Épisode 5 - Le Corbeau
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— Encore !
Soulevant une mèche prune d’un soupir exaspéré, Evaline alla remplir le verre de l’un des clients régulier du bar. Cela ne faisait qu’une semaine que Shiro était parti pour le Village du Désert, mais son absence rendait déjà bien plus difficile à supporter les heures de travail à l’Izakaya. Dès le lendemain de leur dernière soirée, la kunoichi s’était rendue compte qu’elle ne s’était jamais retrouvée seule aussi longtemps depuis son départ de l’Académie. Jusqu’à ce jour, elle avait toujours eu la compagnie quotidienne d’un collègue ou de l’un de ses adolescents. Certes, elle s’entendait très bien avec Kogoto, mais il restait son patron.
Depuis qu’elle était redevenue une kunoichi, Evaline avait trouvé en Shiro un repère, une ancre dans ce chaos sa vie. Mais sans lui, la Cascade semblait de nouveau prête à l’engloutir.
Sa morosité se répercutait tant sur son entraînement que sur son travail. Lors de ses sessions en solitaire à la cascade, Evaline se contentait d’entretenir le niveau de taijutsu qu’elle avait récupéré grâce au mentorat de Shiro, sans grande conviction. Seul le genjutsu parvenait à lui remonter le moral, ses clients continuant d’être des cobayes de choix pour ses expérimentations.
A l’Izakaya, sa présence avait perdue de son âme. Elle servait les verres avec une précision mécanique, mais sans l’éclat aguicheur qui faisait autrefois partie de son charme. Les clients, toujours aussi prompts à la dévorer du regard, semblaient insensibles à ce changement, trop absorbés par leurs propres désirs pour y prêter attention. Seul Kogoto, derrière son comptoir, jetait de temps à autre des regards soucieux dans sa direction. Il voyait bien que quelque chose n’allait pas. Mais le barman, peu habitué aux confidences, hésitait sur la manière d’engager une conversation sans risquer de briser le peu de façade qu’elle parvenait à conserver.
Sous l'œil inquiet de son chef, Evaline prit son courage à deux mains en une grande bouffée d’air avant de recouvrer sa démarche aguicheuse. Se déplaçant avec grâce, la jeune femme sentit les désormais familiers regards emplis de désir de la clientèle.
Satisfaite, elle offrit à sa cible une magnifique vue sur son décolleté, achevant de l’emprisonner sous son charme en un léger clin d'œil. Satisfaisant à tous les stéréotypes du vieil alcoolique des bas-fond, le crâne du répugnant était dégarni et parsemé de croûtes dont Evaline préférait ignorer l’origine. Elle se retint de sourire de satisfaction en le voyant s’enfiler la pinte d’un trait. L’oeil vitreux, l’ivrogne rota et la reposa violemment, la boisson ne l’ayant en rien désaltérée :
— Encore ! aboya-t-il, sans toutefois lâcher le verre.
A deux doigts de se pincer les narines face à la succession d’éructations que lâchait le déchet humain, la nymphe lui frôla la main avec volupté, lui injectant subtilement une légère dose de Chakra. Face à son refus de lâcher prise, elle se pinça exagérément une lèvre :
— Mon chou, il faut d’abord me rendre la coupe, susurra-t-elle.
Penaud, l’homme la laissa récupérer le contenant. La serveuse se félicita intérieurement de l’efficacité de son nouveau sort, dont l’idée lui était venue afin de taire les harcèlements des clients trop éméchés pour craindre les poings du dirigeant des lieux. Couplé à son genjutsu de déshydratation, Evaline était à présent capable de bloquer le ressenti des effets de l’alcool chez sa cible. L’ivresse s’emparait toujours de l’organisme du buveur, mais il n’en éprouvait plus la sensation, l’amenant à boire jusqu’à s’effondrer. A l’avenir, Kogoto n’aurait plus qu’à jeter le parasite hors de son établissement, sans que cela ne nuise à ses bénéfices.
Alors qu’elle se dirigeait vers le comptoir tout en notant plusieurs commandes, Evaline se sentit soudainement observé. Suivant son instinct, elle remarqua alors la présence d’un étrange individu aux yeux bandés, confortablement installé dans un coin de l’établissement. Vêtu d’un ample blouson noir aux étranges motifs, il était clairement tourné vers elle malgré l’obstruction de sa vue, tout comme le corbeau perché sur son épaule. Il ne cherchait aucunement à s’en cacher.
Lorsque son regard se posa sur lui, la jeune femme sentit sa peau se hérisser, un frisson la parcourant en un mélange d’appréhension et d’une fascination qu’elle ne s’expliquait pas. Sur ses gardes, Evaline ne changea rien son comportement et s’approcha de lui.
— Vous désirez quelque chose ?
A travers ses cheveux raides et tombant le long de son visage à demi-caché par une capuche, l’homme sourit, vraisemblablement amusé par la question.
— Quelques minutes de votre temps.
