Petit à petit, l'oiseau fait son nid.

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"On boit le thé pour oublier le bruit du monde", Lu Yu

I want a rim shot, hey, digi, digi

The rim shot, hey, come on

A rim shot, hey, digi, digi

The rim shot, hey, come on

Give it to me, give it to me (boom-klat-boom-klat)

La voix gracieuse et enjouée d’Erykah Badu résonnait dans le salon à moitié vide. La trompe du phonographe, plaquée d’un or patiné par le temps, dispersait les notes profondes de la contrebasse. Les longues locs de Léto réunies par un foulard orange rebondissaient en même temps que les contre-temps du morceau. Soudain, la soul ensorcelante s’emballa et la voix douce et calme de la chanteuse s’enraya. Le phonographe cracha, puis, plus rien.

- Fais chier.

Léto déposa les livres qu’elle venait de sortir d’un carton, se releva et marcha furibonde vers l’objet qui semblait avoir vécu ses dernières heures. Ses bracelets et ses chaînes de corps tintèrent joyeusement. Elle retira le bras du vinyle qui pendouillait à moitié, ce qui trahissait une longue vie dans un bazar du centre-ville.

- Fais chier, fais chier, fais chier !

Il était mort, kaput. Plus de phonographe, plus de musique, plus de drogue. Plus de stimulant lui permettant de supporter les longues heures de déballage de cartons qui l’attendaiet jusque tard dans la nuit. Son cabinet ouvrait dans deux jours, et elle n’avait même pas déballé les deux tiers de tout son bazar. Cela faisait maintenant une semaine qu’elle tentait de structurer et d’organiser sa caravane "de bibelots idiots, inutiles et inintéressants”, pour citer sa mère, ce qu’elle n’avait d’ailleurs pas manqué de répéter quand sa fille avait tenté sans succès de tout fourrer dans une piteuse camionnette. La jeune femme zig-zaga entre deux piles de livres dans le sens contraire - sans manquer auparavant de cogner son petit orteil sur le pied d’un tabouret d’une origine tout aussi douteuse - pour arriver enfin à une autre pile de cartons. La pile. Elle incarnait l’Enfer, dont chaque cartons était un cercle. Le cercle des dossiers administratifs qu’elle devait trier puisqu’elle était partie en panique de chez ses parents et qu'elle n’avait pas eu le temps de le faire avant le déménagement. Ensuite le cercle des cosmétiques et de ses innombrables boîtes à thé (qu’elle avait rangées ensemble à défaut de n'avoir plus de cartons ). Cette tour lui faisait face, immense et infranchissable, semblant la défier et la narguer. Épuisée le soir de l’emménagement, elle avait empilé maladroitement les cartons les uns sur les autres dans un coin du salon, près de la baie vitrée. La tour de pise menaçait de s’écrouler à chaque fois qu’elle ouvrait une fenêtre, ce qui d’ailleurs lui provoquait des terreurs plusieurs fois par jour.

- On respire, Léty, qu’est-ce que disait tonton Marley déjà ? De ne pas s’inquiéter. Aller, tu souffles, inspiration - expiration. Inspiration - expiration.

A défaut de pouvoir apprécier les conseils du grand sage Bob Marley dans les règles de l’art, Léto saisit son portable et lança la chanson. Elle se retourna ensuite vers la tour de pise et la défia de ses yeux ambrés :

- Ecoute ma belle, je ne suis pas impressionnée le moins du monde. Je vais te démonter pièce par pièce, et je m'ouvrirai une belle bouteille quand j’en aurai terminé avec toi.

Bob Marley chanta les premières paroles, comme pour approuver les dires de sa protégée : Dont worry, ‘bout a thing. Every little thing, ‘s gonna’ be alright.

