Chapitre VII

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La gauche et la droite rivales devinrent ouvertement ennemies. Les meurtres s’enchainèrent. Chacun soupçonnait l’autre de vouloir se saisir du couteau pour égorger l’autre. Les deux avaient raison. Les communistes incendiaient volontiers les églises et les prêtres qui les occupaient. Pour fêter l’anniversaire de la république, on assassinait un policier. Et, lorsque le peuple cherchait à pleurer et à honorer ses morts, le nouveau gouvernement nous envoyais sa garde d’assaut pour interrompre jusqu’au recueillement de ses opposants.

En retour, cette milice maudite subissait les foudres des prétendus fascistes. Nous, nous en prenions aux coupables, à ceux qui exécutaient de simples endeuillés. Le meurtre de Castillo constituait un acte de justice. Mes camarades de Madrid lui administrèrent une balle de plomb là où le front populaire lui aurait décerné une médaille d’or. Chacun des deux camps récompensait à sa manière l’exécution d’un militant désarmé. Les rouges applaudissaient la lâcheté et l’opprobre, nous, nous les châtiions. En représailles, comme à leur habitude, les socialistes s’attaquèrent à une personne qui n’avait rien à voir avec tout cela. En uniforme, notre NKVD local arrêta José Calvo Sotelo avec un faux mandat puis l’exécuta sans autre forme de procès. En une soirée, les carlistes se retrouvaient dépourvus de chef. Sans sourciller, la racaille marxiste venait d’abattre un des principaux acteurs de ce régime qu’ils prétendaient défendre.

Comment nos glorieux dirigeants, aussi accrocs au mots justice que l’alcoolique à son vin, réagirent ? Question absurde. Dans réagir, il y a agir. Enfin, sur ce coup-là, même condamner, même parler eut représenté un effort trop important. Lorsqu’on ne partageait pas leurs idées, on avait le droit de mourir, et sans faire de vagues. Le ton était donné et la vérité éclata même aux yeux des plus aveugles. Cette clique protégeait les groupuscules révolutionnaires en lui laissant le soin de purger la société de tous ceux qui ne vénéraient ni la faucille, ni le marteau. Il n’existait rien de plus répugnant que de les entendre jouer les oies blanches alors que leurs plumes étaient rouges comme le drapeau russe, rouges du sang de leurs détracteurs.

Après tout ça, comment s’étonner de la suite ? Comment ne pas s’en attrister aussi ? Les innocents d’en bas payèrent par millier les crimes des corrompus du dessus. Comme souvent. Comme toujours. La guerre ne pouvait que se déclencher. Nul ne devrait blâmer, pour leur soulèvement, les généraux qui décidèrent de mettre fin à ces meurtres du quotidien, à ces infamies continues, à ce constant abaissement de l’Espagne. Les coupables ne se trouvent pas parmi eux mais parmi la clique de traîtres, d’incapables et de lâches qui administra le pays les cinq années qui précédèrent la déflagration. CEDA et Frente Popular dans le même sac. Des pyromanes qui s’étonnèrent qu’après avoir amassé tant de poudre et répandu tant d’essence, le pays s’enflamme. La justice ne s’abattra jamais sur aucun d’eux. Pas sur terre en tout cas.

Je me souviendrai toujours de cette première étincelle, ce fameux 17 juillet 1936. À la radio nous provenait des informations contradictoires. Une partie de l’armée se serait soulevée au Maroc mais la situation resterait sous contrôle. Cela me rassura. Lorsque ce gouvernement annonçait quelque chose, il fallait croire l’inverse. Sans délai, je ralliai Cordoue, malgré les suppliques de ma mère et, plus extraordinaire, l’inquiétude de mon père. Cette Histoire que j’avais tant rêvée se mettait en branle tel un carrosse fou et elle s’arrêterait probablement à Cordoue avant Espiel. Je ne me souviens pas avoir jamais pédalé si vite. Je suais malgré la fraicheur de l’hiver et les arbres défilaient si vite que je me serais cru en bus. Tout autour de mois se floutait, des maisons distordues que j’entrapercevais jusqu’au son des grillons, altéré par le vent, qui sifflait à mes oreilles. Seuls comptaient la route et la cité qui se détachait petit à petit de l’horizon.

