Le couronnement
CHAPITRE 1
De la fenêtre en ogive, le guerrier observait la basse cité. Un éboulis de baraques biscornues, de toitures grises, de ruelles tortueuses et d’humanité grouillante qui dévalait la montagne jusqu’aux eaux noires du port de Capitiale.
La porte de la chambre grinça dans son dos.
Mythris franchit le seuil. L'écuyer était suivi de valets aux visages mangés par la peur. Quatre d'entre eux portaient des caisses de bois empilées sur un palanquin. L’écuyer aboya un ordre et les valets firent sauter les couvercles avec des pieds-de-biche. Tandis que les deux plus maigres érigeaient un mannequin de bois, les autres déballèrent les pièces lustrées de l’armure d’apparat. Non sans adresse, ils montèrent le harnois sur le mannequin, s’aidant d’un escabeau pour les pièces les plus hautes. L’ouvrage achevé, ils rassemblèrent en hâte les planches éparses et disparurent, le dos courbé, dans l’ombre du couloir.
L’écuyer se tourna vers le grand guerrier.
— Reconnaissons-le, ce forgeron a du génie.
Aygon approuve d’un grognement. L’armure était magnifique, une pure alchimie ; force et puissance, grandeur et rudesse. Qu’un roturier ait pu créer un tel chef d’œuvre lui déplaisait un peu, mais les mains des soldats étaient faites pour l’épée, pas pour les outils.
Le guerrier se tourna vers la fenêtre.
— Regarde ce soleil, Mythris, ses rayons baigneront la statue d’Andéon à l’heure du couronnement. C’est un bon présage. Rappelle-toi, l’an dernier il pleuvait, et nous n’avons eu que des fruits de rapine à nous mettre sous la dent. Quand j’ai tranché le col de ce garçon obèse, il faisait plus sombre sous la coupole que dans un cul de basse-fosse, et cet idiot s’était pissé dessus.
— Maître, le sort les désigne, ainsi le veulent nos lois.
— Couronné sous la pluie et dans la pisse, gronda Aygon, pas étonnant que les greniers soient vides.
— Elle a meilleure allure cette année.
— Elle ?
— C’est une fille, tirée au sort il y a un an, à l’issue du combat.
— Une fille ? Bon, après tout, c’est le symbole qui compte. Tu l’emmèneras aux latrines avant le couronnement, je n’ai pas envie que ma couronne sente à nouveau la pisse. Quant à ce forgeron, donne-lui ce qu’il mérite. Au prochain équinoxe, je ferai encore appel à ses services, s’il n’est pas mort avant.
Le guerrier s’approcha de l’armure pour apprécier l’épaisseur des plates et du gorgerin.
— Où as-tu trouvé un tel artisan, Mythris ?
— Il s’est proposé de lui-même, Maître, et une simple visite dans son atelier a suffi pour me convaincre. J’aurais souhaité qu’il vous forge une épée, mais il n’a pas eu trop d’une année pour créer cette merveille.
— Nous en reparlerons. En attendant, fais venir le barbier.
Aygon se retourna dans le froissement de sa longue cape.
— Et convoque le prêtre. Je n’ai pas de temps à perdre.
CHAPITRE 2
Le hongre bai de Mythris traça comme une saignée dans la foule. Vingt pas devant lui, les badauds s’écartaient, tête basse, loin des sabots cloutés de l’immense cheval de guerre qui renâclait, mal à l’aise sur les pavés glissants.
L’écuyer tira sur les rênes et s’engagea dans une ruelle enfumée. Il dut se pencher sur l’encolure du destrier pour éviter une cordée de linges tendue entre deux fenêtres.
Mythris aimait les émanations de la rue des forgerons. L’odeur saline de l’acier plongé dans l’eau froide, l’effluve charbonneuse du bois de chêne qui se consumait sous les creusets, les bouffées crayeuses des pierres à meuler. Toutes senteurs que ces paysans étaient incapables d’apprécier. Il mit pied à terre devant une échoppe crasseuse, se faufila avec difficulté par l’étroite ouverture et descendit un escalier éclairé de flambeaux.
Le forgeron lui tournait le dos. Il portait un pantalon de toile écrue et un épais tablier de cuir. Les muscles tressautaient dans sa nuque à chaque impact du marteau. Mythris se demanda si l’artisan avait deviné sa présence.
— Je suis à vous, Seigneur, lança le forgeron sans se retourner.
Il posa le marteau sur l’enclume et jeta la lame dans un baquet. L’eau siffla et cracha un panache de fumée blanche.
— Le roi est satisfait de ton travail, Sylve.
— C’est beaucoup d’honneur, Maître, fit le forgeron avec un sourire.
Mythris crut déceler de l’ironie dans la voix de l’artisan. Peu de roturiers osaient l’arrogance.
— Tu n’aurais déjà plus de tête si l’armure lui avait déplu.
À la satisfaction de Mythris, l’artisan se rembrunit.
— À présent, je voudrais que tu façonnes une épée, reprit l’écuyer, mais pas l’un de ces cure-dents que les tiens forgent pour nos milices. Non, une épée de roi. Si elle plaît à Aygon, tu en auras le double.
Il lance une bourse sonnante au pied du forgeron. Mythris savait, et Sylve le savait tout autant, que cette dizaine de pièces d’argent ne remplacerait jamais une année de travail. Le forgeron s’inclina néanmoins. Avec ces guerriers, la récompense prenait plus souvent l’aspect d’une dague de dix pouces dans le ventre que la forme rebondie d’une poche de cuir, fût-elle emplie de monnaie de singe.
— Montre-moi quelques modèles, dit l’écuyer en s’adossant à une poutre.
L’artisan inclina la tête, se rapprocha d’un rideau qui couvrait le mur et le tira d’un coup sec.
Trois épées retenues par des crochets brillaient sur le mur lambrissé de chêne. Si les deux plus longues trahissaient le génie de ce forgeron, la plus courte criait la gloire, le meurtre, l’âpreté des combats, le sang fumant sur l’acier. Le fil aiguisé du tranchant brillait dans l’ombre. La garde était simple, dépourvue des entrelacs des armes d’apparat. Le pommeau, une vulgaire pierre de chemin. La poignée gainée d’un cuir brun semblait faite pour un enfant. Mythris approcha et la saisit sans un mot. C’était une épée de guerre, une arme de combat, sèche, sans fioriture, parfaitement équilibrée.
— Je veux sa sœur, dit l’écuyer. Sept pieds de long. Avant trois lunes, je ne patienterai pas.
— Il sera fait comme vous le souhaitez, Seigneur. Dans trois lunes.
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