Méfiante, la kunoichi le détailla un peu plus. Habituée aux lourdauds, ce jeune homme était clairement taillé d’un autre bois. Son instinct lui hurlait qu’il s’agissait d’un shinobi, renforçant de fait sa méfiance. Que fichait-il dans les bas quartiers ? Néanmoins, la curiosité de la jeune femme la titillait.
— Je comptais prendre ma pause, l'informa-t-elle sèchement.
— C’est parfait alors, acquiesça le potentiel ninja.
Evaline ricana, tout en ignorant les plaintes des clients qui attendaient leurs commandes.
— Vous ne m’avez pas compris, précisa la serveuse, dont une partie des cheveux cachait la moitié du visage. Je vais prendre mes quinze minutes, mais pourquoi devrais-je vous les offrir ?
— Peut-être pourrais-je vous aider à améliorer vos charmes ? lui suggéra l’homme au corbeau, un soupçon de malice dans la voix.
Evaline haussa un sourcil de surprise et inspecta discrètement les réactions des clients au plus près d’eux. Fort heureusement, le nouveau venu avait veillé à se tenir à l’écart du reste de la clientèle et personne ne semblait vouloir s’en approcher.
D’une froide vigilance à son environnement, son corbeau balayant lentement du regard le bar, chaque mouvement semblait mesuré et calculé. Ce type était assurément un shinobi. La kunoichi ne doutait pas une minute qu'il avait découvert son petit tour et n'en était que plus intriguée.
— Je vous sers quelque chose ?
— De l’eau suffira, je vous remercie.
L’intonation sonnait étrangement à l’oreille d’Evaline. Entre froideur et amabilité forcée, la jeune femme ne savait quoi en penser. Mais cela ne lui coûtait rien d’entendre ce qu’il avait à lui dire. Et elle ne pouvait se cacher que l’homme exerçait sur elle une certaine attirance.
Soupirant contre sa faiblesse pour les hommes mystérieux qui se révélait bien souvent source de problème, la kunoichi servit les diverses boissons et termina par l’étrange homme au corbeau. N’affichant plus aucune trace de son rôle de serveuse fatale, elle déposa sa commande devant lui et s’installa à ses côtés avec un verre d’eau de houblon.
— Vous buvez durant le service ? s’étonna son vis-à-vis.
Evaline sourit subrepticement et but une gorgée. La boisson était aussi rafraîchissante qu’énergisante. L'après-midi avait été difficile, les clients étant particulièrement en forme en termes de remarques déplacées.
— Le goût est là mais sans alcool, répondit-elle à voix basse, tout en reposant sa boisson. Un remontant nécessaire pour supporter ces énergumènes, tout en étant sans danger.
L’homme au corbeau opina du chef, partageant manifestement son avis. Il but une gorgée, prenant bien trop son temps au goût d’Evaline.
— Je n’ai qu’une dizaine de minutes à vous accorder, lui rappela la serveuse en tapotant sur la table.
— Votre temps semble bien précieux pour une Genin serveuse.
Que ce soit une moquerie ou une tentative d’humour maladroite, la brune aux mèches prunes commençait à en avoir assez de ce jeu de chat et la souris.
— Je vous conseille de la jouer clair et concis, rétorqua-t-elle froidement en croisant les bras, le regard embrasé. Qui êtes-vous ?
— Kezashi Hykao, asséna t-il tranquillement tout en baissant sa capuche.
Les yeux d’Evaline devinrent des soucoupes, se faisant l’effet d’une idiote de ne pas avoir songé à ce clan plus tôt. Les Hykao étaient aussi connus que craint à Gensou de part leur efficacité dans le domaine de l’espionnage et de l’assassinat. La Genin observa l’oiseau sur l’épaule de Kezashi et aurait juré qu’il le lui rendit. La rumeur disait que les membres de ce clan voyaient à travers les yeux de leurs corneilles.
A présent à visage découvert, Evaline constata que son interlocuteur était bien plus jeune qu’elle ne l’avait cru de prime abord. Dans la vingtaine, son visage imberbe accentuait sa juvénilité apparente, en décalage absolu avec son expression froide et sérieuse qui témoignait d’une expérience avancée dans sa carrière. Le parallèle était déconcertant.
— Tu as attiré mon attention, reprit le shinobi au corbeau, d’un ton dépourvu de la malice avec lequel il l’avait abordé. Et pas seulement par ce caractère volcanique. Peu de personnes peuvent se vanter de s’être remis en selle aussi efficacement en un laps de temps aussi court.
— Vous m’avez espionné ?
Un sentiment confus saisit Evaline à cette pensée. Avoir été observé sans même qu’elle ne s’en rende compte la terrifiait, mais elle ne pouvait s’empêcher de s’en sentir flatté. Le QG l’avait oublié et, bien qu’elle savait que cela serait inévitable, la kunoichi rechignait à entreprendre la moindre démarche en leur attention. Qu’un ninja d’un clan réputé la remarque flattait son égo.
— Je dirais plutôt observé, la rassura Kezashi.
Face à l’expression peu convaincue de la jeune femme, il précisa :
— Le fait que Shiro te prenne sous son aîle a joué, je dois l’avouer.
