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Le soleil avait disparu subitement ; ou peut-être ne s’était-il jamais pointé
il tira une clope et l’alluma, mécaniquement.
Un enfant sanglotait, blotti contre la jambe de sa mère dont un châle noir couvrait le visage
une large bouffée gonfla la fraise, un cimetière de cendre s’évapora.
On sortit les parapluies, tandis que le vieux prêtre clôturait sa litanie ; en latin
c’était dimanche ; enfin.
La nuit s’avançait
lorsque Pierre entra dans le tripot, il s’affala contre le comptoir en soufflant.
Sophie rejoignit le canapé, tirant la télécommande
— avec ou sans glaçons ?
Le téléviseur crachait un rythme monocorde, une vieille causait météo
— sans ! il fait un temps de chien.
Elle augmenta le volume
et avala son whisky d’un trait.
Encore
comme le second.
Le bruit ne suffisait pas à en couvrir un autre ; la pluie cognait si fort
l’eau avalait la ville, gonflant des rigoles rugissantes qui chargeaient dans la nuit.
Le tonnerre gronda
des phares illuminaient la rue.
Il lui sembla que ça ne cesserait jamais, rappel douloureux de sa propre peine
il fracassa la porte, butant dans le couloir, s’écroulant dans le salon.
Elle se leva
et il sombra dans le lit, encore habillé, jetant sa main dans les draps ; vides.
— Tout va bien, maintenant, dors
alors il s’endormit.
*
quand Pierre se réveilla, ce matin, il eut le réflexe de se tourner vers sa gauche ; puis il tituba jusqu’à la salle de bain. il commença par s’observer dans la glace : une barbe de quelques jours, de grands cernes et la trace des draps imprimée sur sa face.
il cracha, attrapa son coupe-choux qu’il plaqua contre sa gorge.
dring, dring.
— merde
dring, dring.
— j’arrive.
dring, dring.
— putain ! j’arrive !
l’émail se colorait.
— ouais ? ouais. OK. j’arrive.
il revint se brosser les dents, s’habilla, enfila une veste en cuir, et sortit.
il était 7h25.
tout était gris : la rue, les voitures, le ciel, les passants.
même le matou qu’il croisa à l’angle de la 9ème.
même la blonde qui apportait son café.
— vous pourriez m’amener le journal d’aujourd’hui ?
— il est là, juste devant vous.
— c’est celui d’hier.
— ah oups, pouffa-t-elle, je vous l’apporte.
il but une gorgée, se brula les lèvres et pesta.
il tira une clope, l’alluma, et se brula encore.
et pesta.
il regarda sa montre : 8h10.
il posa son Zippo sur son paquet de clopes et s’empara du journal de la veille.
— salut, vieux.
la blonde revint, journal en main.
— vous prendrez ?
— deux cafés.
— deux chacun ?
— hein ?
— deux en tout.
— deux cafés donc. tenez.
et repartit.
et revint.
— merci.
l’homme avait la cinquantaine bien avancée. il portait un chapeau et un long blazer.
gris.
et sa moustache était.
grise.
il sirota son café, enfila le second, retira ses lunettes et pris une longue inspiration :
— on a un cadavre sur les bras, vieux.
Pierre ne dit rien : il but.
Sophie s’habilla en hâte Elle prépara du café, fit griller du pain et leva le gosse Il avala deux tartines, pissa et récupéra son cartable
— À ce soir maman !
Sophie se sentit alors très seule Elle erra jusqu’à la baignoire, et fit couler le bain Elle prit le journal, sur la table, et alluma la radio Un titre populaire s’y jouait
C'est le dessert que sert l'abominable homme des neiges
À l'abominable enfant teenage, un amour de dessert
C'est le dessert que sert l'abominable homme des neiges
À l'abominable enfant teenage, un amour de dessert
Bananana na na na na banana split
— Encore la guerre, souffla-t-elle
Elle reposa le journal, se dirigea vers la salle de bain, se glissa dans la baignoire
Baisers givrés sur les montagnes blanches, nanana
Ses épaules se décontractèrent aussitôt
On dirait que les choses se déclenchent, nanana
Elle ferma les yeux
La chantilly s'écroule en avalanche
Elle pouvait sentir le jet puissant se fracasser dans une explosion de brume, l’eau se mêler à l’eau, l’eau devenir chaleur, chaleur se mêler à sa peau et sa peau devenir chaleur ; une chaleur étouffante
Banana banana banana
— Merde
Bananana na na na na banana split
Emile venait d’avoir treize ans lorsqu’il perdit sa mère.
