Chapitre II

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Ma mère avait vite abandonné l’idée de nous rendre sages et raisonnables. Et puis, elle distinguait bien que derrière chaque chamaillerie se cachait la complicité si unique qui unit des frères entre eux. Elle nous avait bien éduqués. Les calottes de Fernando avaient beau nous faire mal, nous sentions bien qu’il retenait ses coups. Durant ses bons moments, il nous laissait même l’emporter sur lui. Il fallait qu’on s’y mette à trois, mais on parvenait à le faire choir et à exiger réparation pour ses multiples affronts. Il était Napoléon et nous les coalitions. Derrière nous, dans le salon ou sur un transat au bord du jardin, notre mère veillait au grain, nous contemplant le visage toujours souriant, intervenant peu mais bien lorsque la situation l’exigeait. Au milieu des champs surplombés par notre demeure blanche au toit ocre, nous jouions et régnions chacun sur notre royaume intérieur. Cet onirisme n’était que très partiellement interrompu par les interminables leçons des curés, dans lesquelles seul Carlos excellait. Entre mon ainé qui s’apprêtait à contracter un mariage fort peu catholique et Carlos que je voyais déjà enfiler la toge, je m’imaginais sans difficulté devenir le futur chef de famille, le digne héritier des don Espiel. Quelle belle époque. J’ai beau savoir cela impossible, je ne me souviens pas avoir aperçu le moindre nuage en ce temps-là, comme si la pluie n’avait été inventée que bien plus tard.

Notre père, de son côté, travaillait jusque tard le soir. La journée, il n’était au mieux qu’une ombre arpentant notre domaine. Plusieurs fois, nous hurlâmes vers des employés que nous prîmes pour lui. Nous ne l’apprenions que lors du souper, lorsqu’il nous assurait ne pas avoir mis le pied dans la parcelle en question. Il nous questionnait sans emballement sur nos activités, presque par devoir, et nous lui détaillions nos exploits ainsi que l’avancement de nos études. Il se contentait de hocher la tête, de lâcher de laconiques « c’est bien » puis de nous embrasser avant de nous envoyer au lit. À cet instant seulement, venait mon moment préféré, celui de la lecture. Contes, mythes et légendes, réels ou imaginaires, nous étaient narrés avec passion. L’homme froid et distant se transformait en barde, en véritable troubadour, n’hésitant jamais à allier le geste à la parole. Ses traits durs et secs se décrispaient, son teint halé rougissait et l’on distinguait même par moment des étoiles vermeilles au milieu de ses iris ambrés. À notre contact, il redevenait petiot et se laissait emporter par l’enthousiasme du moment. Charles Quint en personne se réincarnait en lui à tel point que je suis sans doute le dernier homme sur terre à l’avoir côtoyé pour de vrai. Fernando aimait notre sœur comme moi j’aimais mon père. Je lui dois mon âme autant que mes yeux, mon cœur autant que ma carrure.

Avec le recul, je ne me souviens pas avoir ressenti à nouveau pareil bonheur. Pas avec la même pureté du moins. Mes joies suivantes s’avéreraient presque toujours entachées du malheur des autres. Terminée l’ère de l’insouciance. On prétend souvent, à tort, que les enfants incarneraient la quintessence de l’innocence. Rien de plus faux. Ils incarnent seulement celle de l’ignorance. Il faut ne jamais avoir vu un bambin en frapper un autre afin de lui arracher un jouet des mains pour prétendre le contraire. Seulement, contrairement à l’adulte, ils restent étrangers aux concepts moraux. Ils ne culpabilisent pas. Ils oublient aussitôt le tort qu’ils ont causé à leur prochain. Cela fait-il de nos mômes un type d’humanité supérieur ou inférieur à nous ? Je laisse les philosophes en débattre. En revanche, si l’on devient homme lorsqu’on réalise que le monde qui nous entoure vit, pense et ressent, alors je le devins sans doute possible autour de mes dix ans.

