Chapitre IV

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Je bombai outrageusement le torse et, d’un pas que je pensais assuré mais que je réalise désormais vantard et grotesque, me présentai devant elle. Son amie pouffa. Je ne l’avais même pas remarquée. Comme le soleil éclipse les étoiles, elle irradiait trop pour laisser à d’autres beautés le loisir de s’exprimer. Un brin fanfaron et avec l’aplomb des jeunes gens peu sûr d’eux je lui demandai, bravache :

— Salut ! Tu t’appelles comment ?

Ce fut à son tour de rigoler. Elle me détailla des pieds à la tête puis me répondit en parodiant ma propre voix :

— Salut ! Moi c’est Maria ! Et comment toi t’appeler ?

Je restai bouche bée, un peu amusé mais surtout très gêné. Elle reprit sans cesser de me singer :

— Toi avoir oublié ta langue ?

Je me concentrai pour ne pas bafouiller et feintai maladroitement l’assurance.

— Moi c’est Miguel ! Je suis un futur phalangiste !

À ces mots, les deux bourreaux de ma fierté s’esclaffèrent d’une seule voix. Elles rirent aux larmes et, ne sachant trop comment réagir, je me mis à les imiter.

— Eh, les gars, ça ne vous dirait pas d’attirer des gens futés pour une fois ? Il y a un concours au plus gros lourdaud ou quoi ? s’exclama la copine de Maria.

Les trois comparses levèrent la tête et haussèrent les sourcils d’un air benêt, comme pour leur donner raison. Le moustachu brailla alors :

— Vous n’avez pas fini de trainer ici ? Si vous n’avez rien à faire, tirez-vous !

— Pas des façons de parler à des jolies filles, intervint le maigrichon.

— C’est ma sœur, je dis ce que je veux !

— Elle n’en demeure pas moins une jolie fille.

— C’est ça, si tu vivais avec elle, tu déchanterais.

Quelle scène ubuesque. La moitié du pays tremblait à la simple évocation des mots « Primo de Riveira » ou « Phalange » et, pourtant, j’avais l’impression de me trouver dans un bistrot avec des clients tous habillés pareils. Jusque dans les lieux les plus sérieux, où est supposée régner la plus extrême gravité, je suis persuadé que la comédie parvient toujours à se frayer un chemin. Nul doute que même les croque-morts ont leurs blagues et que les chefs d’états, entre deux guerres, plaisantent à propos de sujets badins. L’humanité d’ici ne différait pas de celle d’ailleurs. Ils avaient beau la maquiller sous de beaux accoutrements et la cacher derrières de grands discours, elle ressortait dès les premiers instants de spontanéité. On ne peut pas détruire cette médiocrité qui sommeille en nous tous. Au mieux, on l’apprivoise mais, aussi bien dressée soit-elle, tel un animal sauvage, cette propension de l’Homme au laisser aller, à la facilité et aux plaisirs immédiats n’attend qu’un moment d’égarement pour se réveiller et s’exprimer. Il suffit d’un rire, d’un peu de lassitude ou d’une journée difficile pour la voir poindre.

Le fascisme, le catholicisme et, forcé de le reconnaître, le communisme ont vainement tenté d’effacer cette tâche indélébile du tempérament des individus sous leur loi. À mon sens, toute société avec un tant soit peu d’ambition devrait y aspirer car c’est uniquement en tendant vers l’impossible qu’on peut s’élever. Cela, notre triste époque l’a bien oublié. Elle a déserté l’idée de grandeur. Jadis, on luttait contre la petitesse, maintenant on s’y complet. On l’encense, même. Elle est devenue une vertu contemporaine.

En tout cas, retrouver cette touchante faiblesse ici me rassura. Ils avaient beau se démarquer au mieux du commun des mortels, ils lui appartenaient pleinement. Dehors, ils affichaient des mines sérieuses et méchantes, ils tâchaient de passer pour monstres ou héros mais, en réalité, le même cœur battait chez eux que sous n’importe quelle poitrine.

— Bon, vu qu’on dérange, on va vous laisser entre hommes. Allez, viens Paula !

Elles s’en allèrent et je restai là, interdit, bras ballants. La plus extrême excitation le disputait au dépit le plus profond. Maria ne s’était ni retournée, ni ne m’avait adressé le moindre signe. Comment ne l’avais-je pas conquise comme elle m’avait conquis ? L’amour ne frappait-il pas toujours deux cœurs d’un coup ? Cupidon avait-il oublié la seconde flèche de son carquois ?

— Bon, et toi qu’est-ce que tu fiches ici ? On n’a pas besoin d’un nouveau porte manteau tu sais ?

— Pas que moi qui trouve ta sœur jolie on dirait.

— « Jolie », « jolie », « jolie » t’as que ce mot à la bouche. Arrête à la fin ! Bon, petit, tu veux quoi ?