La maison avait brûlée, avec sa mère dedans.
Ce fut le directeur qui vint l’en informer. Un homme au visage ridé mais sympathique, aux cheveux grisonnants, avec une moustache recourbée qu’il enroulait du bout des doigts de la gauche chaque fois qu’il se tourmentait.
Monsieur Jacob était quelqu’un d’anxieux.
Il portait une redingote d’un noir sombre quand il vint chercher Emile.
Il le sortit de la classe, et le traîna avec lui le long de couloirs maussades jusqu’à un petit bureau où régnait un grand désordre.
— Assieds-toi, Emile.
Des portraits photo d’élèves garnissaient le mur face à lui, des dizaines de visages inconnus qui semblaient le dévisager, le juger. Qu’avait-il encore fait ?
— Il faut qu’on parle, Emile. Il est arrivé quelque chose de grave.
Monsieur Jacob triturait sa moustache, essayant de l’enrouler autour d’un doigt.
il alluma le poste, tourna la clef et démarra.
— Goodman. Chop Goodman.
le poste crachait Scorpions, still loving youuuuuu.
— c’est sûrement un mec bien.
— une belle ordure ! il tira un cigare, qu’il embrasa, oh, éteint cette merde, on s’entend pas causer !
still loving…
il baissa la vitre. le vent s’engouffra dans le break. il cracha quelques morceaux de fumée, et un peu de cendre sur le volant.
— on va s’arrêter là.
— pourquoi là ?
— parce que j’ai la dalle.
Chez Luigi ne payait pas de mine, vu de l’extérieur, avec sa devanture sortie d’un film en noir et blanc. un commis les introduits, avec un accent prononcé, et les installa.
au fond du restaurant, un homme opulent en costume gris s’enfilait des spaghettis, seul à sa table, causant et riant fort, une bavette sous le cou. il était flanqué d’une cicatrice brunâtre, couvrant son visage, du front au menton, et qui barrait son œil gauche. contrairement aux autres qui restaient debout, il avait ôté son chapeau.
tous les trois parlaient dans leur langue.
Pierre commanda une pizza, de même que son compère.
— Chop Goodman, murmura-t-il, un enfoiré d’italien de New-York. la prohibition est finie alors ils émigrent.
— ça fait une paie que c’est fini. il a fait quoi, au juste, ce type ?
— tu veux dire, à part être italien ?
ils furent servis et avalèrent la bouffe. Goodman s’était levé et enfila son chapeau, le bide oscillant.
talonnés par ses acolytes, il se dirigea vers la sortie, mais s’arrêta au niveau des deux hommes :
— comment est votre pizza, inspecteur ?
il souriait.
— la pizza est bonne, Goodman.
— excellent, il lança quelques mots en italien, ce qui fit rire ses compagnons. bonne journée, inspecteur.
et sortit.
— enfoiré de rital. bon. avale ça en vitesse, vieux. on se tire.
Le gamin n’avait pas lâché mot depuis le début de la séance.
— Est-ce que votre père vous battait ?
Il ne répondit pas.
— Hm, parlez-moi de votre mère.
Lorsqu’il se coucha, Emile trouva son lit inconfortable.
Il se leva, trouvant difficilement l’interrupteur.
Emile cligna des yeux. Monsieur Jacob attendait, adossé à sa chaise, la tête baissée et les mains croisées. Il portait une longue robe de chambre grise.
— Jeune Emile.
Il imagina des arbres, Emile aimait les arbres.
L’astre était à peine visible, mais pénétrait assez pour éclaircir le visage du vieil homme. Il sembla soudain avoir plusieurs centaines d’années.
— Tu veux que je te raconte une histoire ?
