L'heure du thé

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Quand sa tante l'avait appelé la veille pour l'inviter à un énième "moment de convivialité et de partage en famille", Léto avait catégoriquement refusé. Elle venait à peine de se réveiller de sa longue nuit agitée, trempée de larmes et de sueur. Se maintenir à flot le restant de la journée avait déjà été difficile et avait épuisé une grande partie de ses forces physique et émotionnelle. Elle en avait eu le mal de mer. Toutes les excuses du monde ne semblaient pourtant pas être suffisantes. Tante Esmeralda l'avait finalement eu à l'usure. Personne ne pouvait résister à ses qualités de persuations. Pas même Léto. Elles réunissaient le parfait équilibre entre flatteries, chantage affectif, arguments logiques et menaces déguisées.

" Je t'ai élevé pendant deux ans jeune fille, (lui avait alors rappelé sa tante, sans manquer d'employer un ton à la fois mieilleux et menaçant, aigre-doux). Tu peux bien faire ça pour moi. En plus il y aura tes cousins ! Je sais que tu les adore. Oui, bon, ta mère sera là. Et alors ? Aller, fais le pour moi, s'il-te-plaît..."

Dix minutes avaient été suffisante pour convaincre Léto de participer à cette mascarade groupée.

Elle était à présent assise sur une chaine orange en plastique, un verre de jus de fruit à la main. Un joyeux brouhaha couvrait les notes d'un morceau de jazz qui s'élevait du phonographe flambant neuf de sa tante. Léto se mordit la lèvre de jalousie. Il fallait aboslument qu'elle s'en procure un nouveau, et vite. Balayant l'immense séjour du regard, elle fut une nouvelle fois étonnée du goût sûr de sa deuxième Mère. Les longs mûrs étaient peints dans un beige chaud, et couverts d'oeuvres d'artistes africains. Des plantes exotiques avaient été disposées dans chaque coin de la pièce, elles semblaient danser sous les rayons du Soleil. Son regard dévia vers la droite, et elle aperçu le long canapé d'angle en velour bleu occupant deux pans de murs entier. Léto souria à sa vue. Il portait de nombreux souvenirs d'elle et Tante Esmeralda lisant comfortablement des livres pour enfants. Elle jeta un coup d'oeil à ses petits cousins. Ils chahutaient dans l’immense séjour. Les petits monstres aux cheveux frisés se donnaient des claques et des coups de pieds, persuadés d’être les réincarnations réelles de Batman et Superman. Trop de films. Trop d’imagination. Trop de sucreries. Elle leva les yeux aux ciel en signe d’ ennui suprême, adressant par la même occasion une prière de délivrance au Tout-puissant.

Les adultes - dont ses deux géniteurs - discutaient à l’autre bout de la pièce de politique et de choses abstraites. Tante Esmeralda et son cher et tendre avaient eu la compréhension de la placer à la table des enfants : elle était le meilleur abri anti-missile qu’elle avait trouvé. Ces réunions de famille se terminaient à chaque fois de manière apocalyptique. Il était hors de question qu'elle mette sa santé mentale une nouvelle fois à l'épreuve. Les enfants peuvent être cruels et méchants, certes. Un peu difficiles à gérer parfois. Mais les enfants sont purs. Leur sensibilité et leur naïveté sont un grand verre d’eau fraîche dans un désert d’adultes savants, mesquins, et surtout imbus d’eux-mêmes.

Un bruit de talons hauts claquant sur le parquet ciré tira Léto de ses pensées. C’est d’abord le parfum capiteux aux notes d’hibiscus et de rose musquée qui l’alertèrent de l’arrivée imminente de sa tante. Un nuage de froufrou en tulle rose flottait au-dessus du sol. Comme à son habitude, la personalité exubérante et colorée de sa tante favorite transparaissait dans sa tenue. Léto se délecta du merveilleux contraste que formaient le fuchsia de sa robe et la teinte ébène de sa peau. De lourdes boucles brunes et rouges rebondissant joyeusement sur ses épaules nues accompagnaient son étrange démarche. Depuis aussi longtemps qu'elle pouvait s'en souvenir, Léto avait toujours décelé dans sa démarche une sorte de groove jazzy, comme si chaque balancement de ses larges hanches tombait sur un contre-temps. Esmeralda ne marchait pas, elle dansait.

  • Léty chérie !

Sa voix retentit comme l’aurait fait celle d’ une soprano. Les épaisses boucles d’oreilles soleils en or jaune scintillaient, projetant alors des jets de lumière à la manière d’une boule à facettes. Esmeralda Samba, puis Turin, était l’incarnation de la lumière même. Celle-ci semblait jaillir de chacun de ses pores, de ses mots, et de ses gestes. “Un tel Astre n'apparaît qu’une seule fois toutes les dix générations", s’était un jour exclamé Mami Kani.

  • Ma nièce préférée !
  • Je suis ta seule nièce, tata.

Le rire cristallin de sa tante résonna dans la pièce. Il avait quelque chose de magique, comme si une ribambelle de clochettes tintaient en même temps.

  • Le jus de fruit est-il à ton goût ? répondit Esmeralda avec un sourire moqueur. J’espère que le service de la table des enfants est à la hauteur de ton amour pour la haute gastronomie.
  • Simple, monotone, trop sucré… autrement dit, efficace. Mais il me tarde de goûter ton tiep, tata. J’espère que tu as su progresser depuis la dernière fois.

Sa fée grimaça de dégoût au souvenir du riz brûlé formant une croûte brune dans le fond de la casserole, et de l’horrible aspect du poisson pas assez cuit, mais carbonisé.

  • J’ai décidé d’abandonner la cuisine à Noah cette fois-ci, avoua-t-elle avec une moue que sa nièce adorait. Il m’a fallu une décennie pour l’admettre, mais mon mari me surpasse en cuisine… Je ne vous empoisonnerai plus.
  • Maman doit être aux anges !

Esmeralda jeta un coup d'œil vers son aînée assise sur le canapé de velours bleu , un verre de punch à la main. Elle croisait les jambes comme à son habitude, et arborait cette attitude sévère, presque hautaine, dont sa sœur et sa fille se moquaient toujours gentiment.

  • As-tu reconsidéré ta décision ? Daigneras-tu nous rejoindre et quitter la table ronde ?
  • Jamais, j’ai bien dit jamais, je ne quitterai ce paradis béni de Dieu.

Un nouveau rire musical traversa la pièce.

  • Bien, mais tu sais que tu ne pourras pas éviter indéfiniment le grand bassin. Il faudra un jour te jeter à l’eau. Et puis, converser avec ta famille n’est pas si dur que ça, non ?
  • Si tata, ça l’est.

Consciente de sa défaite, Esmeralda leva les bras en signe d'abandon. Il lui incombera une nouvelle fois la lourde tâche de convaincre Catherine. Cela n'était jamais une mince affaire.

  • Tu sais que ce n’est pas bon de fuire le conflit ? lâcha-t-elle en tournant les talons dans un sourire. Sois courageuse, sinon je vais finir par croire que tu es une thérapeute en carton.

Léto se contenta de sourire et de replonger les yeux dans son verre presque vide. Il lui fallait du thé, et vite.

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