Marat a perdu ses deux chameaux

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— Fallait les bouffer...

— Qui ça ?

— Les Bourges ! Tout cru !

— Connais pas... ça goût comment ç'a... du... du bourge ?

— Bon, tendre et gras.

— J'a'la dalle. Enzo, j'a'la...

— Ta gueule, Léo ! On a tous les crocs, putain !

Marat... tu devrais peut-être leur expliquer qu'un bourgeois ce n’est pas vraiment de la même famille qu'un lapin de garenne ; que vrai, ça se terre tout aussi bien dans un trou quand un coup de fusil pète, seulement... voilà, la comparaison s'arrête là. Tes nouveaux compagnons maigrelets n'ont pas l'air assez malins pour faire cette distinction capitale ; suffisamment pour te ficeler comme un rôti. Ils devinent sans doute à tort, sous ta peau usée, la succulence d'un banquet que seule la faim peut servir appétissant. Ils vont être déçus ; entre-nous, t'es qu'une vieille carne. Non pas goûteuse mais gâteuse. La preuve ! Tu t'es fait alpaguer comme un bleu par deux mange-poussières, sevrés de toute intelligence : le ventre, le ventre, le ventre ! On est bêtes quand on a envie ; on envie quand on naît bête : il ne faut pas leur en vouloir, tu étais une proie facile.

— Et lui ? C'est p't-être un bourge ! Dis ! On y goûte ? Pour voir ?

— J'crois pas, non. Il est pas gras. Et lui, on le ramène aux autres.

— Maiiiis pourquoi ?!

— Ben, t'es trop con pour prendre en chasse discrétos ! Tout le monde l'a vu courir à poil ; pas bien chaud de donner ma peau : faut l'rentrer au bercail.

— Et si... et si... le soleil il s'allonge pas, hein ? Et si... la nuit « pouf » se tire. S'elle s'cache comme nous ?

— Elle viendra... ferme la.

Tu le sens toi aussi, n'est-ce pas ? Cette mince alternance qui se saisit de tes sauvages. Entre l'angoisse primale de subir des forces inconnues, indomptables, et l'intraitable tendance à se tenir en certitudes ; par l'appétence de l'habitude, subtilité de singe mutin, qui endigue d'ordinaire l'impossible, l'indu et l'incroyable : fera-t-il nuit ce soir ? Tout reste possible. Dramatique, mais possible. Dépendra de cela du temps qu'il te reste d'à peine vivre ; de traîner de sueurs en peines. Combien au juste ? Combien de borborygmes peut supporter la crainte du chef, avant de céder sous l'appétit féroce de ces dents avariées qui te sourient autant qu'elles te salivent, qui t'imaginent autant qu'elles pourrissent ? Ça n'a aucune importance : tu finiras dans ce four qu'est devenu le jour, sous l'échec de cette lumière meurtrière ; cuit à la fournaise par des regards, souponteux ou caverneux selon que, sans ou avec les autres, mais où brûle quoi qu’il en soit, un feu violent de convoitise.

C'est une question de temps, de température ; tant que ça dure. Mais, ils ont un plan. Celui de te véhiculer à la fraîche. Quand, bien sûr, Fébus aura calmé sa joie... Tu savais que j'avais connu un gars qui s'appelait comme ça ? Drôle de type... un jour oui, un jour non, selon qui lui posait la question. Il ne manquait pas d'air. Tant que, une fois, soufflant dans les bronches de son fils, comme dans un cor de chasse, il le tua, sec... Tristesse, mais quelle crinière... quelle crinière ! Tu l'aurais vu Marat ! Un lion ! Fauve sur sa montagne. Sais-tu ce que c'est au moins, un lion ? C'est une chose assez banale finalement, puisque c'est une chose qui disparaît. Un moment là, un autre plus là : tout comme toi ; tout est lié, tu vois ! Le lion à sa montagne, les chameaux à leur Marat et Marat à son poteau : au fait, pas trop serré les poignets ? Un vrai nœud de marin ça, une merveille de nœud. Oui, sûr que l'un des deux est un professionnel de la ficelle. Faut croire qu'il reste assez d’habilités dans quelques mains du pays pour d'autres pratiques que le meurtre... Oh ! Oh ! Alors là... je t'arrête tout de suite ! Avant même l'ombre d'une théorie : le primitivisme est une invention moderne ; alors le dédain, vis-à-vis de leur art...tu sais...