Silence. Vent dans les arbres, bruissement des feuilles.
— C’est une sacrée histoire. C’est l’histoire d’un gamin qui n’a jamais connu son père.
Emile était un jeune homme un peu effacé, juste assez pour subir les moqueries du caïd local : un rouquin grassouillet, toujours flanqué de ses deux acolytes, une grande tige au sourire pendant et un nain obèse. Ils savaient seulement qu’Emile n’avait pas de papa, et qu’il aimait la solitude ; c’était suffisant. Ce jour-là, ils avaient volé le bâton avec lequel Emile combattait des ennemis invisibles, et s’amusaient à se le balancer tandis que le gamin courait pour l’attraper au vol. Mais Emile n’était pas bien grand.
— Tiens, dit le rouquin, un gosse du nom de Georgie, essaie d’aller chercher ton épée, le sans-père !
Et il la jeta contre le soleil, si loin qu’elle sembla s’y figer.
Emile commença à pleurer et les autres s’éloignèrent ; il les entendait ricaner, et ses pleurs redoublèrent.
— Ce n’est rien, dit Monsieur Jacob, il finira par revenir.
Auprès de Monsieur Jacob, Emile apprit l’écriture, la lecture et la calligraphie. Il aimait les histoires et les inventer, tracer des signes et les animer. Un jour, le vieil homme l’emmena dans une pièce vétuste, flanquée de dizaines d’armoires croulantes où logeaient des araignées qu’on entendait mastiquer bruyamment. Ils durent se battre pour débarrasser la salle de ses occupantes dont les mandibules monstrueuses déchiquetaient l’air.
— Ici réside tout le savoir du monde, l’informa Monsieur Jacob une fois l’ennemi vaincu. Je possède la dernière clef pour accéder à la bibliothèque, Emile. Mais un jour je t’en ferai cadeau.
Emile lu. Il n’avait que ça à faire, depuis qu’il ne pouvait plus sortir. Il savait le monde extérieur triste, violent et cruel. Il l’effrayait. Alors Emile lu.
Tous les matins, et même les midis et les soirs, Monsieur Jacob lui apportait à manger. Et ils dinaient ensemble, le vieil homme lui racontant encore plus de choses savantes qu’Emile n’en apprenaient dans les livres. Il lui parlait du monde, des hommes, des animaux et des plantes ; il lui parlait des montagnes qui effleurent le ciel, d’arbres si jaloux des monts qu’ils s’installent à leurs sommets et d’océans qui s’étendent à perte de vue, plus haut que les cimes. Il lui parla des monarques et des héros de jadis, de Gilgamesh, de Sinbad le marin et d’Ulysses.
Un jour, Monsieur Jacob l’emmena dans son bureau. Il ne cessait de triturer sa moustache. Des parchemins s’empilaient en pagaille mais au centre, un livre d’or reposait, un minuscule coffret posé sur sa couverture rigide.
— Emile, il est temps désormais.
— il a viré fou. complètement chtarbé. il n’avait jamais trop causé, à ce qu’il paraît, mais le gosse a carrément sombré dans le mutisme. faut dire, on enterre le vieux la veille et la mère y passe le lendemain. y’a de quoi virer malade.
— hm.
— donc le gamin, on l’enferme et en fait c’est un petit génie. en avance, qu’ils disent, précoce. faut dire qu’il a eu le temps de réfléchir, tout son temps. mais il est violent, et envoie des types à l’hosto. pour ça qu’on a besoin de nous. les politiciens veulent s’en débarrasser.
Pierre expira, longuement, et avala son verre.
— c’est quoi le rapport avec Goodman ?
— aucun. mais on va rendre visite au gosse. et on prend ta voiture.
— ok.
— c’est moi qui conduis.
— ok.
Pierre alluma le poste, if we'd go again all the way from the start…
que son compagnon éteignit aussitôt.
— t’es en boucle avec cette musique, vieux. t’es resté bloqué dans les années 80, ou quoi. d’ailleurs, t’as jamais songé à changer de bagnole ?
— j’aime bien celle-ci.
