ils devaient s'éloigner le plus vite possible de la fabrique et de son gérant. Otto sortit de la ville à toute vitesse et continua sa course folle à travers la lande désertique. Nellie s'arracha un puissant cri qui aurait paralysé n'importe quel être humain à proximité. Le bras tendu vers cette ville qui était son foyer, là où se trouvaient ses amis à qui elle n'avait pas dit au revoir. Et là où se trouvait la chose qui avait le plus d'importance à ses yeux, Titus, resté dans les mains d'Abiel.

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