Pour la première fois, je vécus un de ces tremblements qui secouaient sans cesse mon pays. La chute de Primo de Riveira n’attrista personne mais ses conséquences m’ouvrirent les yeux sur le véritable état de mon monde. La paix déserta la région, la douce ambiance qui y régnait s’évapora et vint alors le temps de la méfiance. Enfin, c’est ainsi que je le percevais. En réalité cela faisait bien longtemps que la concorde avait disparu. Presque un siècle en réalité. On cachait juste le désordre et la discorde sous le tapis, à coup de jolies images et de de matraques. Je réalisais alors que tous ces visages familiers n’étaient pas animés que de bonnes intentions. À chaque mois sa nouvelle, jamais bonne. Après la chute de la dictature vint le coup d’état, puis les élections, puis la fuite du roi et enfin la république. Tous ces éléments de craintes pour mes parents et donc pour moi s’avéraient autant d’espoirs pour ceux d’en bas. Je ne comprenais pas tous ces paysans qui se réjouissaient pour les mêmes raisons que celles qui attristaient ma famille. Le bonheur n’enrobait-il pas le monde uniformément ? Je découvris soudain les sombres regards qu’ils me portaient. Dix ans que je ne voyais en eux que de dociles manœuvres. Dix ans qu’ils voyaient en moi leur bourreau à venir. Ils me détestaient sans me connaître et plus encore mon père et ma mère. À l’époque nous ne réalisions pas. Nous nous comportions honnêtement avec eux. Mais l’honnêteté d’alors rimait trop souvent avec pauvreté.

Et encore, nous n’habitions pas dans le nord. Ici, la foi agissait comme un ciment et retenait efficacement les bras qui voulaient s’abattre sur leurs prochains. Nous conservions ça en commun avec nos gens. Nous les croisions à la messe, nous les appelions par leur nom. Il s’avère souvent plus difficile d’occire un ennemi que l’on connaît qu’un inconnu. Un ennemi reste un humain tandis qu’un inconnu n’est rien. Voilà pourquoi la guerre se révèle si aisée. Voilà pourquoi chez nous les tensions en restèrent à ce stade. Cependant, au nord, on s’entretua. Brutalement et sans ménagement. Je découvris le sens profond du mot politique à travers ces massacres. Je savais depuis quelques années qu’on pouvait haïr, j’appris à cette occasion qu’on pouvait tuer. Tuer de façon aveugle, tuer pour un costume, tuer pour une place dans la société.

On ne s’en prit pas seulement aux corps, on s’en prit également aux âmes. L’Église fut proclamée ennemie du nouveau régime. On ne souhaitait plus seulement nous voler ou nous assassiner, on voulait également nous damner. L’un allait de pair avec l’autre. Plus l’athéisme se répandait, plus la violence s’épanchait.

À la maison, une prudence maladive rongeait le foyer. On entendait ce qui se passait ailleurs, on craignait que cela n’arrive ici. On se méfia de certains vieux amis. Pablo et Pedro ne venaient plus manger à la maison. On nous ordonnait de nous tenir éloignés des ouvriers. Il se répandait de sombres rumeurs, des rumeurs d’enfants rossés, d’enfants enlevés, d’enfant poignardés. Je ne sais pas si pareille chose advint réellement, mais la psychose que cela engendra, elle, était indiscutable. Et, d’après ce que j’entendais dans le nouvel établissement où on nous envoya, une étrange maison sans prêtre ni clerc, le même genre d’histoires circulait chez l’autre bord. Mes nouveaux camarades fils de maçons et d’employés, m’insultaient jour après jour. J’aurais juré leur ruine et leur perte. Je m’en défendais, c’était eux qui voulaient étriper les miens. Alors on se battait. J’avais été à bonne école. Je m’en tirais avec moins de bleus qu’eux. Lorsque je rentrais, on s’insurgeait du comportement barbare de nos voisins. Voilà ce que l’institution républicaine m’apprit : les différences d’un jour deviennent les différents du lendemain. En dehors de ça, je ne me découvris pas plus studieux ici qu’avec les jésuites. Seul Carlos se réjouissait des nouvelles matières qu’on lui enseignait, entre deux séances de bastonnade.