— moi aussi, en vrai, ça fait vieux film de gangster. ça me rappelle New-York.
— t’es jamais allé à New-York.
ils garèrent le break devant une bâtisse blanche et somptueuse. un jardin à l’anglaise entourait le bâtiment, qui s’étalait au milieu comme le jaune de l’œuf.
ils furent accueillis par un homme en blanc. tout était blanc : des murs nus aux couloirs désert. on entendait au loin le crissement métalliques des roues sur le carrelage, et une forte odeur embaumait l’air.
leur guide les amena dans une chambre ou un gaillard d’une vingtaine d’année branlait la tête, assis en tailleur sur son lit.
Emile serrait le minuscule coffret contre son cœur. Monsieur Jacob lui avait interdit de s’en séparer.
« Pas avant d’arriver là où s’arrête le soleil » lui avait intimé le vieil homme.
Emile avait perdu plusieurs compagnons en route : Sindbad avait échappé au cyclope et au vieillard de la mer, mais pas au Monstre de l’Oubli et Emile n’avait plus de nouvelles d’Ulysses depuis son retour à la scintillante Ithaque.
Les murs qui s’étalaient sous ses yeux brillaient d’un blanc immaculé. À l’entrée, un garde s’endormait sur sa hampe.
— Vous-êtes ? dit ce dernier, sursautant, ah ! c’est vous ! On vous attendait.
Les grandes portes crissèrent, et Emile entra dans la cour. Il fut aussitôt mené par un grand gaillard parmi un dédale de couloirs et de portes closes. Il continuait de serrer le minuscule coffret quand on l’introduit dans une pièce sombre.
La porte se ferma derrière lui, à clef.
— tu crois qu’il nous entend ?
— Il vous entend.
— Oui. Il m’entend, et je n’ai nul besoin de quelqu’un pour parler à ma place, dit l’homme, chassant du revers de la main le gringalet qui se tortillait à sa droite.
Il était vêtu d’habits somptueux, et serrait dans sa main gauche un bâton d’or.
— Alors, c’est toi, l’enfant de la prophétie ?
« C’est l’Élu » clamèrent plusieurs personnes, en s’inclinant gravement.
— Il est dit, s’introduit soudain une voix lente et cassée, que celui qui retirera l’épée de la Lune sera en mesure de vaincre le Mal, de rendre toute sa splendeur au royaume d’Arthur et d’épouser la princesse endormie depuis mille ans.
« C’est l’Élu » répétèrent les voix.
Un vieillard rabougri, vêtu d’une longue cape au capuchon rabattu, clopinait, s’appuyant sur une branche.
— Petit, reprit la voix solennelle, si tu es bien celui qui viendra en aide à mon royaume, cligne des yeux. Deux fois.
— il fait quoi ?
— Alors c’est bien toi. Oui, scanda-t-il, c’est bien lui, lui qui a mis fin au règne de terreur de Salazar et vaincus les cohortes démoniaques des Maugles ! Que le Grand Prêtre soit loué, il l’avait prédit vingt ans plus tôt et nous y voilà !
— bon, ça sert à rien. on y va ?
— je vais rester encore un peu.
— comme tu veux, vieux. je me débrouillerai pour rentrer. à demain.
— à demain.
Le roi quitta son trône et s’approcha d’Emile, prenant la main du garçon dans les siennes, et s’agenouilla.
— Petit, reprit le vieillard, là où tu vas, le soleil ne se couche jamais. Tu dois aller jusque-là où s’arrête le soleil pour mener ta quête à bien. Je ne peux pas t’aider pour ça, nul n’en est jamais revenu, mais je t’enseignerai tout ce que je sais. Si tu es bien l’enfant de la prophétie, tu reviendras de ton périple sain et sauf.
lorsque Pierre s’endormit, cette nuit, il rêva. cela n’était plus arrivé depuis longtemps.
au matin, il ne se souvenait plus de rien.
ce fut le téléphone qui l’éveilla. il était 6h55.
« Goodman a bougé. c’était un coup des russes, je le savais ! c’est toujours un russe. »
ou un italien.
la voix de son équipier hurlait à travers le haut-parleur. Pierre cracha dans l’évier, et posa la brosse à dent :
— et alors, quid de Goodman ?
