Chapitre X

7 minutes de lecture

Dans le trou à côté de moi, Alfredo braillait à s’en casser la voix, de l’autre Sergio et Esteban tiraient lentement et s’appliquaient comme à l’exercice. Plus à gauche, Ricardo tremblait, incapable de quoi que ce soit. Marco le secouait tandis que le caporal le giflait en le traitant de tous les noms. Il finit par se saisir de son arme et à l’utiliser à sa place lorsque la sienne fut vide. Au milieu de tout ça, je restais imperturbable. Je suivais les ordres du chef. Ma pensée avait déserté mon esprit et sa voix l’avait remplacée.

« Attention, à droite ! », « Ralentissez le feu ! » « À gauche ! À gauche ! »

Sous mes yeux, des cadavres et des mourants par dizaines. Chaque parcelle de terre était tachée du sang des blessés. Et pourtant, je ne les voyais pas. Ils parsemaient mon champ de vision mais ils ne représentaient rien, rien d’autre que des silhouettes allongées vaguement mouvantes, vaguement bruyantes. Je rechargeai mon fusil, sans même y songer, comme un réflexe, infiniment mieux qu’à l’entrainement. Puis je vidai mon chargeur. Lentement, au rythme auquel me l’ordonnait mon sergent. Un coup vers un groupe qui se cachait derrière un rocher, un autre sur un brave qui cherchait à ramener un camarade touché. Ils ne se gênaient pas pour achever hommes à terre, il n’y avait pas de raison que j’hésite. Enfin, je le suppose. De ma vie, je n’ai jamais vu un soldat hésiter à tirer sur un brancardier ou un estropié. Pourquoi cette bataille aurait-elle fait exception ? Je ne me rappelle pas de ça précisément mais ma certitude quant aux vicissitudes de la guerre et la cruauté de l’homme vaut plus que d’éventuels souvenirs. En tout cas, je continuai d’arroser. Soudain, je me retrouvai à sec.

« Plus de munition », murmurai-je. Ou peut-être que je le criai. Oui, sans doute, puisqu’on m’entendit.

« Moi aussi ! », « Pareil ! » « Il m’en reste encore deux… plus qu’une ! »

Que des sons qui ne comptaient pas. Mon cerveau entendait les syllabes mais ne prenait pas la peine de leur donner un sens. Un seul timbre le méritait.

« On se replie ! »

Je m’exécutai. Mes jambes agirent avant que mon esprit n’enregistre. Je me revois me mouvoir malgré moi, comme si je n’étais qu’une caméra attachée au visage d’un autre.

« N’oublie pas ton barda, andouille ! »

Je courus vers mon trou, ramassai mon sac puis repartis. À cet instant, j’entendis un projectile siffler à mes oreilles. Je ne le réalisai que bien plus tard, mais j’avais failli mourir. À combien de centimètres ma vie s’était-elle jouée alors ? Trente ? Vingt ? Un ? Jamais je ne saurai. Ce n’est qu’en retraitant à travers les valons sur de sinueux chemin que la journée que je venais de vivre s’encra réellement dans les pages de ma mémoire. Tous les sentiments que j’avais noyés ressurgirent et je me pris à trembler, de peur, d’excitation et de rage. Tout ça à la fois.

Sergio et Esteban riaient nerveusement, Ricardo contemplait le sol, honteux tandis que Marco portait son paquetage. Alfredo, exténué, lui, haletait juste à côté de moi. Il me regarda, me tapota l’épaule sans piper mot puis s’éloigna. Le sortir d’une bataille, pour lui comme pour moi, devait se jouer dans l’intimité.

On entendait encore quelques explosions sur nos arrières. Nous ne réagissions plus. Elles étaient devenues aussi naturelles que le chant des grillons. Soudain, au-dessus de nos têtes, une douzaine de bombardiers surgit de derrière un nuage. Un instant de frayeur nous saisit avant que nous ne réalisions qu’il s’agissait d’amis. Esteban exulta.

« Allez les gars ! Abattez tous ces chiens ! » éructa-t-il en agitant son calot.

De l’autre côté de notre petite colline, on entendit des détonations d’un genre nouveau. Une note de plus dans cette symphonie martiale. Quand ils repassèrent, nous saluâmes les pilotes qui, en retour, agitèrent leurs ailes. Je souris pour la première fois depuis le début de la journée. Une joie intense m’envahit. Je ne sais pas pourquoi. Nous retraitions, nous étions poursuivis mais ce geste des plus anodins banda mon moral comme un plâtre l’eut fait avec une fracture. Peut-être était-ce simplement parce que je voyais des avions pour la première fois. Ou peut-être que j’éprouvai cette fraternité d’arme si forte qui unit les combattants d’un même camp.

Regonflés à bloc, nous effectuâmes notre retraite en bon ordre jusqu’aux positions suivantes. Les marocains nous avaient rejoints et je pouvais déceler en eux la même motivation que celle qui m’habitait : Jamais nous ne laisserions Cordoue aux mains de l’ennemi. Je protégerai, au péril de ma vie, cette ville que j’avais appris à connaître et à aimer.

Le lendemain, les assauts adverses reprirent, plus faibles que la veille. Ils ne passèrent pas. Nous avions reçu des munitions et nous savions pourquoi nous nous battions. Lorsque je doutais, je regardais derrière moi les clochers qui s’élevaient de la cité et je trouvais en eux la force de continuer. Le vingt-deux août, l’ennemi décampait pour ne jamais revenir, la bataille était gagnée.