Dois-je te rappeler où en est la modernité ? Trois hommes suintant leurs eaux sous des manteaux de poussière attendent sous un pont que le soleil s'éteigne : ils en sont-là, tu en es-là. Il n'y a pas trop de quoi faire le beau. Si j'étais toi, j'adopterai la posture humble et silencieuse du condamné qui a fini par comprendre, à force de désespoirs. Comprendre que ce qui compte le plus, ce n'est pas vraiment les faits eux-mêmes, tu n'as pas choisi d'être un gigot pourtant te voilà gigot ; mais bien la façon de les vivre : soit un bon gigot. Ne gigote pas trop quand même... tu y perdrais tout ton sel, dissocié dans les roulis de tes yeux cerclés de fureur ; ton imagination est plus pesante encore que la réalité formée par vous trois, ici et maintenant, et tu enrages sous ses assauts lourds qui assomment ta raison. Rançon d'un soleil de plomb ? Peut-être. Peut-être que le plus idiot des deux avait vu juste ; la nuit se cache, ne veut pas voir ça, parce que vous êtes trop laids, ou en devenir.

— Pose ton cul !

— Non !

— Fais gaffe...

— Oui ! Oui ! Oui !

Ils ont tiré leurs grands couteaux, grossiers comme des restants d'hélices raccourcies à la pierre, empoignés par des lambeaux de fichus qui devaient s’appeler chemise... ou bien jeans... Méconnaissables, ils les serrent dans leurs paumes comme pour leur rappeler l'essorage ; drôles de lavandières : se préparant à faire du sale, le sifflet à l'air. Il l'avait averti, Fallait pas qu'il s'approche. Visiblement, tu as un protecteur chez les barbares.

Coup de bol. Coup de boule. Pile dans la bouche de Simplet.
C'est pas ça qui va l'aider à mâcher ta viande sèche de pèlerin.

Riposte. Rasage de près.
Il s'en ait fallut de peu que des bras n'en tombent des nus.

Deuxième tentative.

La pointe dans le bide.

Touché.

Ça, c'est pas bon pour toi Marat ; tu as tout intérêt à parier sur l'autre : celui qui veut te bouffer plus tard. Ça pisse du rouge partout. Il charge. Lui ceinture la taille. Son oreille contre son cœur. Il serre, Serre ! serre. Le jette au sol. Le couteau tombe. Rencontre avec une pierre : le glas sonne, mais la cloche est vide :

— Pov'con...

Pas mieux.

Un de plus en moins . La belle affaire !Emballé, c'est pesé, n'en parlons plus. Ayant cessé, place à ceux qui persistent ! À Toi, à ton héros qui se traîne dans ce qui lui reste de force pour adosser contre la passerelle son corps percé qui fuit dru entre ses doigts lymphatiques. Il n'y peut rien bien sûr, mais il essaie quand même de faire barrage. Se met la pression, se décolore, le visage en drapeau blanc. Peut-être pense-t-il que la reddition n'est pas certaine. Que s’il lutte comme il faut, quelque chose, quelqu'un, récompensera son acharnement, son courage. Faut-il y croire ? Non. La seule adhésion à laquelle se tenir, c'est celle du sol. Le même qui te porte Marat et sur lequel ton sauveur finira par s'allonger. Sur mon lit arénacé, où le marchand de sable abusa, pernicieux, par une quantité étouffante de générosité. En coup de vent d'Afrique, salutations chaleureuses, il noya les poissons et tout ce qui y barbotait autour. Et rien ne perturbe plus, ni n'accompagne, le sommeil tranquille de ceux et de celles qui y meurent, y mourraient, asphyxiés par la même idée d'un sauvetage prochain qui n'arrivera peut-être pas. La consolation reste que pour lui, Enzo, le fond est visible, sec et chaud. Mais il s'attarde, ne s'y assied pas, se tient debout, la nuque pliée en deux, menton levé. Que regarde-t-il ? Il penche à droite, à gauche, dans l'indécision de savoir si cette joue, si l'autre, viendra la première se coucher sur le sable fin. Il vit sa chute individuelle. Alors, bien évidemment, la liberté que tu réclames ne parvient pas à se faire entendre, à briser cette solitude soudaine. Elle manque d'importance. Tu comprends, on ne crève qu'une seule fois et ma foi toujours seul. Acte communément unique. Laisse-le donc vivre cet instant, gentiment.

