Chapitre XVII

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Les mines s’assombrirent aussitôt. Je craignis le pire. On m’invita à m’asseoir, à venir manger un peu. Pourtant, ce n’était pas du deuil que je décelai dans les expressions. Non, il s’agissait lus de tristesse mêlée à de la honte. Pourtant, au fond de chaque pupille, subsistait de l’espoir. Je ne m’affaissai donc pas et m’apprêtai à entendre la nouvelle, quelle qu’elle fut. Je demeurai droit et impassible, comme les tranchées me l’avaient appris.

On s’assit autour de la table, les petits aussi sérieux que les grands. Les larmes de ma mère n’en finissaient pas de couler. Le filet d’eau paraissait cependant moins harmonieux, plus épis et plus erratique. Le ruisseau s’était mué en torrent, le lent écoulement en véritable cascade. La source de la joie s’était tarie, venait désormais celle de la tristesse. Mon père prononça les paroles que ce visage en peine s’avérait incapable de prononcer :

« Ton frère… Carlos… Il… Il a été arrêté. Peu après ton départ… Pour activité anarchiste… Il… Un matin, ils l’ont attrapé en train de distribuer des tracts… Ils le retiennent toujours. On ne nous autorise pas à venir le voir. On nous garantit seulement qu’il est en vie… »

Je restai pétrifié de stupeur. Non pas tant de surprise, mais de mon absence de surprise justement. Désormais cela m’apparaissait comme une évidence. Cet idiot trop malin pour ce monde n’avait pas pu la jouer profil bas. Il avait des idées plein la tête, il fallait qu’elles sortent. Pourquoi, pourquoi avaient-il infligé ça à papa et maman ? Pourquoi m’avait-il infligé ça à moi ? Comment pouvais-je dormir sereinement avec un frère derrière les barreaux ?

Il n’avait qu’à se taire pour vivre heureux ! Sur le moment, je lui en ai voulu. Non pas tant de penser ce qu’il pensait, je le savais et cela ne m’avais jamais empêché de l’aimer. En revanche, se sacrifier ainsi relevait du plus pur égoïsme. Il sauvait son sommeil au mépris des nôtres. Le monde n’allait pas changer, le pays n’allait pas changer, même notre village n’allait pas changer mais, pourtant, il avait choisi d’agit contre lui-même au profit de personne. Si cela avait eu ne serait-ce qu’une once d’utilité, si cela avait servi ne serait-ce qu’un instant sa cause, je lui aurais pardonné sur le champ. Mais non, il s’était condamné pour rien, et sans même l’espoir d’accéder à un paradis auquel il ne croyait pas.

J’exigeai aussitôt qu’on m’informe de son lieu de détention. La caserne la plus proche, évidemment. Je m’y précipitai sans réfléchir. Mon engagement, mes états de service et mes décorations parleraient pour moi. Auprès de militaires, tout cela valait mieux que n’importe quelle diatribe d’avocat.

Je courus donc, oubliant même de prendre le vélo, jusqu’au lieu d’emprisonnement. À bout de souffle mais plus déterminé que jamais, j’arrivais devant la vieille bâtisse en pierre blanche. Une beauté, forcé de le reconnaître, mais à ce moment, elle ne me paraissait guère plus attrayante qu’une prison. En uniforme, la chemise bleue des phalangistes et le calot vissé sur la tête, je bombai le torse. Il fallait bien mettre en valeur les quelques médailles accrochées qu’on m’avait décerné, celles grâces auxquelles j’espérais rendre ma famille fière. Je me présentais donc ainsi devant la porte, hurlant qu’on m’ouvre.

Un soldat à l’apparence négligé apparut aussitôt. Je le dérangeais manifestement pendant sa pause. En même temps, en plein milieu de la campagne, une quelconque activité occupait-elle jamais ses jours ? Il s’agissait simplement d’un fonctionnaire en uniforme, les mêmes qu’on retrouve dans les postes ou les mairies à ceci près que celui-ci détenait un fusil. Je le cernai d’un seul coup d’œil : un planqué. Celui-ci ne s’était jamais battu. Nul doute que trois années durant, il lisait les nouvelles de la guerre comme celle des résultats sportifs. Il se réjouissait sans doute de la victoire ; grâce à elle, le championnat pouvait enfin reprendre.