Il lui restait seulement deux jours et tellement de choses à faire. Elle avait d’abord commencé par les vêtements, parce que cette première tâche lui avait semblé la moins périlleuse. Belle erreur. Léto s’était vite rendu compte en jetant la ribambelle de tissus colorés sur le parquet de sa chambre que cela allait lui coûter la journée et la nuit entière. Trier les jupes, les chemises, puis les débardeurs et les crop-top par couleurs. Les bijoux ensuite : les perles de tailles et les chaînes de chevilles, les bagues, les bracelets, les piercings… Trois jours s'étaient consumés dans la seule organisation de sa chambre, trois jours durant lesquels son cruel manque d’organisation et d’esprit logistique éclata au grand jour. Elle n’avait récupéré de chez ses parents qu'une unique commode et le phonographe qui avait rendu l’âme, alors l’aménagement avait été rapide. C’est la collection de plantes vertes qui lui avait ensuite accaparée toute son attention. L'éténdue de son immense collection était à la taille de sa passion pour tout ce qui est vivant et coloré. Léto était une jardinière chevronnée depuis sa plus tendre enfance, et en possédait environ une soixantaine : monsteras, alocasias, phlebodium, maranta… Le séjour s’était peu à peu transformé en une véritable jungle couvrant les meubles et les étagères. Le blanc des murs était à présent remplacé par du vert, et la terre embaumait l’appartement de sa bonne odeur.

Il était 23h. Léto fixa avec triomphe le dernier carton vide à ses pieds, avant d’y mettre un violent coup de pied et de tomber à genoux en poussant un cris de victoire :

- YES ! On l’a fait !

Elle esquissa des pas de samba jusqu’aux placards de la cuisine, et se retrouva nez à nez avec une misérable boîte de nouilles instantanées. Un long soupir s'échappa de ses lèvres : un tel repas est un blasphème qu'elle ne pouvait se résoudre à comettre, elle qui ne vivait que pour la bonne cuisine. Léto s'apprêtait à verser l’eau bouillante sur les nouilles déshydratées quand son portable lui signifiait qu’il réclamait sa présence. Elle y jeta un coup d'œil : “Maman”. Quel plaisir.

- Bonsoir Maman.

- Ma fille, répondit simplement sa mère au bout de la ligne. Je t'appelle pour prendre des nouvelles de ton emménagement. Est-ce que tu avances ?

- Je viens de terminer avec les livres. Je les ai tous rangés dans la bibliothèque, elle est immense ! Je vais devoir en acheter une autre pour ma chambre, il reste pas mal de livres orphelins.

- Tu les a classés j’espère ?

- Oui, par couleurs.

- Léto…

La jeune femme étouffa un rire. La classification des livres par genres littéraires et par ordre alphabétique relevait pour Catherine Samba-Brown d’une religion. Une doctorante en langue et civilisation gréco-romaine et professeur agrégée de l’école normale supérieure de la rue d’ULM ne saurait tolérer le moindre désordre dans une bibliothèque. La responsable du rayon jeunesse de la bibliothèque municipale en avait d'ailleurs fais les frais.

“Roald Dahl, Roald Dahl avec un D majuscule jeune fille ! Comment pouvez-vous m’expliquer que je le retrouve classé avec les classiques entre un Rabelais et un Stendhal ?” La petite Léto alors âgée de 8 ans avait supplié sa mère de s’en aller en tirant sur son manteau. La jeune doctorante n’en avait eu que faire. “Non Léto, on n’interrompt pas les adultes dans leur conversation, je te l’ai déjà répété cent fois !” Elle s’était ensuite retournée vers la pauvre bibliothécaire visiblement apeurée : “Vous rendez-vous compte du message que vous transmettez à vos lecteurs ? On ne mélange pas littérature anglaise et littérature française, et surtout pas littérature jeunesse et littérature classique de surcroît ! Puis-je savoir où vous avez étudié mademoiselle ?”. Alerté par les cris de sa mère, le responsable lui avait indiqué non sans peine que le silence était de rigueur dans une bibliothèque, et que l’agression d’une employée était passible de poursuite judiciaire. Mme Samba-Brown s’était finalement résolu à quitter la bibliothèque, non sans le fustiger au passage. C’est de cette manière que la relation tourmentée entre Léto et les livres avait commencé.

_ Les livres ne sont pas vivants. C’est ce que tu me répètes depuis ma plus tendre enfance. Alors je ne pense pas qu’ils tenteront d’objecter, maman.