Ne sois pas jaloux, le tien viendra bientôt ; ses amis finiront probablement la chasse et s'ils tardent trop, pour une raison comme pour une autre, te posant un lapin, la soif, elle, ne te fera pas faux bond. Dans ton cas, je te conseille celle de vivre, parce que l'autre... l'autre... l'autre est terrible ! Océanide sans pitié, elle serre la gorge de l'imprudent, entre ses longs doigts blancs, jusqu'à ce que les lèvres, la langue, gonflées d'une avidité d'elle-même, elle puisse s'admirer dans les reflets éteints d'un regard creux et mourant : tu ne dois pas te laisser aller à cette rencontre, à ce face-à-face assassin ! Fais quelque chose ! Ou elle te pendra à son autolâtrie aussi sûrement qu'elle s'aime ! Même Clément, même Alex craignent sa visite et gorgent, par avance, bouches et bosses du nécessaire... Chameaux ! Te laisser seul, après tout ce que vous avez traversé ensemble ! Foulant à l'amble, et aux sabots — ces espèces d'ongulés ! — l'amitié des feux de camps, la camaraderie à la belle étoile. Pour blatérer à l'excès leur excitation à l'ombre des chamelles en fleur. Nature impardonnable, où rien ne dure au-dessus de la ceinture.

Prends sur toi, promet tout ; au subclaquant, la vie, aux traîtres, la vengeance ! Attends... attends... garde celle-ci pour plus tard, Marat... D'abord mentir, d'abord survivre. Tu vois ! Comme il t'écoute déjà ! Tout prêt à boire les promesses les plus douces, parfumées de ce crépuscule toujours favorable ; sous lequel les peaux peuvent souffler, respirer. L'entends-tu comme il râle ? L'espoir est ainsi toujours un supplice, toujours une douleur halétée à plein poumons à la lueur des jours d'angoisse. Il pue. Transpire cette envie de vivre à tout prix ; la traîne vers toi, à petits pas lourds, fébriles, hésitants. Il s'arme à nouveau :

— Feee.... ferme ta... ta... ferm'ta gueule.

Un vocabulaire limité entre les dents, une lame acérée entre les mains : il va falloir être gentil avec le monsieur qui saigne, si tu ne veux pas finir comme son comparse. Il exécute un surprenant pied-bouche. Si violent, que le poteau qui te maintient a bien du mal à encaisser le coup : un autre râle, mais cette fois, ce n’est pas lui. Lui, il libère ta chute, qui termine sa course sur la tiédeur du sol.

— Pouss'donc çui-là au chaud.

Tu es froid... froid... tu chauffes... tu chauffes. Oh ? Chaud. Chaud ! Brûlant !

Pile et à poil où il faut ! Léo est sur le grill. Anxieux de dorer la pilule de ses deux voisines de fesses qui lui sert de lune. En plein jour... Marat... il y aurait de quoi rire. Pourtant, ne te vient que le dégoût, en bile de ventre vide. Tu vomis. Sonné. Au ras de ce fessier affiné par les manques et les famines. Il avait faim. Tout son corps le portait. Sous son épaisse couverture d'ombres, il conservait une certaine fraîcheur. Mais là, sous cette lumière crue... il finira cuit, en quelques heures.

— Se-s'feront pas prier...

Le fratricide a de ça qu'il nourrit parfois les familles de sentiments contradictoires. Certaines haïssent, d'autres pardonnent, quelques-unes se régalent. Comme celle-ci. Elle doit aimer le bonhomme, la table facile et les dîners aux flambeaux. L'idée donc de casse-croûter le défunt a le mérite de ne pas être mauvaise et le défaut d'être la seule. Il connaît son monde, ton saigneur, et sait que seules les intentions comptent ; mêmes petites, même si le QI du bulot était celle d'une huître, la sauce fera passer le poisson. Et la manœuvre vous permettra d'épargner quelques grains dans le sablier. Ça va être serré. Il vous faudra courir entre chien et loup, dès le couchant, les estomacs talonnés par l’irrépressible révulsion d'assister à la Cène familiale. Où, servis sur un plateau doré, Léo jouera au poulet rôti du Dimanche. Mais, il y a un problème dans ce plan de fuite. C'est celle qui vide Enzo — par le procédé du nombril inversé— de tous les nutriments nécessaires à une telle course. Il ne tiendra pas le cent mètre, c'est sûr. Tes promesses l'ont galvanisé, assez pour qu'il oublie ce détail, trop peu pour qu'il garde son sang chaud.