La transition de la belle auburn au balourd joufflu s’avéra difficile pour les yeux. Heureusement qu’il arborait un accoutrement soigné. L’uniforme possède le remarquable effet de rehausser le prestige d’à peu près n’importe qui et de lui conférer une autorité inaccessible sans cela. Cet alliage de bleu marine et de noir, le calot et les bottes ainsi que les subtiles personnalisations que chacun apportait au tronc commun m’impressionnaient. Je les trouvais élégants. À côté d’eux, mes pauvres vêtements me semblaient de simples haillons. Leurs visages inspiraient la banalité, leur armure la force et la puissance. Tout jeune garçon aspire à ces deux vertus et je ne faisais pas exception. Je les avais vu défiler grâce aux photos d’Arriba et je voulais appartenir à ça ; à ce groupe soudé autour d’une noble cause. Ils représentaient une sorte de confrérie moderne, le dernier ordre de chevalerie d’Espagne. Même ceux de la table ronde n’affichaient sans doute pas tous des physiques très glorieux. Leurs exploits rattrapaient ce menu défaut. En un claquement de talon je répondis donc :

— Je veux m’engager dans la phalange ! Pour l’Espagne !

Ce fut autour des hommes de rigoler. Qu’importe, j’avais eu ma dose de moqueries, elles ne m’atteignaient plus. Mon sérieux et mon aplomb firent vite retomber les décibels.

— Eh ben… Voilà une recrue prometteuse, commenta, un brin railleuse, la grande perche.

Mais je ne voulais pas seulement m’enrôler, je voulais m’investir ! Détenir une carte ou un bel accoutrement ne m’intéressait pas, je voulais les mériter. Dès qu’occasion m’était donnée, je passais à Cordoue. Au diable ma répugnance pour les grandes cités de ce monde, la Phalange et Maria s’y trouvaient, aussi devais-je m’y rendre. Je pense que ces escapades en villes resteront gravées dans ma mémoire comme l’une des périodes les plus heureuses de ma vie.

Mes parents, surtout mon père, qui devaient autrefois insister et batailler pour me faire quitter les dix hectares dans lesquels je vivais se retrouvaient soudain harcelés pour m’en éloigner. Tout devenait prétexte à se rendre à Cordoue. Je me souviens même avoir argué que la bibliothèque locale m’offrirait un surplus de motivation pour mes études. Cela ne dupa personne mais amusa bien la galerie. Je finis donc par dépenser mon argent de poche soigneusement économisé pour m’acheter une bicyclette. Moyennant trois heures de mon temps, je pouvais me rendre en ville de mon propre chef et par mes propres moyens.

À la maison, on me surnomma « le citadin », ou « le clown » en référence à mon uniforme qu’ils appelaient « le déguisement ». Je m’en enorgueillissais. En un mois, j’étais devenu un membre à part entière de la phalange. Les samedi soir, on se battait avec les marxistes. Cela changeait des petites bagarres de l’école. On n’y allait pas de main morte et eux non plus. Sauf qu’on pouvait s’estimer heureux lorsqu’on se retrouvait à un contre deux. Fernando aurait adoré. Hélas pour lui, il accomplissait son service militaire et je ne pouvais lui raconter mes exploits qu’à travers mes lettres. J’y exagérai un peu mes faits d’armes. Pour ma première rixe, notamment, je me brisai deux doigts de la main gauche. Je prétendis que c’était arrivé en décochant un peu trop bon crochet. Je l’entendis rire aux éclats à travers ses « r » qui ressemblaient à des « s » et ses « o » mal dessinés. Comment peut-on mal dessiner des « o » d’ailleurs ? Je ne percerai jamais ce secret. Il possédait un don de calligraphe bien singulier. Cependant je mentais. En réalité, j’avais reçu un vilain coup de bâton et je m’étais protégé bien maladroitement. Il s’agissait là de ma première blessure de guerre, comme j’aimais à l’appeler. Ma mère faillit défaillir en la voyant.

— Ce sont des sauvages ! Je t’interdis d’y retourner ! Tu vas finir par te faire tuer ! Ces rouges, ils tuent sans cesse, tu sais. Et tes amis ne valent pas mieux ! Des voyous eux aussi. Tu as eu de la chance cette fois. N’y retourne pas.

Heureusement pour moi, le chef de famille ne partageait pas ses craintes. En fait, le simple fait que ma mère s’inquiète autant le poussait à prendre le parti inverse. Presque autant par taquinerie maritale que par conviction :

— Ça va, il ne risque rien. Au pire quelques bleus. Ça lui passera. Laisse-le s’amuser.

— Tu appelles ça des bleus ? José !

Là, il me regarda me détaillai, s’arrêta sur mon plâtre, me lança un petit clin d’œil, puis répondit toujours nonchalamment :

— Un gros bleu si tu veux.

Il fallait que ma mère l’aime pour qu’elle ne l’assassine pas sur le champ. Elle abdiqua non sans invoquer la vierge et tous les saints. Je dois bien admettre que, des deux argumentaires, celui de l’épouse l’emportait net sur celui du mari, surtout par les temps qui couraient ; mais je m’en fichais pas mal. L’absence de consensus m’autorisait à y retourner. Et puis, ces quelques fractures n’avaient pas que du mauvais. Grâce à elles, je revis Maria et, accessoirement, Paula. Je compris leurs rôles d’infirmières de la section. Leurs mains se révélaient plus douces que des plumes et leurs voix plus réconfortantes qu’un baume. Quel jeune homme n’aurait pas apprécié se retrouver couvé par leurs soins ?

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