J’aurai aimé l’attraper par le col. Combien, de fois l’ai-je prétendu en racontant cette histoire ? En réalité, je me contentai de crier et de le rabrouer. Le pauvre nigaud ne comprenait pas. Il gardait une prison sur laquelle aucune menace ne pesait. On avait placé un homme qui ne servait à rien sur un poste qui ne servait à rien. Évidemment, il ne sut pas comment réagir. Il se contenta de bégayer de surprise, singea la colère, bredouilla je ne sais quoi, puis me laissa entrer, davantage pour se débarrasser de moi que par compassion ou reconnaissance.

Ne sachant plus vers où me diriger, je perdis de mon assurance. Cette vieille caserne ressemblait à celle de Cordoue, en plus petite, mais sa vieille architecture médiévale, son ordonnément légèrement différent et l’ambiance austère qui y régnait me décontenançaient. La pierre blanche était encrassée, un écho de toussotement me parvenait et quelques relents de puanteurs agressaient mes narines. Je devinais l’état des cellules et de ceux qui y croupissaient. J’entrepris d’aller voir ce que je humais. Chacun de mes pas raisonnait comme dans une église. Pourtant, je n’entendis pas surgir l’officier.

« Soldat, qu’est-ce que c’est que ce raffut ? »

Son embuscade avait réussi. J’étais perdu, assommé par sa lourde voix et plus incapable de riposter.

« Pas un galon et vous vous permettez d’entrer ici sans autorisation ? Pour qui vous prenez-vous ? »

Un vieux colonel sorti de la retraite avec toutes ses médailles, dont certaines du siècle dernier, me rouspétait. Il me toisait de haut, me méprisait ouvertement et, de par sa simple mine rougie, me fit bien comprendre que je regretterai d’avoir à lui faire prononcer une quatrième phrase. Je m’excusai piteusement, si tant est que je parvins à prononcer deux mots, puis m’éclipsai. J’avais oublié jusqu’au but de ma quête. Lorsqu’elle me revint, après quelques minutes à l’air frais, j’hésitai à y retourner, mais la déconvenue avait été trop grande et l’ascendant sur ce geôlier à jamais perdu. Je m’étais ôté toute possibilité de passer ce cerbère. Je me résignai à ne pas libérer mon frère par mes propres moyens mais ne perdis pas tout espoir : Fernando saurait jouer du galon ! Sans attendre, je rentrai à la maison, tut l’incident à ma famille et écrivit à mon ainé. Je culpabilisai d’abandonner, au moins temporairement, Carlos mais je me persuadai de ne rien pouvoir faire de plus. Et puis, il n’aurait pas à attendre très longtemps, Fernando ne tarderait pas. De toute façon, le lendemain, j’allais enfin revoir Maria et je refusais que nos retrouvailles s’effectuent par barreaux interposés.

Je m’éveillai en sursaut, par peur que le sommeil ne me cause du retard. Un soulagement m’envahit lorsque j’aperçus, à travers les rideaux, les ténèbres de la nuit. Je décidai de devancer le soleil. Je ne supportai plus d’attendre allongé et préférai encore tourner en rond devant la gare que de ronger mon frein sous la couette, comme un enfant une veille de fête.

Mes déambulations ne créèrent aucun souvenir en moi. Je me revois simplement marcher, impatient, rêvant avec encore plus d’intensité que durant la courte nuit que je venais de passer. Je me questionnai aussi, mais sur des futilités : allais-je fanfaronner ? Devrais-je l’attraper dès le premier pied hors du train ou attendre qu’elle coure vers moi ? Mes médailles en jetaient-elles suffisamment ou trop ? Cela rejoignait un peu ma première interrogation. Avant que je ne tranche, le soleil s’était levé et j’entendais le soufflement de la locomotive, accompagné du bruit métallique si caractéristique des machines de ce temps.

Malgré tout, les battements de mon cœur étouffèrent bien vite les vrombissements de la ferraille. Les wagons ralentissaient, mon rythme cardiaque accélérait. Les premiers passagers descendirent, peu nombreux, ignorant tout de l’ardeur qui imprégnait le jeune soldat sur leur chemin. Puis, telle une messagère, Paula me courut dessus. Je l’avais presque oubliée. Sa présence ne me réjouit que parce qu’elle annonçait la venue de la belle. Cette perspective m’imprégna d’une humeur joyeuse. Je lui accordai le meilleur accueil possible et, par politesse, retardai autant que possible, c’est-à-dire pas plus de quelques secondes, le moment de lui demander où se trouvait son amie.

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