_ C’est ça, bel effet de rhétorique, l’argument d’autorité… Ma fille, je sais exactement ce que je t’ai enseigné, et ce n’est certainement pas le classement des livres par couleurs.

_ Ma mère, je doute que tu m’ai appelé aussi tard pour me sermonner sur la mauvaise gestion de ma bibliothèque. Ton temps est beaucoup trop précieux pour ça, je me trompe ?

L’usage de l’ironie était central dans leur relation. Sa présence était moins pour masquer une certaine tension que pour déguiser une affection non assumée. Les émotions furieuses et libérées de Léto avaient effrayé sa mère depuis son plus jeune âge. Elle y avait répondu par le rejet et le déni. L’ironie était utilisée par l’une pour masquer sa peur, par l’autre pour masquer sa peine.

- J’ai eu au moins le luxe de mettre au monde une jeune fille perspicace. Je t’appelle pour savoir si tu avais besoin des meubles en attendant que tu te fasses livrer les tiens. Ton cabinet ouvre dans deux jours, et une psychologue sans meubles, ça ne fait pas bonne impression. Tes clients se demanderont où ils ont mis les pieds, déjà que ta méthode est assez… spéciale.

- Tout va bien maman, elle fourra une bouchée de nouilles dans sa bouche. Mes meubles sont censés arriver demain. Si je gère mon temps correctement, j'aurais terminé la décoration à temps.

- Bien, bien, je vois que tu te débrouilles bien alors, je vais arrêter ici mon interrogatoire.

Sa mère se tût un instant, sans doute pour reprendre son souffle avant de prononcer les mots qu’elle destinait à sa fille :

- Ma chérie…, Léto sursauta. Ma chérie, je sais que, enfin…

Incroyable. La doctorante était en incapacité de trouver ses mots. Léto n’aurait jamais pensé que cette femme aurait fait preuve d’une telle faiblesse. Celle qui ne supportait pas leur mauvais usage. Sujet, complément, verbe. Pas le droit à l’erreur, chaque mot à sa place, chaque verbe a sa conjugaison, chaque adjectif à son nom. La parole est l’arme la plus noble mais la plus difficile à manier. Pour Catherine Samba-Brown, un mauvais usage des mots conduisait inéluctablement à la mort. Sa mère était en train de mourir, sous ses yeux.

- Ne t’inquiète pas maman, je sais. Comment va Daddy ?

Léto entendit la respiration de sa mère se ralentir à l’autre bout du combiné. Elle était certainement reconnaissante de son intervention. La mère et la file étaient passées à deux doigts d’une catastrophe.

- Je te le passe.

Soulagée, la jeune femme s’assit sur un pouf orange et rose, brodé de fils d’or s’entremelant pour former des têtes de soleils et des constellations dont elle ne connaissait certainement pas le nom.

- Hey Daughter ! Comment ça va ?

La voix chaleureuse et légèrement rauque de son père envahit le combiné. Léto sourit quand elle reconnut l’accent américain légèrement piquant de son géniteur.

-Daddy ! Je suis crevée, complètement exhausted. J’ai terminé de dégommer la tour de pise.

- Ha ! Je savais que tu allais en venir à bout, tu vas pouvoir passer aux choses les plus intéressantes !

L'enthousiasme constant dont son père pouvait faire preuve illuminait toujours ses instants les moins glorieux. Joshua Brown était animé par la joie de vivre des créoles de la Louisiane dont il était originaire. Des couleurs vibrante semblaient émaner de lui à chaque fois qu’il riait. Chaque mot sortant de sa bouche était empreint d’une douce chaleur.

Au bout d’une demi-heure de conversation téléphonique, son père lui annonça qu’il était temps pour lui d’aller se reposer.

- Prend soin de toi, dear. Ta mère et moi avons hâte de voir comment tu as aménagé ce cabinet. Tu feras une excellente thérapeute. Love you.

- Merci daddy, Love you too.

Et son père raccrocha dans un sourire. Léto jeta ses baguettes dans l’évier avant de s’allonger en étoile de mer sur le vieux tapis orange et jaune. Elle ferma les yeux et se laissa aller. Sa vie allait enfin pouvoir commencer.

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