Lorsque j’arrivai enfin à notre local, je découvris tous mes camarades collés contre le poste. Ils épiaient la moindre information et formulaient des théories invraisemblables. Alfredo et sa grosse moustache jurait qu’il ne s’agissait que de vent et que tout ça retomberait bien vite. Ricardo, taquin comme à son habitude, lui fit alors remarquer qu’il se tenait ici avec nous et, qu’au contraire, était enfin venu le temps de l’état syndical. Plus morose, Marco déblatérait sur une fausse nouvelle visant à justifier une prochaine révolution communiste. De mon côté, je me taisais. Je ne savais pas quoi espérer ou quoi redouter. Au fond, souhaitais-je un énième pronunciamiento pour mon pays ? Un seul d’entre eux avait-il jamais réellement amélioré la situation ? Cependant, tout ne valait-il pas mieux que la mafia qui nous oppressait ? Dans quel état me trouvais-je à cet instant ? Excité ? Apeuré ? Dubitatif ? Enhardi ? Je ne parviens pas à trancher avec certitude. Sans doute un peu tout ça à la fois. Pas indifférent en tout cas.

La journée du 18 dissipa mes doutes et remplaça ma probable appréhension par d’autres sentiments, dont je me souviens cette fois très bien. Des coups de feu se chargèrent de nous réveiller. C’était la première fois que j’en entendais pour de vrai. On ne se figure pas le boucan que ça produit avant ça. Des explosions à vous faire vriller les tympans. Un barouf du diable. Et encore, il ne s’agissait là que de fusils. Mais à qui appartenaient-ils ? Qui tiraient ? Des rouges venus nous tuer ou des blancs révoltés ?

Esteban et Sergio se jetèrent un bref regard, acquiescèrent en silence et coururent vers l’escalier, bien décidé à ne pas patienter plus longtemps. Ils affichaient l’expression de ceux qui ont longtemps attendu et qui peuvent enfin en découdre. Qu’importe qui tirait, désormais, les bagarres de rue était terminées et la véritable guerre pouvait commencer. Ils s’en réjouissaient plus que n’importe qui parmi nous. En fait, eux seuls s’en réjouissaient. La phalange n’était qu’un prétexte à la violence et, enfin, celle-ci allait se déchainer comme jamais auparavant.

Une idée me traversa soudain l’esprit. Oui, ça relevait de l’évidence. En réalité, tous les partis, toutes les idéologies un tant soit peu radicales possèdent leurs Esteban et leur Sergio. Dans tout le pays, des gens comme eux se précipitaient hors de leur sous-sol pour assouvir leurs pulsions sanguinaires, en se parant d’une idéologie, d’un but qui justifierait les atrocités qu’ils s’apprêtaient à commettre. Je le compris en les voyant gravir les marches quatre à quatre le sourire aux lèvres : Ils vivaient un rêve éveillé. D’un côté, ils me répugnaient, de l’autre, pour m’être souvent battu au coude à coude avec eux, je préférais les savoir à côté de moi qu’en face. Et puis, ils restaient des camarades, des frères. Je devais les accepter, eux et leur tempérament guerrier.

Surtout à l’heure où tous les beaux idéaux s’apprêtaient à mourir sous la mitraille. Ne survivrait que la sauvagerie. La barbarie s’élèverait là où la civilisation s’effondrerait. La cruauté deviendrait vertu et la pitié vice. Dans ce chaos qui menaçait de tout engloutir, eux seuls, foncièrement inadaptés à la paix, s’épanouiraient et se transcenderaient. L’ère des Azaña, des Lerous et même des Primo de Riveira s’achevait, naissait celle des Esteban et des Sergio.