Il lève un bras. Sa lame indique un tas de loques avec une fébrilité affûtée de dangers endormis. Le départ est en avance sur l'horaire malgré des protestations légitimes quant au moment de la partance. Ce n'est vraiment pas l'idéal pour l'abandonner en quelques foulées. Attendre, tout en marchant, l'instant propice. Quand il aura lâché assez de litres, ce bagage décousu et encombrant tombera aux côtés de ses pas, cédé à l'indolence ardente d'un mépris qui te ressemble...

Gaucheeeee... droi... te ; gau...che... droiteeee.

Il paraît que vivre ce n'est pas attendre que l'orage passe, mais bien de danser sous la pluie. Pas d’inquiétude. Ici, il fait ciel bleu clair. À perdre la vue, à perdre haleine aussi. Par oppression d'une valse à deux temps langoureuse ; sous le tempo de laquelle l'ombre d'un regret coule à grosses gouttes le long d'une appréhension frénétique. À cause de ce partenaire imposé, intraitable, qui conduit tes pieds gueunilleux dans un rythme bâtard. De prudences en précipitations... cette cadence, suffira-t-elle ? Rien n'est moins sûr ! Mais essayer, c'est déjà peut-être. Peut-être tes jambes aboutiront sous le pont suivant. Rompues et rompant avec la tension qui dévore d'appétit d'ogre la moindre force, sous ta peau huilée, par une laque irritante qu'une angoisse funeste sait distiller.

Peu d'être goûte à cette liqueur ; langueur, comme voie de fuite. Courir, ton corps entier porte cette allure. Mais, bien qu'il pousse, en premier élan intuitif, à se mettre à bonne distance de crocs, il ne saurait être que le dernier s'il oublie, dans sa panique, qu'une morsure plus profonde encore punira dans sa chair toute audace hâtive.

Elle te menace. Brûlante. Désintéressée. Parce qu'il est là où tu ne devrais plus. Conséquence d'une cohabitation manquée. Il te fait suer. Il te fait marcher. À petites foulées hystériques :

Gauche... droi...te ; gau...che... droiteeee.

C'est comme du ski nautique sous urgence climatique. Enfin, le sujet date un peu. Bien vrai. C'est un peu tard. Cependant, tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir. Et puis, il faut voir le bon côté des choses. Bien que tu sois en nage, plus besoin de bouée de sauvetage. Il suffit de piétiner, bouleversé, entre les récifs polis par une absence, une mémoire, un souvenir de galet. Gaffe aux pieds ! Ces caillouteux ne manquent pas de malice et pas moins d'orgueil — à croire qu'ils se sont faits tout seul... Évite de chuter si bas. Tu ne t'en relèveras pas. Quant à Enzo, quand bien même il le voudrait, sa condition de dépouille, ambulancé par un dessein vivace, n'aurait pas la force de cette ambition. Oui, Marat. Pour toi, c'est marche ou crève

Quoique… Il y a mensonge à penser que faire l'un ce n'est pas faire l'autre. Entre autres, tu y chemines. D'autant plus paisiblement que l'impression de s'en éloigner s'impose ; chausse, cette vraisemblance de bottes de plomb, chevillées à la vieille peau que tu balades le long du cours étroit de ta mémoire vive. La tienne ou d'alter. Tu concéderas qu'il y a, parmi elles, similitudes et peu de distinction. Érosion érodant. Du particulier à la particul...

Oh ! Les vois-tu ? Oui ! Pas d'erreurs possibles ! Tes affaires ! Tes affaires déambulent au galop de huit pattes, dans une course fiévreuse.

Clément !

Alex !

Chameaux !

Ça s'agite sous tes lambeaux. Ça lance des feux de détresse, à contre-jour, du bout des bras. Du bout des doigts, enflammés sous l'exposition d'une fin. Celui de se saisir de ces rênes lointaines. Et, enfin, de les devancer d'un pas, tirant à souhait en bon maître altier. Qui projette en désespoir des échos sitôt strangulés par des vents ennemis ; des ordres sitôt ignorés par leurs appétits.