Cependant, si j’avais entrevu en lui une bravoure que je ne lui soupçonnais pas, je découvris également une barbarie que je n’aurais jamais imaginée. Déçue de ne pas avoir pris Cordoue, la république décida de la raser. Les bombardiers rouges commencèrent à nous survoler, ignorant les soldats pour s’en prendre aux civils. Ils larguèrent sans merci ni pitié leur mortelle cargaison sur les innocents de l’arrière. Ces athées qui ne croyaient pas à l’enfer ne reculèrent devant rien pour en créer un à la surface. Plus facile à reproduire que le jardin d’Eden qu’ils avaient juré d’offrir au monde. S’il restait des fidèles du gouvernement dans Cordoue, plus aucun ne subsistait à la fin du mois. Les soi-disant amis du peuple le matraquèrent sans relâche, des jours, des semaines, des mois durant, sans doute pour son bien.

On nous reproche Guernica mais pourquoi oublie-t-on sans cesse à qui l’on doit l’inauguration de cet ignoble procédé ? Ils commencèrent, nous répondîmes. Les leurs s’éternisèrent des années durant, les nôtres jamais plus de quelques jours. À Cordoue, il pleuvait davantage d’obus que de gouttes d’eau. Mais j’imagine que Picasso n’avait pas la force de peindre deux tableaux par semaine.

En cette fin d’été, malgré le dégout que m’inspiraient les viles attaques des amis du genre humain, quelques lueurs d’espoirs et raisons de me réjouir surgirent dans ma vie. La région avait été libérée et je pus enfin retrouver ma famille. Par manque de temps, les milices avaient peu fusillé et tout le monde était parvenu à passer entre les mailles du filet, notamment grâce à la complicité de quelques paysans qui les défendirent lorsque les maraudeurs anarchistes arpentaient la région. En dépit des tensions croissantes, ils n’avaient pas abandonné les miens dans les heures les plus sombres. Jamais je n’oublierai ce geste de Pablo, Pedro et tous les autres ouvriers qui travaillaient pour nous. Je pense qu’ils ne l’ont jamais regretté. Mon père a tout mis en œuvre pour cela et moi après lui.

Mais, pour l’instant, je me réjouissais simplement de nos retrouvailles. J’embrassai follement ma sœur et serrai mes frères dans les bras à leur rompre les os. Mon soulagement m’arracha des larmes. Et puis, je retrouvai mon père et ma mère. J’avais beau m’être inquiété pour eux, la crainte de perdre ses parents n’égalera jamais celle de perdre un fils. Tous ensemble, nous allâmes rendre grâce et remercier le Seigneur et jamais notre famille ne pria avec autant de ferveur. La moitié de nos économies finit dans la quête, au grand dam du paternel qui n’osa cependant pas contrarier son épouse, et même Carlos paraissait croire aux paroles qu’il prononçait les mains jointes. Pour que celui-là se recueille aussi sincèrement, il fallait qu’il se soit inquiété. Sa piété nouvelle, et éphémère, me toucha plus que chez tous les autres. À cet instant, je compris véritablement la parabole du fils prodigue.

Hélas, je ne pus pas profiter davantage de tous mes aimés ; la guerre, elle n’attendait pas. On m’avait expressément convoqué. Cela m’effraya. Pour qu’un colonel se donne la peine de m’écrire en personne, il fallait une bonne raison. Je n’avais aucune idée de ce qu’on pouvait me reprocher mais je rentrai à Cordoue la boule au ventre, trainant des pédales sur ma petite bicyclette. Ceux qui me croisèrent se dirent sans doute que je me rendais à un peloton d’exécution, et pas pour tenir le fusil. Je me ressassais mes derniers jours à la caserne. J’avais demandé toutes les autorisations nécessaires pour ma permission, j’avais rangé ma chambre, bien entretenu mes armes, je n’avais commis aucun impair. Et pourtant, je me retrouvais convoqué. La gueulante d’un officier n’a rien à voir avec celle d’un instituteur. Leurs châtiments non plus. Je me voyais déjà séjourner au trou ou passé à tabac par mon sergent.

Plus je me rapprochais, plus mes pas devenais lourd. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé pareil inconfort en me rendant à ma première bataille. En fait, il n’y a peut-être que le jour de mon mariage où je sentis une pression semblable m’écraser. Je décidai d’accélérer la cadence. Plus vite la peine surviendrait, plus vite elle s’achèverait. Je me présentai, couvert de sueur, droit comme un piquet et aussi détendu qu’une souris devant un chat. Je m’attendais à ce qu’on me laisse poirauter, histoire d’allonger quelque peu le calvaire mais, très rapidement, un aide de camp vint me chercher. Il demanda simplement à confirmer mon identité puis me conduisit jusqu’à un austère petit bureau, au fond du bâtiment. Celui dans lequel nul ne veut se rendre car on y entre toujours pour de mauvaises raisons et on en ressort avec de bien lourdes punitions. Mon geôlier toqua et une voix grave et saccadée m’ordonna d’entrer. Je m’exécutai.

Je pénétrai dans l’antre redoutée quand, soudain, deux bras m’enserrèrent le coup. Je failli tressaillir lorsque je réalisai que je connaissais ces mains et la voix qui les accompagnait.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Antoine Zwicky ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0