« rien, c’est rien qu’un exécutant ! mais si on chope Goodman, on choppe Boriskov. t’inquiètes pas qu’il va causer, le Goodman. allez, habille-toi, rdv café. »
la rue était animée, ce matin. des voitures multicolores s’enfilaient le long des grandes avenues et les passants souriaient sous le ciel bleu.
en garant la voiture, il croisa un chat roux qui ronflait.
la blonde trépignait tandis qu’elle apportait son café et le journal à Pierre :
— Kévin m’a enfin demandé en mariage ! s’exclama-t-elle, vous imaginez, M’sieur Pierre, je vais me marieeeeeeeer !
Pierre n’avait nulle idée de l’identité du Kévin en question mais fut content pour elle. elle renversa du café, qui coula sur la table et sur la jambe du client, mais Pierre n’en dit rien, épongeant avec une serviette.
son compagnon arriva et Pierre jeta un œil à sa montre : il était 7h50.
— dis, vieux, faudrait que t’apprennes à boire ton café.
Pierre sourit.
— bon, on file au chinois ce midi, Le Palais des Saveurs, tu connais ?
— du tout. qui est-ce qu’on doit choper ?
— personne. mais je me suis réveillé avec une de ces envies de bouffer chinois.
— bon. et c’est qui ce Boriskov ?
— un politicien. une ordure. une saloperie de politicien. élu sur le dos de la mafia italienne. il paie les ritals, arrose les services publics et fait même des dons de charité. une saloperie d’Al Capone russe.
— et comment tu comptes t’y prendre ?
— j’ai fait filer Goodman. tout simplement. et j’ai piégé son ordi. je connais un type qui peut te craquer n’importe quel pc. j’en ai assez sur cet enculé de rital pour l’envoyer au vert pendant les deux siècles à venir. mais je voulais ferrer le gros poisson. et c’est fait. si Goodman bosse pour le russe il en sait forcément assez pour faire tomber l’autre.
il jeta un œil à sa montre :
— merde ! ça passe à une vitesse ! allez vieux, on file. faut qu’on se presse un peu si on veut bouffer ce midi.
Pierre laissa un pourboire à la blonde.
dans la voiture, il n’alluma pas la radio. son équipier aspirait sur son cigare en souriant.
Arrivé au pied d’une montagne, Emile s’allongea, les yeux ouverts.
Le ciel était blanc.
Jusque-là où s’arrête le soleil, résonna une voix millénaire.
Emile se leva, et entreprit l’ascension.
Le soleil le harcelait avec insistance. Il sentait des gouttes tièdes ruisseler le long de ses membres endoloris.
Au sommet, le plateau s’étalait comme une galette. Une tour de bois se dressait au centre. Devant, un homme s’asseyait en tailleur, inspirant bruyamment, paupières closes.
Il portait une robe orangée et était chauve.
— Je t’attendais, Emile, dit-il sans ouvrir les yeux.
Son souffle eut l’effet d’une bourrasque, et Emile se senti vaciller, il ferma les yeux, et sentit une secousse.
L’homme le tenait du bout des doigts, l’empêchant de chuter.
— Je vais t’apprendre tout ce que je sais, murmura-t-il.
— saloperie de Jackie Chan ! à croire que tous les asiats sont restés bloqués dans leurs films de karaté.
les mouvements du type derrière la plancha tenaient presque de la représentation théâtrale, tant ils étaient nets et précis.
— t’en as pas marre de râler ? tu devrais être content, on a presque bouclé cette affaire.
— tu sais quoi : non. avant c’était les ritals et les juifs, maintenant les russes. je te parie que dans moins d’une décennie ce sera des noirs…ou des arabes. les criminels, y’en aura toujours. j’ai comme l’impression de servir à rien, et ça me fout en rogne.
il goba un nem. une petite leur amena deux bières.
— vous pouvez pas avoir des Heineken, comme tout le monde ?! merde !
lorsqu’ils sonnèrent chez Boriskov, ce fut le russe lui-même qui leur ouvrit.