Sans réfléchir davantage, nous nous élançâmes à leur poursuite. La soif de savoir ce qu’il se passait nous tiraillait plus encore que la crainte. Et puis, tout le monde connaissait le lieu où nous nous trouvions. Si la révolution communiste était en marche, les attendre ici revenait au suicide. Je retins mon souffle. Confiant à l’extérieur, je me liquéfiais à l’intérieur. S’imaginer braver les balles n’a que peu à voir avec la perspective d’en recevoir pour de vrai. Dans la paix, tout le monde se la joue bravache et intrépide mais que la poudre détonne une seule fois à vos oreilles et la crainte vous envahit. La question n'est pas de savoir si la peur vous envahira, elle essayera et vous ressentirez ses assauts, la question est de savoir si vous soutiendrez son siège sans vous effondrer, si vous la laisserez tambouriner à votre cœur, enfoncer votre estomac sans vous écrouler. Il vous faudra pour cela mobiliser toutes les ressources de votre cerveau et de votre courage, ultimes défenseurs de votre citadelle intérieure. Inutile de le cacher, mes murailles faillirent céder. Si elles tinrent bon, c’est à Alfredo que je le dois.

Au sommet de l’escalier, mes jambes tremblaient. Devant moi, notre chef de section ne se dégonflait pas. Mais il se taisait. Sans doute craignait-il que ses premiers mots ne laissent échapper des tremblements incontrôlés, des trémolos symptômes de terreur. Au moment de passer la tête au dehors il mit la main sur ma poitrine. Je l’avais presque oublié, mais je n’avais que seize ans. D’instinct, il cherchait à me protéger. Cette infantilisation me révulsa. Je portais le même uniforme que lui, j’avais castagné à ses côtés et il ne me considérait toujours pas comme son égale ! La colère et l’orgueil remplacèrent la frayeur. Par fierté, j’écartai son bras et le dépassai. Je ne passais pas qu’un œil timide dans la rue, mais le corps en entier. Je ne frissonnais plus, la rage et l’ardent désir de faire mes preuves avaient tout balayé. Je refusais qu’on ressente de la pitié à mon égard. À seize ans, on se croit adulte et on tient à être traité comme tel.

Ce souhait stupide aurait pu me couter la vie. Il me l’aurait sans doute coûtée si ceux qui patrouillaient l’arme au poing avaient appartenu à l’autre bord. Des militaires ! Le soulagement qui s’en suivit me vida de toute mon énergie. Ou plutôt, il révéla que je l’avais employée toute entière à me montrer téméraire au-delà du raisonnable. Mon instinct se remettait tout juste de ce caprice de mon amour propre quand un soldat m’alpagua :

— Hé, là-bas, qu’est-ce vous fichez ?

— Ça va, laisse, vous êtes phalangistes, c’est ça ? l’interrompit son sergent.

Aucun de nous ne répondit. Il nous jaugea puis, d’un air dédaigneux et empreint de suspicion il nous lança.

— Rentrez chez vous, et pas de bêtises !

À cet instant, je vis passer, au fond de la rue, une colonne de prisonniers bras sur la tête dont la moitié avait le visage tuméfié. La moitié avaient des tenues d’ouvriers, l’autre de notables. Les cibles étaient désignées : les syndicalistes et la bourgeoisie républicaine. Les marxistes d’en bas et d’en haut.

Je me demandai ce qui allait leur arriver. Non, en fait, je le savais. Je faisais mine de m’interroger, je me leurrais moi-même. Il m’était difficile d’accepter le fait que ceux qui ne me fusilleraient pas en fusilleraient d’autres en échange. Je ne les aimais pas mais pas au point de vouloir les exécuter. Je me berçais encore de la douce illusion qu’il était possible de sauver l’Espagne et les espagnols.

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