Tant d’animosité naquit entre ces murs. Une animosité que les parents avaient d’abord transmises à leurs enfants et que nous leur retransmettions ensuite. Nous ne comprenions pas grand-chose. Il s’agissait d’inimités de façade, d’inimités pour se donner un genre. Il fallait choisir un camp. Mais, pour se donner un genre, il arrive que les adultes finissent par se sauter à la gorge. Grâce à Dieu, encore une fois, nous nous retrouvions à la messe. Jamais la paix du Christ ne revêtit un sens plus profond à mes yeux. Elle ne consistait plus seulement en une bête poignée de main, elle revêtait soudain la signification d’un pacte solennel. Un pacte nous assurant les uns les autres que jamais nous ne dépasserions le stade des beignes. Jamais au grand jamais, nous ne troquerions le poing contre le fusil. En l’honneur de notre chrétienté partagée, nous respecterions notre droit à l’existence et à dépasser l’état de subsistance.

À l’occasion de ces retrouvailles hebdomadaires, les possédants promettaient de consentir à quelques efforts, à quelques dons pour aider les plus pauvres des locaux. En échange, on s’excusait pour les mauvaises paroles, pour les mauvaises pensées, pour les torts partagés. On troquait l’aumône contre la bonne conscience. Cela peut paraître peu, ridicule, anecdotique même mais je n’ose imaginer combien de vies furent sauvées à l’aune de ces serments parrainés par le divin. Ainsi, la paix fragile résista ici là où elle vacilla ailleurs. Nous avions perdu le drapeau commun mais nous conservâmes la croix. L’essentiel sans doute.

Je commençai alors à imiter Carlos et plus seulement Fernando. J’ajoutai la lecture aux rixes dans la liste de mes activités. Quitte à se battre, autant savoir pourquoi. Sous son patronage, je feuilletai les pages noires et blanches de l’ABC, seule lecture autorisée à la maison. Des mots décrivirent soudain mes instincts, des pensées émergèrent de ma caboche mal rangée. Je me sentais sortir de l’état de bête pour endosser celui d’humain. Des mots savants pénétrèrent mon cerveau pour ne jamais en ressortir et je commençai à éprouver une pointe de respect pour ces intellos que j’avais toujours allégrement méprisés et giflés. Eux aussi étaient-ils capables de ce merveilleux verbiage, de produire ce flot ininterrompu de lettres et de mots s’enchainant parfaitement les uns avec les autres ? Carlos riait aux éclats devant ma fascination. Je m’apparentais à un jeunot s’extasiant devant les prouesses de la brasse aux côtés d’un champion olympique. Et encore, une brasse mal maîtrisée. Combien de termes appris-je à cette occasion ? Combien de concepts, combien de noms ? La monarchie, l’Église, le Roi, Fernando XIII, Sotelo et tant d’autres encore. Tous ces mots que je répétais machinalement prirent soudain vie et, à ma petite mesure, je parvins à me les approprier.

Atterré par nos séances d’élévation spirituelle, Fernando nous méprisait mais il s’occupait trop de Juan et Isabel pour nous faire la misère. Il apprenait à la seconde à frapper sur le premier. Il ne maîtrisait qu’une seule discipline mais il la maîtrisait bien. Et, de sa vie, il ne comptait pas en développer une autre. Sa force et son talent à la déployer lui suffisaient. Ils dépassaient de loin le rang d’outil ou d’aptitude pour entrer dans le domaine de la passion. Il aimait frapper et je soupçonne même qu’il aimât qu’on le frappe en retour. Boxer une cible au sol ne l’intéressait pas. Il ne s’agissait pas d’honneur, seulement d’un amour sincère pour la lutte avec toutes les difficultés inhérentes à cet art. Il préférait combattre à un contre trois qu’à trois contre un.

Je conservais une tendresse certaine à l’égard de cette mentalité finalement très chevaleresque, mais je me sentais l’envie de parcourir d’autres eaux. Avec le recul, je pense même qu’on apprécie davantage les plaisirs de l’esprit après qu’on a bien éprouvé le corps. Cela provoque chez soi un sentiment de calme et de complétude proche de l’ataraxie. On se délecte du confort d’un fauteuil, du silence d’un salon et de la fraicheur d’un bon verre d’eau. Cœur et cerveau se complètent bien mais se superposent mal. Il faut toujours reposer l’un avant d’exciter l’autre. Quinze ans durant j’avais éprouvé mes muscles, pointait désormais l’ère de la tête. Pour certains, je m’y prenais un peu tard mais, puisqu’avec l’adolescence coïncide la période des grands idéaux, je débarquai à mon sens dans l’arène des joutes cérébrales pile au bon moment.

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