— Vous êtes amis avec Shiro ? s’étonna Evaline, surprise que le Yuushi ait parlé d’elle à quiconque.
L’Hykao ricana en un grincement, une douce ironie s’invitant en son sourire. Quelques clients lui jetèrent un regard inquiet.
— Disons que nous sommes collègues, rectifia l’Hykao sans se départir de son rictus sarcastique. Il m’en a suffisamment dit pour me donner l’envie de m’intéresser à ta personne. Et je dois t’avouer que ton retour parmi les nôtres a fait grand bruit. Tu n’appartiens pas à n’importe quelle famille, après tout.
— Ne me parlez pas d’eux.
L’injonction asséna un silence entre eux. La kunoichi jeta un œil à l’horloge positionnée juste au-dessus du comptoir. Il ne restait que trois minutes au ninja avant qu’elle ne reprenne son service.
— J’ai cru comprendre que vous étiez en froid, répondit le shinobi, aussi avenant que possible. Je pensais plutôt à ton altercation avec le Arabara et le Toredo. Quelle honte que tous deux ne s’en soient sortis qu’avec une tape sur les doigts.
— Nous ne sommes rien face au jeu de la politique et au pouvoir de l’argent.
Le ton de la jeune femme était bien plus acerbe qu’elle ne l’aurait voulu. Elle n’était pas d’humeur à ressasser son agression par les deux aspirants, encore moins juste avant la reprise de son travail.
— Je n’aurais pas dit mieux, affirma le jeune homme en terminant son verre.
Evaline retint un soupir. Les Hykao étaient influents à leur manière et la jeune rebelle les aurait naturellement mis dans le sac des fautifs plutôt que dans le camp des victimes. Mais l’échiquier politique dans lequel il devait se trouver régulièrement impliqué l’ennuyait peut-être ?
Il posa le contenant vide et s’éclaircit la voix, tandis que l’oiseau sur son épaule appuya davantage son regard sur la Genin.
— Il serait dommage qu’un élément aussi prometteur que toi soit laissé pour compte. Je peux t’aider.
— Vous me proposez de devenir votre élève ?
Le sourire charmeur de Kezashi confirma sa supposition, plongeant Evaline en une moue aussi sceptique que pensive.
— Vous ne m’avez pas donné énormément d’éléments pour vous faire confiance, fit remarquer la kunoichi aux mèches de prunes, jugeant inutile de prendre des pincettes.
L’Hykao émit à nouveau son ricanement sarcastique, qui ne manqua pas d’agacer Evaline. Est-ce ainsi qu’il pensait la convaincre ?
— Si tu penses pouvoir te fier pleinement à ceux appartenant à notre monde, cela signifie que tu es bien moins maline que je me l’étais figuré.
Evaline se mordit une lèvre. Kezashi avait tapé dans le mille et il le savait. Les ninjas étaient les êtres les plus sournois peuplant le Yuukan, raison pour laquelle leur pouvoir était aussi affirmé. Sans pitié, l’Histoire n’était ponctuée que de récits dramatiques dont ils étaient la source. Elle n’avait rejoint leurs rangs que dans l’espoir de pouvoir changer les choses de l’intérieur. Pour obtenir l’influence nécessaire à sa lutte contre les inégalités produites par les Trois, elle avait besoin de devenir plus forte. Et cela devait passer par se servir de personnes à qui elle ne pouvait pas, par définition, accorder sa confiance.
— Certaines pièces sont en mouvement. Nul ne sait ce que donnera l’Armistice dans les années à venir. Et que dire des projets Heiwa ? Si tu veux vraiment passer de spectatrice à actrice, continue de faire les bons choix.
Du bout du doigt, l’homme au corbeau fit glisser le verre face à la jeune femme. Alors qu’il se levait, elle aurait juré que le corbeau lui avait fait un clin d'œil.
— Nous avons pour habitude de nous entraîner dans les marais, non loin de la porte nord. Si tu sais ce qui est le plus pertinent pour toi, rejoins-nous après ton service.
Le corbeau inclina légèrement la tête vers Evaline, ses yeux noirs brillant d’une intelligence étrange, presque humaine. Se sentant comme jaugé par l’animal, Evaline détourna le regard, mal à l’aise face à ce regard fixe.
Tout en se levant, Kezashi lança une pièce sur la table en guise de pourboire et prit congé de l’Izakaya, laissant Evaline se dépêtrer avec ses réflexions. Ignorant le délai largement dépassé et le regard appuyé de son patron, elle abattit ses coudes contre la table et se prit la tête dans les mains. Un flot de pensées contradictoires se bousculaient en un vacarme chaotique. L’instinct d’Evaline lui hurlait de se méfier de Kezashi, largement contredit par sa rationalité. Si elle souhaitait atteindre ses objectifs tant martial que politique, le Hykao était la voie rêvée. Mais à quel prix ?
— Shiro, chuchota-t-elle, comme si le nom pouvait l’invoquer. Que dois-je faire ?
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