Tu n'es pas tout à fait de leur genre, ni de leur espèce : ils sont inatteignables. T'obligent à une poursuite infernale. Par laquelle, sans prudence, tu mordras la poussière à pleines dents, comme dernier repas. D'ailleurs, Enzo vient de passer à table, se roule dans la nappe, gémissant la spécialité du chef qui est à tomber par terre. Ce n’est quand même pas trop tôt… Enfin, tu vas pouvoir abandonner là, ton bourreau. Et poursuivre les traces… et POURsuivre les… POURSUIVRE j'ai dit !

Marat ! Exécute ma narration ! Il est fichu ! Poursuis la piste qu'ont profilée pour toi tes deux lâcheuses de montures. Tu les rattraperas facilement, si tu te mets en route sans perdre pour l'inutile temps et efforts primordiaux…

Soit ! Soit… Voilà, Marat décide d'agir en pure perte et vainement se retourne vers Enzo. Le hisse sur son dos. Se courbe sous la pesanteur d'une inconscience partagée. Il allait te manger, tu sais ! Sans hésitation… Quoi ? À lui ses actes, à toi les tiens… Intéressant… Mais ça ne change rien à la vacuité de ta dépense. Jusqu'où portes-tu l'espoir de le traîner ainsi en vie ? Jusqu'au prochain repos ? C'est faisable. Comme ça, il crèvera au frais, bien ombragé. Mais mort, il sera.

Il le posa au sol, intact et épargné, afin de s'apaiser, et sur ses épaules, les frictions du labeur, dures, pénibles, cruelles, prirent sans quartier, en coup de langues de putes, sudations aimables, les senteurs d'un échec. Celui-ci vagissait. Les mains à son ventre, tout prêt à enfanter, puis, d'une minute à l'autre, dans une dernière douleur, disparaître.

— J'ai… j'ai… pe… peu… j'ai peur…

Marat le mit à nu, et, après lui-même, dévisagea au loin.

C'était impossible.

Quand le passé mal pesé empêche une suite, il faut se résigner. Dans l'immédiateté. Ses bons amis filaient, à bon train, arrière, en feu, follet, furieux. Il en ferma les yeux. Sa peau pleurait prou en réprouvant au temps, autant d'acharnement à décharner qui vit. Qui vit d'espoir meurt toujours de désir ; plus aucun ne l'animait plus. Il était immobile.

Seuls ses poings serraient encore, tenaient le cou, à quelques idées allurées de ses bagages. Salopes, s'enflammait-il, mais il était trop tard.

— J'ai… j'ai… fro… froi… j'ai froid…

Marat se défit de ses aides parjures, diluant son sang chaud aux sueurs froides d'Enzo. Il se porta aux mots de celui-ci, et, l'oreille affable, de son embrassade sur lui en fit un berceau. Vieux, fissuré au front, chancelant un chant lent. Pendant que, grelottant, sur cette couche inattendue, surprenant corps-à-corps, le mort découvrait, la tête ivre, de tous nouveaux accords. Une procession, qui mettait à sa peine des habits noirs, devant ses yeux de sombres voiles ; qui résonnait un air suffoqué.

— Je… je… me... meu… je meurs ?

Le sage-homme essuya d'un pouce amène la fièvre d'exister qui perlait sur ses joues. Coulis amers, roulis d'une mer. En terre aride, désolée, où ne se creusent que des sillons stériles, des rides, au soc de l'affliction, qui ne pardonne plus l'audace des fleurs ; jardin suspendu, dans lequel ne croît plus que celle de l'âge : Marat en avait vu d'autres et en verra, mais, pour l'instant, Marat chantait. Psalmodiait un vécu qu'il allongea, auquel il croisa les bras sur la poitrine, et, de ses mains jointes ensemble, le borda d'un drap poussiéreux, d'un drap chaud. Enzo n'avait plus froid ; Enzo n'avait plus peur. Bercé par nos voix qui entonnaient à peu près ceci :

Avetz-vos vist los tilholèrs

Avetz-vos vist los tilholèrs

Qui estón braves, hardits, leugèrs,

Qui estón braves, hardits, leugèrs,

Hasón la promenada

Capsús de Pèirahorada...

Deu tombèu.

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