— on a chopé Goodman, Boriskov, lâcha l’inspecteur. putain ! depuis le temps que j’attends de la faire, celle-là, s’exclama-t-il à son compagnon, ravi.
Pierre ne trouva aucun plaisir à voir l’autre menotter le russe.
il n’en eut pas plus lorsqu’il avala le premier verre, ni tous les suivants.
— faut que j’aille quelque part, dit Pierre.
le bar était bondé de flics qui fêtaient leur victoire sur le crime.
— Et n’oublie jamais : connais ton ennemi et tu te connaîtras toi-même.
Emile serra fort le minuscule coffret contre son cœur, et hocha la tête.
Quand il ouvrit les yeux, le moine, comme la tour, avaient disparus.
Alors il marcha, et il erra, éternellement. Mais partout où il allait le soleil brûlait sa peau. Souvent, il refusait même d’ouvrir les yeux, préférant les garder fermer tant la lumière était forte.
— il a encore battu un infirmer à mort, aujourd’hui. on ne sait plus quoi faire, et plus personne ne veut s’en occuper.
ils l’observaient à travers le hublot.
— c’est pas une vie.
— non, c’est pas une vie.
Soudain, Emile ouvrit les yeux.
— Emile, dit le vieux roi avec sa voix rassurante, tu dois aller par-là.
Ils étaient dans une longue plaine qui montait jusqu’au soleil. Le roi lui indiquait tout droit.
Alors Emile continua, tout droit.
Lorsqu’il se trouva face au soleil, un roux grassouillet lui barrait la route, une longue lance en main.
Il riait si fort que le sol s’ouvrit sous les pieds du garçon.
— Hahahaha ! Je suis Mordred l’Immortel et mon royaume s’étend du soleil au soleil ! Que viens-tu faire ici, sale morveux, si ce n’est y perdre la vie ?
Pierre fut réveillé par le téléphone. il était 7h25.
« ramène toi. de suite. on a des cadavres sur le dos. »
il enfila une veste à la va-vite, direction café.
tout était gris : la rue, les voitures, le ciel, les passants.
même le matou qu’il croisa à l’angle de la 9ème.
même la blonde qui apportait son café.
même son compagnon, qui arriva à 8h10.
— on a un nouveau parrain, un ancien informateur, une saloperie de Boche cette fois : Stradelstein. le russe passera pas en procès, parce que l’autre l’a fait zigouiller. comme Goodman d’ailleurs. bref, l’autre a profité de l’occas’ pour récupérer l’empire de Boriskov et voilà que ça tue à tout-va depuis la nuit dernière. une véritable boucherie.
Pierre ne répondit rien, il se leva et monta dans la voiture.
« hé, où tu vas ?! » entendit-il l’autre gueuler dans son dos.
Emile se morfondait dans sa cellule. Son corps était tant meurtri qu’il peinait à se maintenir assis, dos au mur. Le soleil perçait à travers une ouverture, placée haut dans un mur, ne lui laissant aucun répit.
— hé, tu vas rester là longtemps, comme ça ?
Emile leva les yeux : le roi se tenait face à lui, et lui tendait la main.
— Suis-moi, enfant de la prophétie. Tu ne vas pas laisser Mordred l’Immortel conquérir le monde pour le réduire en cendres ?
Emile prit sa main.
Ils quittèrent la sombre prison sans gardien.
Les arbres s’alignaient le long d’une allée et au loin l’onde chantait.
— hé, revenez !
Emile ne se retourna pas, ils coururent, et la voix du seigneur du Mal était déjà loin lorsqu’ils atteignirent la Lune.
— tu peux le faire.
le gamin le regarda dans les yeux.
Alors Emile tira l’épée de la meule et sourit, et le roi lui sourit aussi, et tomba à genoux en pleurant :
— Mon fils…c’est lui, c’est bien mon fils !
Emile ferma les yeux, heureux.
le fleuve grondait, ses eaux couraient jusqu’au soleil, emportant tout.
Soudain, Emile remarqua que le soleil n’existait plus.
Alors il ouvrit le minuscule coffret.
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